Le fantôme de la chaufferie

Sur un terre-plein, presque à l’aplomb du monorail, derrière le mur séparant le canal de la chaufferie, j’avais amassé un tas de fils électriques à brûler pour en récupérer le précieux métal. En général ce coin désert permettait ce genre de travail sans nuire à autrui et à endommager les bâtiments. Une projection d’huile usagée permis à un feu de se propager avec intensité. Une âcre et épaisse fumée montait en colonne noire vers un ciel serein . Avec une tige de fer, je retournais le tas pour que soit équitablement brûlé l’enveloppe des chutes de fil.

Tout occupé à ma tâche, j’ignorais l’ouverture de la chaufferie dans mon dos. En fait, cette salle imposante était le siège des cendriers des quatre chaudières, sises à l’étage supérieur, alimentant la turbine de production d’électricité. Ces chaudières consommaient du charbon transporté par le monorail qui déchargeait les péniches et le déversait dans une sorte d’avaloir à dispatching. J’avais l’habitude de fréquenter ces lieux pour les raisons relatées plus haut.

Une seule fois je m’étais aventuré dans cette salle chargée de cendres en suspension où la chaleur était insoutenable. Mes pas soulevaient une épaisse couche de cendres qui réoccupaient instamment leurs empreintes. L’air saturé était irrespirable et vous emplissait la bouche, les orifices respiratoires et brouillait les yeux. J’avais à peine fait quelques mètres que déjà mes vêtements furent enveloppés d’une couche légère et persistante. Juste le temps d’embrasser d’un seul coup d’œil le contenu de la pièce inhospitalière.

Dans l’attente de la bonne combustion du lot du jour, je me préoccupais à charger une petite boite en bois du cuivre refroidit d’une précédente action afin de les compresser en lingots plus faciles à stocker. Soudain un bruit inaccoutumé se fit entendre derrière moi, d’un bond je fis face à un intrus fantasmagorique qui débouchait de l’antre en gesticulant et en articulant des propos incompréhensibles. La surprise passée et la trouille aussi car je me croyais seul sur cet aire reculé et en cul de sac, j’observais la forme grisante à la démarche hésitante. Sur son sommet, un capuchon à la visière tombante sur des oculus immenses sous lesquels un groin énorme s’articulait de bas en haut et vis et versa d'où sortaient des sons étouffés. Les membres supérieurs se tapaient les flans et le haut des cuisses. Afin, un gant de cuir souleva le masque pour dévoiler le visage du propriétaire de cette conformation inhabituelle. Ce visage-là, je le reconnaissais à peine tant il était souillé de cendres maculées de sueur, d’autant que la pression hermétique du masque lui avait aussi imprimé ses marques.

« Plus j’avalo, plus j’ch cracho ! » dit-il en accompagnant sa phrase d’un énorme crachat. Cette voix-là, je la connaissais et mis une identité sur cette touche surprenante.

Jean-Marie, après s’être débarrassé des quelques autres glaviots informes qui rejoignaient les précédents sur le crassier, me tint à peu près ce langage : « T’as la bonne place, toi l’instruit, tes mains sont encore blanches et non calleuses, t’iras loin, c’est sûr, c’est pas comme moi, condamné à faire la sale besogne et à me tuer à la tâche ! ». Et d’ajouter en guise de conclusion : « J’crévro ici, c’est sûr ! » en montrant du menton le terril.

C’est alors que j’ai saisi pourquoi ce célibataire, la cinquantaine tapante, le dimanche, au café Fritsch, entre deux parties de quilles, il ne cracho point sur le rouge épais à souhait pour se nettoyer le gosier des résidus de la semaine. Quand le crépuscule vint, il avait du mal à recamper ses quilles pour décaniller chez lui. O miseriam humanam !

R.Louis