Sainte Cécile

La Sainte Cécile

L'harmonie lors d'un concert champêtre au Capucin dirigée par monsieur Vincent.(photo : Moch)

« Papa, maman, papa, maman ! » Inlassablement les baguettes sur la peau du tambour répétaient, jusqu'à la perfection le roulement crescendo exigé par le maître qui, d'une oreille exercée, s'arrêtait devant l'élève et examinait sa technique avec une attention toute critique. D'un conseil ou d'une rudesse, il apportait une suggestion ou une correction de bon aloi avant de passer au suivant. Monsieur Fontaine dit « Gustave », ancien Tambour-major de la Grande guerre, virtuose de la caisse claire, professait à une dizaine de tambourineux appliqués. Les élèves avaient hâte de rejoindre leurs aînés dans la formation de l'harmonie municipale.

Le grondement s'amplifiait d'un accord presque parfait et inondait la salle des fêtes prêtée pour la circonstance à l'entraînement des musiciens. Le bruit filtré par les huisseries surprenait le passant par sa spontanéité agressive. Dans la petite salle contiguë, derrière la scène, d'autres exécutants s'entraînaient également par catégories d'instruments. Ils exprimaient quelques airs amollissants contrastant avec notre fougue. La sévérité du maître faisait qu'aucun de nous, à l'étude, ne se permettait un écart de sa composition. Nous formions deux rangs en vis-à-vis et évitions de croiser le regard de notre comparse pour garder notre sérieux ce qui n'empêchait pas qu'un fou rire troublait parfois l'assistance médusée.

Après les cours de solfège obligatoire. Ce qui venaient d'être remis à l'ordre du jour par la mairie, un instrument nous était confié sans que nous prenions part à la décision du chef de musique. De toute façon, il n'était pas question que je change d'instrument car mon Tambour-major, voisin de rue, m'avait vanté les qualités de la caisse claire et il comptait bien que je prenne la succession. Alors j’ai fait une croix sur le trombone à coulisse qui m'avait été affecté par monsieur Poncelet, chef de musique d’alors. Dans mon for intérieur, quant j’ai su qui assurait les leçons de ce cuivre, je remerciai mentalement mon prof de tambour, car je n'appréciais pas l'aspect austère de monsieur Vincent qui venait d'être honoré d'un premier prix de trombone à Verdun. Monsieur Fontaine m'invitait souvent à assister à ses entraînements, sortant de sa caisse de surprenantes variations qui laissaient pantois et admiratif le jeune novice que j’étais. J'étais loin d'être satisfait de mes résultats tant l'utilisation de cet instrument était difficile et complexe et exigeait de fréquentes répétitions pour ne pas perdre l'acquis. Le satisfecit s’exprima par un ordre donné au chef de la clique pour que j'aille faire prendre mon tour de tête afin de commander la casquette d'aviateur ceint d'un beau galon doré ; Me voilà donc musicien affecté officiellement à la Mouzonnaise.

Avant chaque prestation, monsieur Fontaine nous recommandait de bien astiquer le tambour et sa buffleterie. L’inspection se faisait sur place après avoir, d'un grognement, aligné sur deux rangs les jeunes instrumentistes, les petits, devant et les grands, derrière. Puis il nous obligeait à quelques essais de bandage de caisse en sondant la résonance. Monsieur Fontaine, satisfait, prenait sa place, en homme de base, en nous surveillant d'un regard latéral, la moustache agressive. D'un coup de menton, il nous invitait à être attentif aux gestes du chef de la clique qui attirait notre attention en agitant à bout de bras son clairon. Après quelques savants moulinets, monsieur Roland Pierrard l'amenait à la bouche d'un geste altier et sortait une note intimant l'ordre à l'ensemble de jouer. Gare aux ratés du départ ! Ce que nous craignions le plus. Ce mouvement à l'unisson engendrait un fracas harmonieux et frénétique qui nous dressait le poil et avivait l'émotion. C'était parti ! Et pour un bon bout de temps. C'était le grand jour de l'aubade offerte à la population en vue de récolter des fonds pour la prochaine ribote de la sainte Cécile. Cela s'accomplissait l'été grâce au temps plus clément.

Généralement, le récital s'exécutait à côté du café du Centre et avec lui le premier rafraîchissement, généreusement offert par la ville, pour l'exemple. Ensuite, on attaquait d'autres marches militaires dans un accord irréprochable jusqu'au café de la Gare. Le faubourg était négligé volontairement parce que trop pingre ou sans bistrots. La chaleur se faisait pesant, la boisson était la bienvenue. On regagnait le centre ville, tout le monde à son poste en se serrant les coudes. Nous passions les marronniers près des jardins de l'hospice et attaquions le raidillon du pont Biais en prévoyant un petit arrêt au café Frischt. On soufflait un peu, alors que les plus vaillants entamaient une partie de quilles. L'injonction du chef de l'harmonie, monsieur Poncelet, se faisait plus insistante, les menaces pleuvaient et enfin on attaquaient la grimpette de Pivenelle. François et Lionel, les deux bassistes inséparables, collés épaule contre épaule, soudés par la même volonté de perfection, tels deux oiseaux sur la même branche, soufflaient, pompaient, soufflaient, pompaient inlassablement, couvrant l'apathie générale en sauvant l'honneur. Un regard furtif vers le café Bari qui, manifestement ne pouvait pas contenir tout ce monde. Un regard plus appuyé vers le café Bleu qui lui pouvait les contenir tous mais le chef menaçait les rétifs de les excommunier. Ce bistrot de planches peintes en bleu, n'avait pas encore été la proie des flammes.

« Un baraquement ça brûle , ça brûle... un baraquement , ça brûle énormément... »

On attendait un peu sur la route nationale que les plus anciens, épuisés par la montée, puissent rejoindre la formation massée en pagaille. Ils étaient enfin là, grincheux et assoiffés, le visage rubicond. Le chef leur promettait une station au café de la Promenade, à l'ombre de la pergola. Les tambourineux aux poignets douloureux, d'un coup de genoux poussaient l'instrument qui les entravait, marqués par l'effort, se relâchaient peu à peu, Fontaine donnait l'ordre d'alterner les exécutions à tour de rôle pour reposer ses troupes. Sous la fraîche tonnelle, l'infatigable Maurice Mathieu, au plus fort du repos, osait à la trompette quelques vocalises chicanières adressées aux anciens qui maugréaient leur désapprobation tout en continuant à siroter leur vin. Le chef de musique usait d'autres moyens persuasifs pour reformer son harmonie afin de rejoindre la Porte de Bourgogne. Certains assoiffés lorgnaient à gauche sur le café Bel air, mais renonçaient à leur projet à cause de la grimpette et aussi parce que la tête de l'ensemble entamait la descente vers la ville. En dédaignant le café sans nom » près de la ferme Walein, la formation, très étirée, évitait le café des Chasseurs et son vis-à-vis le café Clément. À regret pour beaucoup, mais il fallait bien se plier aux ordres en exécutant des pas redoublés et autres marches militaires, car la foule était venue entendre aussi des morceaux choisis.

Le pont du canal franchi, un dernier effort était demandé. Les vieux clairons, à bout de souffle, récupéraient un peu pour éviter les couacs disgracieux et reprendre haleine. Les traînards nous rejoignaient et, à contre cœur, interprétaient la dernière audition que le chef s'empressait de terminer car la qualité de l'exécution était discutable. Monsieur Poncelet perdait son autorité. Congestionné par une colère mal contenue, il apostrophait les congestionnés par la chaleur et par l'effort soutenu et les congestionnés par le nombre de verres qu'il fallait pour apaiser une intarissable soif. D'un coup de baguette magique, il mettait fin à la souffrance commune et rendait sa liberté à chacun. Un aaah! général, s'exprimait et dans la plus grande confusion , les instrumentistes s'engouffraient, qui dans le café de la Marine, qui dans le café du Klemlin ou à nouveau, pour les plus paresseux, au café du Centre, plus proche.

On voyait, tard le soir, rôder quelques irréductibles, affublés de leur inséparable moyen d'expression sous le bras, prendre l'élan indispensable pour plonger la tête la première dans l'estaminet en évitant de cogner l'encadrement de la porte. Quelques apostrophes fusaient encore sous la forme d'invitation : « Vin tu ?, j'm'a va cheu la Malou ! » ou au café Claiser ou bien encore au café Corso, selon les affinités ou les habitudes, « Nenni ! j' m'arva al baraque, j'm'a va r'monter tou piam piam, j' n'savo' plus arquer ! ».

Nous les jeunes, qui avions été sobres, nous avions pris la précaution de ranger notre instrument trop encombrant, mais gardé la casquette qui nous anoblissait, pour savourer un instant la fascination d'une aguicheuse. Nous avions le plaisir d'assister à des scènes cocasses que la décence et le respect de nos anciens nous obligent à taire. La Sainte Cécile avait commencé six mois plus tôt et ce n'était pas les frimas de l'hiver qui auraient refroidi l'ardeur d’une répétition en jouant une semblable partition.

Tout n'était pas aussi idyllique, des couacs dans cette harmonie, des discordances aussi il y en avait bien. Des querelles de personnes, subtilités que les jeunes n'avaient pas le moindre soupçon pour s'en faire une idée. Tout éclata, sans tambour ni trompette, au cours d'une réunion en mairie, à propos d'une prestation, à la salle des fêtes, au profit des vieux. Chacun reprit ses cliques et ses claques et a menaça de démissionner. En tout cas monsieur Poncelet ne voulut plus en entendre parler et mit ses paroles à exécution, suivi des plus fidèles et non moins émérites. Nous nous retrouvâmes donc sans chef, en sommeil pour longtemps ou en sourdine pour certains qui espéraient la renaissance d’une formation et qui tuaient le temps en s’entraînant chez soi, pour soi.

La clique fut remise sur pied, les effectifs avaient fondu mais l'essentiel était de participer. Parallèlement, le solfège reprit sous l'impulsion de Fernand Watelet et de Piétot. Les instrumentistes de l'harmonie piaffaient d'impatience de se reconstituer. « C'est ma raison d'être! » avoua benoîtement monsieur Pierre Frappé qui n'avait pas cessé de répéter ses airs favoris à la clarinette. Par affinité, les instrumentistes se cherchaient un maître qui voudrait bien les mener à la baguette. Ce maître fut tout trouvé en la personne de monsieur Pérignon, notre prof du Cours Complémentaire, à la condition de trouver un professionnel dans un délai assez court. Il entreprit également les cours de solfège destinés aux nouvelles recrues.

Écœuré par tant de dissensions, j'avais abandonné cette société sans fille. À mon grand regret, j’ai rendu mon instrument et ma casquette... j’ai perdu ma superbe et aussi mes admiratrices.

Ainsi font flon, flon les petites ritournelles… un siphon plomb plon glougloute l’eau de vaisselle....ainsi fond fond le glaçon dans l’anisette…un siphon plomb plon se joue de la trompette… "

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