Usine Sommer

L'usine Sommer

L’usine de feutre qui employait 500 ouvriers environ, en 1952, appartenait à monsieur Roger Sommer qui a maintenant 75 ans et vit à Paris. Il vient de moins en moins à Mouzon et j'avoue ne l'avoir jamais aperçu hors le jour de l'enterrement de l'un de ses enfants ( voir par ailleurs en cours). L'entreprise est maintenant aux mains de ses deux fils, François et Pierre, qui s'en partagent la responsabilité. Son troisième fils, Raymond, le coureur automobile professionnel, s'est tué deux ans plutôt lors d'une compétition sur un circuit près de Toulouse. Roger Sommer avait hérité cet établissement de son père, Alfred, fondateur de la manufacture de feutre, et l'avait agrandi, puis en fonction des marchés, fait prospéré. Les vieux mouzonnais qui l'ont bien connu disaient qu'Alfred, le teinturier, ramassait des urines contre une piècette afin de les utiliser dans la transformation du feutre.

La réputation de Roger n'était plus à faire, il est en effet le premier ardennais qui ait volé dans notre ciel sur un biplan de sa construction. Cet homme, hors du commun, ingénieur de son état, avait une passion dévorante qu'il assouvissait tout en dirigeant l'usine. L'aviation était encore dans ses essais empiriques. D'étranges objets volants s'efforçaient de se maintenir en l'air ou cabriolaient dans des pâtures. Passionné par ces mécaniques et désirant voler lui-même sur un engin de sa conception, il se lança dans l'aventure en créant un atelier de construction sur un terrain non loin de la gare de Mouzon dont les fondations sont encore visibles. Le terrain d'essai était tout trouvé dans une plaine alluvionnaire à Douzy, dégagée de tout obstacle. Sur celui-ci, on vient de créer un aéro-club qui porte son nom. En 1910, vingt employés s'adonnaient à la production de cellules nécessaires à l'élaboration de l'engin volant. Il gagna d'emblée le record du plus grand nombre de personnes transportées; ce ne fut que douze gosses empruntés à l'école de Mouzon, accrochés tant bien que mal au plan. L'ingénieux pilote-concepteur se fit un nom et une réputation mondiale, prudent il n'abandonna pas son usine de feutre, la première guerre mondiale terminée mit fin à sa destinée de la conquête du ciel. Il repris le chemin de l’entreprise pour s’y adonner pleinement... Pendant 70 ans, les établissements Sommer fabriquaient des feutres foulés comme seule activité. En 1949, une première reconversion fut réalisée par la création d'un département textile comprenant la filature et le tissage des draps destinés aux pantoufles. Une deuxième reconversion vient conforter l'usine en lui ajdoignant la fabrication d'un feutre mécanique à utiliser pour les pantoufles et d'une feutrine légère fort estimée de la gente féminine. Cette pantoufle tant appréciée des Français apportait une variété de tons et de confort. Elle était très résistante au temps et aux intempéries grâce à un procédé de fabrication innovant. Le personnel en touchait une paire annuellement. Certaines employées s'en accommodaient au quodidien sans pour autant les user au point de les échanger avec la nouvelle perception qui servait de cadeau aux démunis.

En la période qui nous concerne, ce fut François qui menait la barque de l'entreprise conjointement avec son frère Pierre, avec de nouvelles idées révolutionnaires et en phase avec une demande prometteuse. Il sera le premier producteur mondial des revêtements de sol. Monsieur François, ainsi prénommé courtoisement par les employés, pratiquait sans complexe un paternalisme, connaissant tout le monde et s'y intéressant au point de les associer en la participation aux bénéfices que l'on appelle "Intéressement" . Mais on en est pas encore là, tout cela est en gestation dans les cartons. En 1953, il entamera les 1 er essais de création du tapiflex, suivi en 1959 par le tapisom, grâce au recrutement d'ingénieurs novateurs. C'est la formidable aventure d'un matériau révolutionnaire dont seront associés pour sa réalisation de nombreux techniciens du cru. (voir article sur tapiflex ci-dessous)

Pour en savoir plus, cliquez sur les prénoms :

ALFRED , FRANCOIS , RAYMOND , PIERRE .

En juillet 1952, on constate que la situation est délicate dans le textile sedanais dont Mouzon fait partie.

La production dans l'ensemble est stationnaire, l'approvisionnement en oscillation, la clientèle est déconcertée par les sautes de prix, les commerçants n'achètent pas. Les échanges sont plus difficiles et beaucoup de règlements qui s'effectuaient au comptant ne se font plus maintenant qu'à trente jours fin de mois, avec de nombreuses demandes de report. Le carnet de commande est nettement insuffisant et bien inférieur à celui de l'année précédente. La concurrence est plus active que jamais de la part des nationaux et même de certains pays étrangers. Le commerce extérieur, les ventes à l'étranger sont en baisse, le fabricant français ne pouvant lutter à prix égal avec la concurrence étrangère qui supportent des charges moins élevées. Prix : Si la laine a baissé, les prix des produits finis n'ont pas reflété cette variation, les hausses de salaires, charges sociales, charbon, électricité, transport, etc... contrebalance la baisse des matières.

Situation somme toute bien morose que chacun digère à sa façon ou s'en accomode en attendant mieux. Chez Sommer, il faut faire face et innover un produit nouveau, révolutionnaire qui sera longtemps sans égal de la part de concurrents.

Toutefois il faut se plier aux nouvelles règles de productivité, car améliorer la productivité, ce n'est pas produire plus avec le même personnel et le même matériel , sauf si le mode de fabrication peut-être avantagement et radicalement transformé. De toute façon, cette transformation serait encore plus bénéfique si l'outillage était en même temps amélioré. Le progrès technique est toujours accompagné d'un chômage technologique en raison de la diminution du volume de main d'oeuvres nécessaires. On réaliserait des gains énormes à commencer par l'emploi généralisé des instruments de levage et de transport, par une meilleure distribution des postes de travail supprimant les allées et venues inutiles. Les formules d'intéressement collectif doivent faire l'objet d'un contrat particulier à l'entreprise et qui précisera l'organisme chargé de conclure l'accord et d'en surveiller l'exécution, sa durée et les moyens mis à la disposition des salariés pour exercer le contrôle des résultats.

La productivité peut-être utilisée comme une amélioration commune, amélioration du rendement, diminution des prix de revient, sécurité dans l'exercise du travail. C'est un bouleversement, une douche froide reçue comme telle par la majorité des ouvriers, peu amènes à changer les modes acquises au long de leur parcours professionnel. Ils se mettront vite à la tâche, comprenant tout l'intérêt qu'ils pouvaient en tirer, malgré l'opposition d'un syndicat méfiant, arquebouté sur le maigre acquis social. Cependant eux aussi marcheront dans le sens du progrès.

R.Louis précise : " A la fabrication, cela n'a pas été facile d'être contrôlé à sa tâche afin que chaque geste chronométré soit répertorié à des fins d'analyse et de simplification."

On embauche tout de même les quelques jeunes sortis de l'école, le certificat d'études primaires en poche, le certificat d'aptitude professionnelle acquis dans un centre de formation idoine ou le brevet élémentaire du premier cycle pour les plus nantis. C'est un monde nouveau qui s'ouvre à eux. Un monde en perpétuel changement sur le plan social. (voir chapitre : social, en cours de réalisation). Ces jeunes connaitront la dure réalité de l'entreprise peu amène pour les fragiles ou les intrigants. La solidarité est encore du domaine de l'individualité, par affinité ou sympathie. La bétise humaine a encore de beaux jours et n'a pas de limites dans sa perversité. En peu de temps, le novice connaitra tous les coups tordus à éviter ou à perpétrer, c'est selon son degré de nuissance. "Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l'on te fasse". Peine perdue, on répète à l'envi le bizutage, c'est à croire que l'homme aime à jouer avec la dignité. Un milieu pourtant échappe à cette règle, les techniciens du service entretien ne jouent pas le même jeu de ceux de la production. L'apprenti est un gamin à former dans la plus pure tradition du compagnonnage et il est sous la responsabilité entière du formateur. Il va de soi que le bon père de famille initiateur est aussi l'ami ou le voisin des parents du néophyte. Cessons d'épiloguer et entrons dans le sujet de l'apprentissage, puisque nous avons un exemple, usons-en !...(voir l'embauche ci-dessus).

TAPIFLEX : Dernier né des usines Sommer, le feutre plastifié. En 1957, trois ensembles dont un moderne à haut rendement répartissent la couche de chlorure de vinyle au passage du feutre. Des fours infra-rouge assurent en suivant la cuisson. Cette fabrication qui trouve de multiples usages se développe sans cesse et représente en 1957 déjà plus de 30 % du total de la production. Le Tapiflex constitue un revêtement pour les sols. Une variété murale est fabriquée qui se colle aux murs préalablement enduits d’un ciment lisse. Le prestige envahit aussi l’automobile.

AIGUILLETEUSES : Au lieu du procédé classique du feutre foulé qui utilise l’action de la vapeur et le foulage pour assembler les fibres, le procédé mécanique utilise le battement rapide de milliers d’aiguillettes serrées, c’est simple en apparence propre et rapide. On voit sortir le feutre de rembourrage à cinq mètres à la minute. Ce feutre est destiné à la carrosserie automobile.

R. Louis raconte la génèse de la fabrication du Tapiflex.

"La confection du tapiflex n'est pas venu d'une autre industrie dont le brevet y fut acheté, mais de la collaboration des ingénieurs et des techniciens de différents métiers de chez Sommer. J'ai eu l'insigne honneur d'avoir participé, modestement en 1953, à la conception de la chaîne de montage et aux réglages des premiers essais de la plastification. C'était une aventure épique !....

Gérard G., l'un de mes moniteurs-formateurs à l'atelier électrique, m'annonce de me tenir à sa disposition pour réaliser une armoire électrique de grande capacité et de me montrer les plans cotés. C'est un travail de près d'une semaine à accomplir en atelier et à l'emplacement, car cela nécessite une armature en cornière, un habillage de tôles, une porte de même facture avec serrure et pour l'intérieur des montants-supports aux différents éléments électriques. Découpage, soudure, peinture, tout est à faire. Quand le produit fut enfin réalisé, Gérard m'invite à le transporter dans son lieu d'installation, d'équipement et d'alimentation.

Le lieu est ancien hangar, tout en long, qui a été épuré des anciennes machines et matières premières qui leur sont nécessaires. Demeure cependant une chaîne de montage où s'affairent d'autres corps de métier sous la férule d'un ingénieur besogneux. L'armoire électrique est fixée au mur en tête de la chaîne de fabrication. Une autre équipe d'électriciens montait un bâti métallique, réglable verticalement, muni de plusieurs rampes d'ampoules de 1000 watts chacune. Après avoir fixé des interrupteurs "marche-arrêt" des deux côtés du plan de travail pour l'application de la matière synthétique, Gérard et moi sommes sollicités pour le montage électrique de toute la chaîne et alimenter l'armoire de répartition. Mécaniciens, tôliers et ajusteurs réglaient dans le même temps la monstreuse machine dont la destination nous échappait.

Vient ensuite s'installer, contre le mur le plus étroit au fond du hangar, un "cuisinier" habillé d'un épais tablier de cuir. Un malaxeur de grande capacité, des bidons de poudres de toutes les teintes, ainsi que des bidons de liquides inconnus étaient mis à sa disposition. Le cuisinier, monsieur Tinot, s'ornait de toutes les couleurs des mélanges réalisés par ses soins, la palette était large. Une pâte onctueuse sortait du malaxeur. Elle fut appliquée avec soins sur le tablier de la machine en mouvement par un ouvrier, responsable de la bonne marche du processus de fabrication du futur tapliflex. Un ruban de feutre défilait entre deux rouleaux qui tournaient en sens inverse en comprimant la matière synthétique (chlorure de vinyle) pour lui assurer un étalement uniforme. Tout l'art était contenu dans la vitesse du déroulement et de la cuisson de la matière sous la rampe d'ampoules. Pendant ce processus, les ingénieurs, les techniciens et le cuisinier observaient avec une attention particulière le bon déroulement de la fabrication du tapiflex. Chacun était inviter à exprimer une opinion afin d'apporter une éventuelle correction sur la conduite de la machine.

Combien de jours et de semaines il a fallu pour que tout soit enfin parfait à la fabrication du premier rouleau de tapiflex ?

J'ai quitté les établissements Sommer dans le premier semestre de 1955 et de ce fait je n'ai pas pu voir se réaliser les deux autres chaînes de fabrication", mais notre chaîne d'essai était au point, il a suffit d'apporter des modifications compatibles avec la technologie du moment."