Asphalte blues page 14

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Chapitre 3.

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Vers nulle part.

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Voyage éclaire entre Poitiers et Paris.

              Le visage de ma sœur dans l'entrebâillement d'une porte, regard de curiosité retenue. Nous repartons sur les routes que l'hiver givre.

              A nouveau Poitiers où tout a changé. Par manque d'argent Patrick et Jean-Michel, on refilés l'appartement à Béatrice, responsable de la cellule locale du M.L.F. Petite lesbienne triste et agressive, affichant une assurance hautaine se fracturant à chaque instant, dévoilant un cœur / soleil.  Toujours cette prison de chaire, police de nos âmes, qui nous enferment en nous-mêmes.

            Avec elle cohabite une autre sorte de fou lunaire, Charles, escogriffe trapu à la barbe patriarcale. Responsable d'un groupe Maoïste. Sa chambre est tapissée d'affiches glorifiant Lénine la barbiche au vent, Marx et Mao. Obsédé par les perquisitions Charles a fixé une vingtaine de verrous à la porte de sa chambre.

             Un vent de révolte souffle sur le campus, un commerçant ayant abattu un gamin de dix ans. Motif : "A volé un litre de lait !" Le temps des assassins est revenu !

             Une manifestation de protestation s'organise. Les "Jeunesses  Communistes Révolutionnaires" vendent des actions remboursables par la banque du peuple après la révolution (Sic). Distribution de tracts à la population indifférente, collage d'affiches. Depuis peu, des voitures banalisées de la police rôdent dans la ville. Finalement la manifestation avorte dans un cul-de-sac champêtre, canalisée par des C.R.S. goguenards.

                                            Acier bleu gris,

                                                            Métal des bottes.

              Margot virée de sa chambre, nous campons à droite, à gauche, le temps qu'elle ne trouve une nouvelle  chambre à louer,  qu'elle ne trouvera pas. Fichée par la police comme "gauchiste", les propriétaires tenus de donner le nom de leur éventuel locataire à la police, lui refuseront toujours. A la même époque les parents de Margot recevrons une sommation du commissaire principal de Poitiers, les priant de retirer leur fille, "élément subversif", de l'université.

 

              Tout en migrant de chambre d'ami en chambre d'ami, nous commençons à envisager un départ vers d’autres horizons. Christian qui avait trouvé un emploi d'aide éducateur lui permettant de payer ses études, est fichu à la porte de son travail pour les mêmes motifs. Lui aussi projette de fuir. Devant partir à l'armée prochainement, il compte se cacher au fin fond de la montagne.

              Rencontre d'avec une Anglaise se déplaçant avec une provision d'acide en guise de compagnon. Pour couper court à la monotonie policière, nous décidons d'entreprendre un petit voyage immobile. Christian, pour qui  c'est la première fois, avale son acide sans mot dire puis s'allonge sur le lit et passe la nuit à commenter froidement ses visions. Au matin un peu descendue de sa galaxie, il se relève et dit d'un air maussade - Intéressant... Intéressant... - La curiosité me démange de demander à cet apôtre du matérialisme dialectique qu'elles furent ses visions durant ce voyage initiatique. Après tout à chaque peuplade sa croyance et ses kyrielles de plus ou moins demi-dieux. En fait il me semblait à cet instant que seul un très vieux chaman sage et parcheminé, assis au milieu d'une toundra désertique aurait pu avoir ce regard détaché tout en commentant en langue Tchouvache l'apparition de l'esprit de l'eau. Aussi, tout encore à la rémanence de mes propres visions je n'ose solliciter Christian, lui-même encore enchevêtré dans les filaments de la barbe broussailleuse du Camarade Marx.

 

              Dans un coin de la pièce Margot, effondrée sur elle-même, pleure solitaire sa mort silencieuse. Et moi dans mon délire il me semble que cette mort est mienne aussi. Je lui hurle cette mort mais que peut-elle, prisonnière de son propre vertige. Dans notre fuite d'entre les rues noires de menaces indicibles, nous débouchons chez Manuel et Marie-Thérèse vivant, ce jour-là, une paix précaire. Marie-Thérèse nous réconforte à coup de Valium. Au bout d'un temps mouvant, Margot et moi nous sentons la tempête s'apaiser. Funambules craintifs nous, nous sentons glisser le long d'un filin invisible vers la terre désirée. Le navire, l'instant d'avant encore ivre de cette folie tempétueuse, se calme en un paisible balancement.

               Margot et moi avons décidés de nous quitter provisoirement peut être pour essayer de revivre...

               Sa mère vient la chercher. Quant à moi, je prends ce soir le train. Retour vers la capitale des vapeurs grises. Le vertige me souffle à l'idée d'enfourcher seul ce monstre de fer, seul dans la nuit...

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