Portraits plurilingues


Voir. La francophonie, ça vous dit quoi? ici

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Un extrait de A. Maalouf (1998). Les identités meurtrières, Paris, Grasset.
Depuis que j’ai quitté le Liban en 1976 pour m'installer en France, que de fois m'a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais « plutôt français » ou « plutôt libanais ». Je réponds invariablement : « L’un et l'autre ! » Non par quelque souci d'équilibre ou d'équité, mais parce qu'en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c'est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C'est précisément cela qui définit mon identité. Serais-je plus authentique si je m'amputais d'une partie de moi-même ?À ceux qui me posent la question, j'explique donc, patiemment, que je suis né au Liban, que j'y ai vécu jusqu'à l'âge de vingt-sept ans, que l'arabe est ma langue maternelle, que c'est d'abord en traduction arabe que j'ai découvert Dumas et Dickens et Les Voyages de Gulliver, et que c'est dans mon village de la montagne, le village de mes ancêtres, que j'ai connu mes premières joies d'enfant et entendu certaines histoires dont j'allais m'inspirer plus tard dans mes romans. Comment pourrais-je l'oublier ? Comment pourrais-je jamais m'en détacher ? Mais, d'un autre côté, je vis depuis vingt-deux ans sur la terre de France, je bois son eau et son vin, mes mains caressent chaque jour ses vieilles pierres, j'écris mes livres dans sa langue, jamais plus elle ne sera pour moi une terre étrangère.Moitié français, donc, et moitié libanais ? Pas du tout ! L'identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n'ai pas plusieurs identités, j'en ai une seule, faite de tous les éléments qui l'ont façonnée, selon un « dosage» particulier qui n'est jamais le même d'une personne à l'autre.
Cet autre portrait, celui d’Oumkaltoum, que vous retrouverez aussi dans Moore (2007), permet de questionner la notion de « langue maternelle » pour un locuteur plurilingue. Dans ce témoignage, Oumkaltoum explique comment elle considère le français comme sa langue maternelle, et le village corse de son enfance comme « mon village, mon île, ma terre natale » (p. 160). Malgré son héritage familial, elle ne parle pas arabe mais comprend le marocain, tandis qu’elle décidera par la suite d’apprendre la langue corse. Elle nous raconte ici un épisode important de son enfance :

« Comme chaque vendredi, Monsieur Paoletti, l’instituteur, nous faisait l’exercice de dictée. J’attendais ce jour avec impatience. Gourmande par nature, je raffolais des dictées, à tel point que j’avais toujours la meilleure note. […] Lorsque mon tour arriva, Monsieur Paoletti se mit face à moi, et d’une main forte, me tendit ma copie avec fierté et me dit « C’est très bien ! » Et tournant sa tête vers mes camarades déclara d’un ton grave : « Regardez ! c’est une petite Arabe qui va vous apprendre votre propre langue ! […] En ce vendredi, de l’année 1985, Monsieur Paoletti commit l’irréparable, il me déposséda d’un bien inestimable : ma langue maternelle » (Oumkaltoum, dans Chadhi 2003, p. 161)
Chahdi, O. (2003). Kouca ou l’Arabe qui parle corse. In D. Lévy & G. Zarate (éds). La médiation et la didactique des langues et des cultures. Le Français dans le Monde/ Recherches et Applications, 160-163.

Le point de vue de différents locuteurs sur quelle langue est la langue maternelle de quelqu’un peut ainsi ne pas coïncider.

On note par exemple des différences entre les mères et leurs enfants sur ce qui constitue du point de vue de chacun leur langue maternelle, lorsque ceux-ci préfèrent se rallier à la langue de leurs copains, celle qu’ils parlent à l’école, plutôt qu’à celle de leurs parents, qu’ils parlent à la maison.

La désignation d’une langue maternelle pour un individu donne des informations non seulement sur des usages effectifs, mais aussi sur les relations symboliques et les relations de pouvoir qui se tissent entre les langues.