Fête foraine

Fête foraine   

 L'épreuve de la fête à Carignan avait suffi pour ne pas la renouveler dans les mêmes conditions de déplacement à pied. Nous avions la nôtre de fête, qu'il fallait aussi honorer et qui présentait l'avantage d'être sur place et sur la place de la mairie. Les attractions ne manquaient pas, seuls les moyens pour en profiter faisaient défaut. Une petite tournée dans la famille et quelques économies péniblement réservées à cette cause permettaient de ne pas rester sur la touche et de s’offrir une distraction encore inconnue. Nous rêvions de tout essayer et de tout déguster, mais comment faire au regard du maigre pécule qu'il fallait faire durer le temps de la manifestation? C'était pour des jeunes une bonne leçon de maîtrise des dépenses.

Des règles étaient nécessaires à appliquer à la lettre. Tout d'abord s'éloigner des copains qui feignaient de ne rien posséder et vous croquaient votre avoir, sans dédommagement. Réaliser le tour des stands et des manèges en renonçant à ceux qui ne présentaient que peu d'intérêt à vos yeux. Éviter l'achat trop coûteux de gourmandises qui foisonnaient et vous gâtaient la journée en complications digestives. Se contenter souvent de la joie communicative des autres qui expérimentaient une attraction. etc, etc... Tout cela je l'ai appris à mes dépens, grâce aux avatars malheureux essuyés lors des précédentes manifestations. J'étais donc devenu prudent et attentif, évitant les pièges des attrape-nigauds.

La grande place de la mairie contenait cet ensemble disparate et bruyant. S'y associaient des artisans-itinérants qui s'installaient sous l'allée de tilleuls du côté de chez Mazy. Des rémouleurs, des étameurs etc... monnayaient leurs mérites en réparant en sa présence l'objet apporté par le client. C'était un spectacle à ne pas manquer. J'évitai avec soin le pousse-pousse, sur lequel un adolescent, passablement éméché, arrosait copieusement la foule de ses vomissures. Des jeunes gens ivres de sensations s'accrochaient au siège de leurs comparses qui les précédaient, et après avoir imprimé une rotation en sens opposé, les projetaient vigoureusement en avant. Les filles surprises hurlaient leur déconvenue tout en tournoyant sur elles-mêmes dans le sens giratoire du manège en se dévissant. Un curieux, chancelant, accroché au bras d'une mamelue, lui lança: « Cor' une qui va mouillii sa culotte! » Ces cris déchirants me rappelaient trop ceux du cochon sacrifié de grand-père, je m'éloignais rapidement de ces lieux déjà bien assourdissants en raison d’une diffusion musicale prononcée. 

Je préférais les stands de tir, plus calmes, où je m'y exerçais parfois à tirer quelques cartons. J’étais fier de prouver mon adresse. Cette odeur de poudre et le martèlement de l'impact sur la tôle m'attiraient comme un aimant. Certains clients d’autant plus malchanceux me payèrent quelques timbales de munitions de 4 m/m pour que je leur décrochasse le gros lot convoité par la bonne amie qui les accompagnait. Non seulement j'eus la satisfaction de tirer à peu de frais et de gagner l'objet souhaité, mais j'eus en prime un baiser de la belle récompensée. Repéré par la matrone qui gérait le stand, j’étais invité à aller voir ailleurs si elle y était. Alors j'allai me venger sur sa trogne au jeu de massacre sur une figurine dont j'étais le seul à connaître l'identité. Ma détermination fit que je gagnai à tous les coups ce qui attira l'attention malveillante du forain qui s'agitait de manière à me déconcentrer. Puis il joua les sourds pour ne plus m'approvisionner en boules en feutre, munitions indispensables pour exercer mon art. J'en concluai une certaine malhonnêteté parmi ces gens du voyage et me dispensai de revenir trop souvent pour ne pas attirer leurs foudres.

Peu enclin à tourner en rond sur un manège et à succomber au bonimenteur qui présentait l'événement du siècle, je cherchai fortune ailleurs. L'un de ses compères m'avait piégé précédemment en vantant l'exposition d'une kyrielle de monstres qu'il certifiait par voie d'affiches des plus convaincantes. Quel fut mon désenchantement de constater que ces monstres si clamés n'étaient que de vulgaire fœtus baignant dans des bocaux de formol !

Je m'orientai tout naturellement vers le stand de la loterie où une roue de bicyclette tournait dans un cercle pavé de numéros. En échange de quelques sous nous plongions la main dans le sac pour en extraire trois petits papiers roulés pareils à des cigarettes dans lesquels figuraient des chiffres à caractère typographique. Des étagères, semblables à celles des magasins d'épicerie, tapissaient le fond de la roulotte sur lesquelles s'alignaient une multitude d'objets et de victuailles hétéroclites. Après avoir jugé suffisant le nombre de billets vendus - qui dépassait certainement la somme de l'éventuel objet désigné par la roue de la fortune - l'amuseur, après quelques phrases emphatiques, annonçait cérémonieusement le numéro au public. Gagné ou perdu, qu'importe ! Les gens continuaient à piocher dans le petit sac, encouragés assurément par le bateleur toujours en verve.

J’eus la chance de gagner une bouteille de vin bouché. Embarrassé par le produit, je quittai la fête pour me soulager, d'autant que des gaillards patibulaires voulaient le faire eux-mêmes. Je crois qu'elle fit des heureux, papa et son papa s'étant empressés d'en vérifier la qualité. Je reçus de la part du grand-père Achille une petite pièce pour me dédommager. Je misai sur la chance et je gagnai un canard vivant. Ma mère s'empressait de conseiller à son rejeton chanceux de poursuivre l'effort, mais la roue avait tourné et m'ignorait à jamais. Je perdis mes illusions et ma foi en la bonne fortune. J’en conclus : que seul le travail contribuerait à assurer le revenu ! J'eus, à la vue de mon voisin Jean-Marie R., une petite pointe de jalousie. Ce célibataire, qui avait fait la guerre, ne cessait de me rabâcher la même histoire : « Plus ils (les boches) nous tuo, plus on les r'tuo ! »". Au début, je trouvais cela comique, mais à la longue, j'éprouvais malgré tout un malaise dans la résultante. J'invitai le revenant à permuter les antagonistes afin d’équilibrer leurs chances de survie ou de se neutraliser à défaut de combattants. J'en reviens à ma pointe de jalousie, ce bon gars, pas méchant pour deux sous, avait une veine de cocu, en particulier à la loterie, ce qui explique peut-être le pourquoi de son célibat. Je lui dois ma guigne à sa présence au même stand. Il gagnait pratiquement tous les lots ce qui avait pour effet d'évincer les prétendants. L'animateur du stand le suppliait de ne pas s'éterniser plus longtemps et lui offrait une bouteille à consommer sur place. Et ça marchait... enfin presque ! En titubant quelque peu. Comme quoi, prendre du plomb dans l'aile par les boches permet d'assurer son équilibre, la guerre n'a pas que des inconvénients.

Lassé de mes errances, je rejoignis le troupeau de copains, agglutinés devant les balançoires en forme de nef de bois peints. C'était à celui qui se tapait le plus fort sur les cuisses à la vue des dessous des donzelles en mal de sensations. Nefs oscillées par de robustes gaillards, agrippées aux montants pour gagner de la hauteur, les filles en réaction avaient précautionneusement coincé leur jupe entre les cuisses. Le moment si attendu du relâchement nous offrait une belle corolle épanouie qui livrait ses secrets. Des coups de sac à main pleuvaient sur nos têtes pour ne pas avoir eu la délicatesse de fermer les yeux à l'instant pathétique. Faut croire qu'elles aimaient cela pour renouveler le manège à l'invitation des jeunes hommes de leur âge. Parfois une mère surprenant l'enfant dans sa distraction, le corrigeait d’une raclée et invitait les autres à déguerpir vers des lieux moralement plus sains. Cela mettait fin à un spectacle, ô combien gratuit et troublant.

Ce n'était pas la seule manifestation de l'année. La fête patronale des Capucins et la fête foraine du faubourg n'avaient pas la prétention de rivaliser avec celle du centre ville, mais elles avaient le mérite d'exister. Celle du faubourg, trop tardive dans l'année, ne nous attirait pas particulièrement. Son emplacement réduit limitait le nombre d'exposants qui se concentraient de part et d'autre du passage à niveau, au plus près du café de la Gare qui faisait recette. 

Les Capucins offraient l'avantage d'être la première festivité de la saison, juste avant les vacances scolaires de ses pensionnaires. Les administrateurs de l'école privée assuraient chaque année l'événement pour acquérir des fonds nécessaires sans doute à l'entretien des bâtiments. Autre avantage, à ne pas négliger, l'institution possédait un magnifique parc limité au nord par la Meuse et au sud par la Route de Villemontry. A l'est un bois attenant barrait l'horizon. Les forains étaient exclus de participation, les professeurs aidés des élèves tenaient les stands réalisés par leurs soins. Des vedettes connus de la radio, comme les Sœurs Étienne, chanteuses de variétés et bien d'autres dont les noms m'échappent, étaient le divertissement à ne pas rater, elles drainaient quantité de monde. L'harmonie y avait sa place, elle meublait les après-midi par des concerts de qualité. Sur une estrade de planche qui servait de scène s'y produisaient des amateurs de théâtre qui savaient évidemment retenir le public par des pièces légères et animées. La buvette en ces temps chauds était très fréquentée, les animateurs en tiraient un bénéfice certain en l'ayant aménagée vastement et judicieusement. Force de tonneaux de bière et de litres de limonade apaisaient la soif des badauds qui peu à peu abandonnaient les stands pour siéger au plus près de la scène. Le soir, un feu d'artifice clôturait le tout.

Nous découvrions enfin, les jeunes pensionnaires de cet antre  hermétiquement. J’avais, cependant, le privilège de les voir passer lors des déplacements pour se rendre à l'abbatiale. Dans ce lieu de fête, on avait enlevé partiellement le voile pudique pour la circonstance, on les exhibait sans artifice à la lumière de la vie et à la lubricité publique. Elles étaient couvées du regard par un parent proche et serrées de près par les professeurs qui les employaient. Toutefois, dans les stands, qu'elles animaient, elles ne manquaient ni de rhétorique ni de bagou, selon la personnalité de chacune. Elles n'étaient nullement troublées par notre curiosité, voire par l'empressement des copains dont je rougissais de leur audace, pourvu que cela entrât dans les caisses de l'économe. J'en conclus qu'elles étaient, somme toute, semblables à celles que nous côtoyions à l'école laïque, que cela perdait un peu de son mystère et rendait le monde fadasse." 

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 Extrait du recueil d'anecdotes  de Roger LOUIS sur sa jeunesse Mouzonnaise de 1943 à 1952.