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Perception du rêve d'Icare. Mythologie et réalité mêlées en un feu sanglant de l'être.
Patrick, gourou de la défonce, commente à un attroupement de fidèles, une recette hallucinogène à base d'amanite vénéneuse.
A la fermeture de la Caverne, vers les trois heures du matin, nous nous retrouvons en petit cercle au café face à la gare, parmi de vieux mégots et des bandes de jeunes loubards inquiétants. Odeurs de fond de verres, de frites refroidies. L'aurore nous happe de ses poubelles renversées, de ses vapeurs d'égout blanchâtres et tièdes dans la frilosité des heures d'entre chien et loup.
Remontée vers le centre-ville à travers une fatigue exubérante. Parfois, je dors chez Margot. Passion Inavouée - 5, rue des Flageoles - Ses parents lui louent une chambre au plafond immense se déformant de vieillesse.
A la cafétéria de la fac, retrouvailles avec Alain dit " Le pointu " gnome des marais poitevins que je rencontre, me semble-t-il, depuis des années à chaque encoignure de mes pas. Rencontre flash-back, féerique, n'y croyant pas. Retrouvailles de deux explorateurs dans l'immensité glacée des mondes, les Dieux en escorte.
Au creux des journées tourbillonnantes je reçois un petit pécule de ma famille. Patrick, Jean-Michel et moi louons un F3 dans la Z.U.P. au dixième étage d'une tour. À même le sol, sur des matelas récupérés dans la rue, nous campons. Un copain fantastiquement roux, aux dents proéminentes, du nom de Kerkidan ou quelque chose d'approchant, fils d'un éminent psychiatre de la ville, nous sert de chauffeur. Dans sa deux-chevaux bringuebalante nous transportons des tonnes de briques, des planches pour nous confectionner toutes sortes de meubles. Nous récupérons des tas de choses utiles dans les décharges publiques des environs.
Nuit noire dans la Z.U.P. aux lampadaires en voie lactée. Emmitouflé dans une couverture tirée d'une quelconque poubelle cabossée, je trimballe une lampe tempête récupérée sur un chantier voisin. Avec Margot, fouinons dans les recoins sombres d’immeuble bétonneux et déjà craquelés à la recherche de trésors extraordinaires, le fou rire au cœur, "Marrakech express" sur les lèvres. Apparition d'un homme à chapeau melon et canne à pommeau, immobile dans la brume orangée de la ville magritienne. Margot et moi entamons une dense effrénée sur l'asphalte rouge. L'homme hoche de la tête et s'en va se rapetisser à l'infini d'entre deux tours. Je saute à pieds joints sur un banc et me mets à déclamer aux yeux phosphorescents de Margot - yeux de chat ! - des poésies de mon cru. Margot m'interrompant :
- Écoute, écoute ! Une nuit toute pareille à celle-ci, dans un jardin public de Bordeaux alors que la brume s'insinuait à travers les vêtements. J'ai vu un homme allongé sur un banc que l'obscurité rendait fantomatique. L'homme avait la figure rongée par une barbe broussailleuse. Je m'approchai de lui et se redressant à demi, il me dit : " Des yeux comme les vôtres j'en ai vu peu. Seulement dans les mines d'or d'Afrique australe. Éloignez-vous, vous voyez bien qu'ils empêchent, par leur flamboiement, l'étoile du nord de se fondre en moi. Partez ! Vous la faites attendre dans sa solitude jalouse." Et se mettant debout, il prit ma main délicatement. "Adieux Mademoiselle Sortilège." et puis il disparut dans la nuit...
- C'est une projection temporelle de ton ombre, - dis-je tristement. - Mais qu'importe puisque tout n'est qu'illusion. Ce que tu es, c'est imposé à toi, ta volonté n'y est pour rien. Tout cela n'est que vide, une embûche créée par je ne sais quoi d'illusionniste... Par la peur négationniste de notre véritable moi. Nous sommes tristes à en mourir et nous essayons d'oublier cela par un étrange jeu kaléidoscopique. Ainsi l'homme au chapeau melon, c'est nous qui l'avons créés, inconscients du ridicule de nos reflets/mirages. Pantins désarticulés, nous sombrons au rythme trépidant d'un train temporel en folie... Margot tu m'écoutes ?
- Mais oui... - dit-elle, ses yeux épinglés en un ailleurs qui ne sera jamais le mien.
Une remonté d'acide entrouvre, à nouveau, la porte de la folie, me guettant de son sourire jaune/ricanant. Au gré des rues de la cité poitevine, les pavés éclatent, se disjoignent. Les feux des réverbères fuient leurs berceaux. Impression d'avoir frôlé un interdit. Je sens dans toutes mes cellules la mort latente. Désir de fuite, mais vers où ? Les dimensions matérielles sont limitées et plates ! Les cheveux de Margot se métamorphosent en lézards bleus argentés tandis que son pauvre visage perd, peu-à-peu, de ses rondeurs humaines, ne devenant plus qu'un masque mortuaire et effrayant.
Nous passons des journées entières dans sa chambre à nous désincarner, prostrés par terre à écouter des disques de freejazz. Envie de hurler ! De me centrifuger autour de ma flamme. Dans la rue je me mets à tourner sur moi-même tel un derviche hurlant le cri volcanique d'une douleur sans fond, sans raison. Les passants – plans s’entrecoupant- me regardent de leurs yeux morts depuis longtemps. Je sens Margot se fracturer, céder sur toutes les coutures. Peur de la détruire dans ses illusions. Comment en aurais-je le droit ? Mais puis-je rester seul, sans sombrer dans la folie ? Et les façades des immeubles vibrent se distordant hideuses. Vertige brisant la respiration d'une solitude aspirante.
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