Asphalte blues page 6

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Un portail métallique. Coup de klaxon, les battants - lenteur muette - s'entrouvrent. Mur épais de deux mètres. Second coup de klaxon, un autre portail, un gardien porte un panier, cette pénétration en enfer ne finira donc jamais !  Troisième portail, une cour, des détenus - chemises blanches, cols ouverts, pantalons noirs et savates - tournent en lents cercles raclés. La voiture cellulaire vient se ranger auprès d'un perron. Ordres aboyés, des verrous claquent. La cabine s'ouvre sur la face d'un bouledogue rougeaud. Aboiement - DEHORS ! - Le chien nous pousse vers un escalier - Courrez ! - Dérapage, le cœur dans les talons à cent vingt tours minute. Un comptoir jaune, encore un chien de garde, partout des chiens !

 

             - Déshabillez-vous ! - Nous nous exécutons fébrilement, nos paupières cachant un effroi grandissant.  On nous donne des savates. Enfermés dans des box nous avons juste la place de nous asseoir, une ouverture à ras le plancher. Sûrement pour surveiller le mouvement de nos pieds subversifs !  Attente près de trois heures durant, sans doute dans le but de nous humilier. Pour nous humilier la douche qui suit. Un mastodonte nous jette une serviette rêche, un savon noir, nous propulsant dans une chambre luisante de graisse.

- Deux minutes pour vous laver, porcs !

             L'eau gicle brûlante, glacée, je n'ose me savonner de peur que l'eau ne s'arrête alors que je suis encore plein de ce savons puant le grésil. À moitié rhabillés, nous nous retrouvons dans une cellule basse de plafond, sans fenêtre. Personne ne parle. Fred essaye de sourire mais le cœur n'y est plus. Notre présence commune nous réchauffe, solidarité des proscrits.

              La porte éclate !  Un chien égrène des noms... L'enfermement m'encercle tandis que je traverse la cour. Pénétration dans la bâtisse centrale, sur cinq étages des portes d'acier autour d'un précipice métallique fracturé de filets de sûreté. On me donne un baluchon, une couverture, une paire de draps.

- Go to the fifth floor !

               Chemin de croix. Des yeux morts entrecoupent - phares aveugles - mon ascension. Au dernier étage, un gardien me prend en charge. Une porte s'ouvre sur une cellule monacale. Une chaise, une table, un lit rabattable fixé à même la cloison.

 

             Les jours, les nuits, se succèdent dans un brouillard cotonneux. Absence de temps. Par-delà l'étroite fenêtre grillagée il y a quelque part la mer aux navires ventrus, repus de liberté...

 

             Découverte que l'on peut pleurer pour soi comme pour déchirer cette absence épaisse du temps. Le gardien, mon gardien gentil sans raison, de temps en temps il laisse traîner une cigarette dans les toilettes à mon intention. Submersion d'une gratitude honteuse. Je lutte, je lutte contre tout ce qui pourrait détruire mon authenticité. Cela occupe d'immenses secondes, s'étirant paresseuses ? Je lis la bible en danois, n'y comprenant goutte, simplement pour vider mon cerveau. Lorsque, le matin je sors pour vider mon seau hygiénique, des détenus, malabars balafrés me clignent de l'œil, attendris de voir un comparse si jeune. Plutôt sympathiques mes compagnons d'infortune. Parfois, le gardien vient me voir. Nous discutons dans un anglais approximatif. Il me rassure, mon incarcération ne saurait durer longtemps, je serai, sûrement expulsé du Danemark d'ici quelques jours. - Adieux, grand nord ! -

            Enfin, un matin on me fait savoir que mon jugement aura lieu dans la journée. Une table, un juge. Verdict en bruine douce/amère : - Vous êtes expulsé du Danemark avec interdiction de séjourner en Scandinavie durant cinq ans. Demain vous serez reconduit à la frontière.

            À travers le grillage de la voiture cellulaire, je souris à la banlieue blues/gris.

Mon cœur chante la fin du cauchemar à la ville.

 

- Tu seras toujours là

Alors que je serai dans l'espace intersidéral,

Mon énergie est ton râle

Que je fuirai transfiguré en un vert opale

Loin de ton triste bal -

 

                 Tout chante ! Le chuintement des pneus sur l'asphalte, la toux du gardien, l'acre goût de la cigarette qu'il me tend.

               Pour l'ultime nuit on me change de cellule, je me retrouve avec un junky en manque. Il n'arrête pas de parler pour faire fuir la pesanteur poisseuse du temps, reniflant dans ses manches crasseuses tout en tremblant comme une feuille. Je lui passe ma couverture qu'il rejette bientôt, dégoulinant de sueur.

 - Dis, tu vas sortir, dis leur que je suis malade ! - Sa voix se brise. Ils ne veulent même pas me conduire à l'infirmerie ! Je suis malade, JE SUIS MALADE ! Vous m'entendez bande de salauds ! S'il vous plait ! Je suis Malade...

              J'appelle le gardien qui lui jette un regard faisandé. L'infirmier de service lui administre une dose de barbiturique, maigre palliatif. Il finit par sombrer dans un sommeil agité, poussant des cris/soubresauts. Recroquevillé sur ma paillasse, j'essaye de dormir malgré le froid. Bientôt je pourrai me joindre aux mouettes, voler !  Chez les humains on laisse les frères malades à la dérive.

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