Asphalte blues page 9

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                Le tube redémarre en trombe, tandis que je brandis un poing, inutilement vengeur – abattement – Retour vers la gare aux néons brillant d’agressivité rouge, pas même de quoi me payer un café. Au tournant d’un clignotement froid/lumineux, un visage : Christian, un visage  à la Saint-Juste ! Visage que m’envoient les Dieux. A peine ai-je entrouvert la bouche…

- Je sais, tu ne sais pas où dormir, ça va, je t’embarque.

A califourchon sur son solex poussif nous traversons la ville indifférente.

- Je vais bouffer chez des copains, tu viens avec moi, après on verra.

Ton autoritaire, n’acceptant aucune réplique. Comme un gosse assoiffé de chaleur humaine, de voix feutrées et définitives, je bois ses paroles qu’en temps normal je n’aurais pu supporter. Besoin du fond de mon entonnoir de folie que quelqu’un décide pour moi. Sortie de la ville, le solex longe une phosphorescence macadamisée. Nous pénétrons dans une dépendance de ferme; chaleur sécurisante autour d’une table de bois, d’une soupière fumante. Vapeur de voix chuchotées à travers la transparence orangé d’une bouteille de cidre vieux. Désire d’immobilité… dans l’encoignure des sons « Farewell Angelina » plane, voix désincarnée.

Campus de Poitiers, terre assassinée, arbres maquette plastifiées. Les murs ont la parole dégoulinante de peinture. Pénétration en biais dans un cercle d’étudiants vaguement politisé, le romantisme tenant lieu d’idéologie.

  J'habite momentanément chez Christian. Étudiant en sociologie, il veut devenir éducateur. Fils de paysans, communiste de cristal froid, pur, consciencieux. - Géométrie d'une étoile filante. - Comment peut-on croire changer l'être humain ? J'aurais tant voulu croire aussi ! Nous passons des heures à nous démonter mutuellement.

 - Écoute Christian, le seul, le réel contact que l'on peut avoir c'est... aux creux d'une musique... face à un paysage vous élargissant, à travers une odeur...un regard. La parole détruit.

 - Tu te défiles, tu ne veux pas répondre. Tu es un élément dangereux. Je crois qu'en temps de guerre civile je te ferai fusiller !

 - Aurai-je le droit à une dernière volonté ?

 - Bien entendu.

 - Alors, je voudrais que l'on passe cinq minutes avant mon exécution à écouter une musique que tu aimes.

 - Salaud, c'est par là que tu es dangereux, tu ne m'auras pas par ton sentimentalisme décadent !

               Ce qui ne l'empêche pas de me payer mes repas, de m'héberger.

 

                Dans les couloirs du restaurant universitaire, nous attendons l'heure du repas. Patrick, ange déchu, engoncé dans une djellaba loqueteuse, rêve de voyages qu'il ne fera jamais de peur de soi-même, de peur de se retrouver face à lui-même. Jean-Michel, fakir nordique, sa guitare douze cordes en guise de tapis volant, nébuleux ! Margot petite juive polonaise au regard en liane courbe, aux gestes précis, félins et en même temps cette tristesse dans les yeux de siècles de fuite immobile vers une terre promise, quelque part, où se rejoignent, au bout de l'horizon, les effritements d'antan. Sa fragilité... Mon Dieu ! Je sens que nos passerelles à elle, à moi, finiront par s'enchevêtrer. Deux plaques continentales se repoussant, se chevauchant, se déchirant !

- Des raz de marée s'inscrivent dans les mémoires temporelles d'ordinateurs prophétiques. -

              Tout est dit alors que rien n'est encore fait. Peur au fond de mes entrailles. Les chemins de la passion hérissés de barbelés sont les mêmes que ceux empruntés par le condamné dans l'aurore sourde et précaire. Déjà, je me sens jaloux d'un geste, d'un mouvement vers un autre être.    Je hais la passion comme quelqu'un pris de vertige, doit haïr le vide ! Et ce désir qui vous consume corps et âme, désir de se fondre, de fusionner.

 

              Avec Patrick nous trouvons un job. Cinq heures à dévisser des boulons sous les ordres d'un ouvrier stakhanoviste. À peine la pause midi est-elle annoncée que je prends mon essor ! Premier et dernier jour ! Élargissement de la poitrine. - LIBRE - Plus jamais cela. L'air a la même odeur qu'à Copenhague sortant de prison, qu'il y a deux ans sortant d'un hôpital. Odeur vivante de terre et toujours cette peur de l'enfermement à perpétuité.

 

              La Caverne : Refuge de tous les paumés de la cité poitevine où l'on parle beaucoup de toutes sortes de défonces, mais où, faute d'approvisionnement, la bière est reine. Notre grand fournisseur en fumette est Patrick aux connexions mystérieuses. Dylan sur le juke-box égrène inlassablement "

Just like tom-thomb blues." en litanie foraine. Impression d'être né ici, d'y avoir germé, Margot en caléidoscope. Maurice, un dingue qui se trimballe de taules en H.P. lui tourne, mouche obstinée, autour. Mes yeux crépitent des balles  traçantes

      Un quatuor féerique : Marie-Thérèse à la peau diaphane, amoureuse d'Ingrid, cheveux de blé, lèvres pales. Manuel et sa chienne Zéphire capable au moindre geste de son maître de déchiqueter quelqu'un. Manuel est également amoureux d'Ingrid. Manuel ressemble a un rocker humaniste. Peintre surréaliste, jazzman accompli, ancien dresseur de chiens, ivrogne invétéré ayant périodiquement des crises de delirium tremens.

             Un jour Ingrid disparaîtra sans laisser d'adresse. Manuel, fou de douleur saccagera plusieurs bars de la ville, Marie-Thérèse tentera de se suicider et Manuel, après lui avoir cassé la figure l'adoptera.

              Aux dernières nouvelles, ils vivent retirés dans une bergerie perdue, élevant des chèvres dans la résignation de ceux qui se sont déjà brûlés les yeux au soleil.

   Oh ! Les feux de la vie brûlent en nous, l'espace d'un instant, des kilomètres d'années d'oubli...

 

              La bière et les rêves touffus coulent, feux bouillonnants, sur les tables laquées de rouge de la Caverne. Réduction des têtes sur les murs-fresques peints par Manuel, où s'entremêlent affiches politiques et monstres antédiluviens fumeurs de joints. Manuel, le visage englouti par des lunettes de jazzman aveugle, brûle l'air d'agressivité. Interdit de séjour dans presque tous les cafés de la ville, repéré par tous les flics du pays, il ne lui reste plus que la Caverne où le patron, eu égard à sa créativité, le tolère.

             Margot... Son regard s'enroule autour de moi, me brûle ! - L'oiseau touché en plein ciel vrille, blessé à mort. - Ses yeux verts, profondeur de l'eau dormante, dangereux ! Aspiré, tourbillonnant du haut de mon songe, je fonds sur elle en un ralenti asphyxiant.

 

-MORT, ESSENCE DE LA VIE ! –

 

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