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Voir un exemplaire d'archives numériques où les textes et les images se sont accumulés en construisant le contexte : http://a4rizm.tumblr.com

« Dans Circonfession, je me suis de surcroît imposé la contrainte un peu aléatoire d'un logiciel qui m'indiquait au bout d'un paragraphe d'une certaine longueur, vingt-cinq lignes à peu près : "Le paragraphe va être trop long, vous devez aller à la ligne." Comme un ordre venu de je ne sais qui, du fond de quel temps ou de quel abîme, cet avertissement un peu menaçant émergeait à l'écran, et je décidai d'arrêter docilement cette longue séquence, après la respiration d'une phrase rythmée, ponctuée, certes, comme ondulée de virgules, mais ininterrompue, ponctuée sans point, si vous voulez, pliant ainsi les cinquante-neuf périodes à une règle arbitraire donnée par un programme que je n'avais pas choisi — à un destin un peu idiot. Nous avons joué tous les deux avec cette machine qu'est l'ordinateur, nous avons fait semblant de lui obéir tout en l'exploitant. Vous le savez, l'ordinateur entretient l'hallucination d'un interlocuteur (anonyme ou non), d'un autre "sujet" (spontané et autonome, automatique) qui peut occuper plus d'une place et jouer bien des rôles, en face à face, certes, mais aussi retiré, devant nous, sans doute, mais aussi invisible et sans visage derrière son écran. Comme un dieu caché mais qui ronfle un peu, habile à se dissimuler jusque dans le vis-à-vis. » Derrida, Jacques, « La machine à traitement de texte », in Papier Machine, Galilée, Paris, 2001, p. 155. (le mot-clé de fiche : dieu caché)

« Je reviens à l'ordinateur. D'un côté il semble restituer une quasi-immédiateté du texte, une substance désubstantialisée, plus fluide, plus légère, donc plus proche de la parole, voire de la parole dite intérieure. Question de vitesse et de rythme aussi : ça va plus vite, plus vite que nous, ça nous dépasse, mais en même temps, à cause de l'ignorance où nous sommes de ce qui se passe dans la nuit de la boîte, cela dépasse, aussi l'entendement, on a l'impression que l'on a affaire à l'âme (la volonté, le désir, le dessein) d'un Autre démiurgique, comme si déjà, bon ou malin génie, un destinataire invisible, un témoin omniprésent nous écoutait lire d'avance, captait et nous renvoyait sans attendre, en face à face, l'image objectivitée de notre parole aussitôt stabilisée et traduite en la parole de l'Autre, une parole déjà appropriée par l'autre ou venue de l'autre, une parole de l'inconscient aussi. La vérité même. Comme si l'Autre-Inconscient pouvait disposer de notre parole au moment où elle nous est si proche, mais comme s'il pouvait tout aussi bien l'interrompre, la détruire ; et nous en gardons une conscience sourde, on n'est jamais à l'abri d'un accident, plus fréquent avec l'ordinateur qu'avec la machine à écrire ou avec la plume. Une simple panne de courant, une imprudence ou une maladresse peuvent anéantir à l'instant des heures de travail. Ce surcroît de spontanéité, de liberté, de fluidité serait comme la prime d'une précarité, d'une exposition menacée, voir calmement angoissée, le bénéfice d'une sorte d'aliénation. J'entends ce mot de façon neutre : il s'agirait d'un "étrangement", d'un Autre-Inconscient machinal qui nous renverrait notre propre parole depuis un tout autre lieu. Amour et haine : cette nouvelle machine installerait une autre explication du corps, de l'œil et de la main, de l'oreille aussi, avec la dictée d'un corps étranger, avec la loi, avec l'ordre de l'Autre-Inconscient. » Derrida, Jacques, « La machine à traitement de texte », in Papier Machine, Galilée, Paris, 2001, p. 156-157. (le mot-clé de fiche : ordinateur)

« On fétichisera alors tel brouillon préparé ou imprimé sur tel logiciel, telle disquette archivant une étape d'un work in progress. Je connais déjà des écrivains qui gardent sur disquette les premières versions d'un essai, d'un roman ou d'un poème. Ces archives d'ordinateur une fois verrouillées (car il sera toujours plus facile de les manipuler sans laisser de trace), elles auront une allure toute différente. On sent venir cela aussi. On fétichisera même l'ordinateur du "grand écrivain" ou du "grand penseur", comme la machine à écrire de Nietzsche. Aucune histoire des technologies n'a effacé cette photographie de la machine à écrire de Nietzsche. Au contraire, elle devient de plus en plus précieuse, sublime, protégée par une nouvelle aura, l'aura des moyens de "reproductibilité technique" cette fois ; et cela ne contredirait pas nécessairement la théorie qu'en proposa Benjamin. Tels ordinateurs deviendront des pièces de musée. La pulsion fétichiste, par définition, n'a pas de limite, elle ne désarmera jamais. » Derrida, Jacques, « La machine à traitement de texte », in Papier Machine, Galilée, 2001, Paris, p. 162. (le mot-clé de fiche : archives d'ordinateur)