Origines

Le souffle parait ralentir, les jambes deviennent insensibles á l’effort et les pensées se transforment et commencent á s’éloigner des sensations physiques. Elles prennent leur envol, deviennent autonomes et divaguent au gré de ce que leur ordonne l’esprit. Les perceptions se détachent du corps comme une brume qui s’en échappe. Elles restent d’abord autour de nous, toutes proches, á fleur de peau, puis cette brume grandit, perd le contact, se répand plus loin. On ressent alors le monde qui nous entoure de façon intense et profonde tout autant que l’intérieur de notre propre corps. Nos capacités visuelles, olfactives et surtout auditives sont décuplées. On ne fait qu’un avec le milieu environnant. Cet état second, peu de coureurs en profitent autant qu’ils le pourraient. Peu l’ont identifié, pourtant après un certain temps de course, ils l’ont tous expérimenté.

Sylvain connaissait bien cet état, l’ayant déjà ressenti auparavant dans d’autres conditions. Sa course était régulière, un coup d’œil sur son cardiofréquencemètre indiquait bien la fréquence cardiaque déterminée auparavant comme étant celle qui permettrait de rester dans cet état le plus longtemps possible. Concentré sur ses sensations, tout allait bientôt commencer.

Courir n’est pas une fin en soi. Personne ne court pour être simplement le meilleur d’une compétition. On ne court pas par rapport aux autres. On court d’abord pour soi. Certains y cherchent le confort d’être en pleine forme, d’autres une source de performance pour une autre activité physique principale. Quelques-uns courent par obligation médicale ou professionnelle. Beaucoup pour se relaxer, s’évader des soucis ou des pressions quotidiennes. Mais tous ceux qui se sont entrainés au moins plusieurs mois, se sont fait prendre par la course elle-même. Tous ont eu envie de courir, en ont ressenti le besoin ou le manque. Désirer pendant la course d’aller plus « fort », plus vite ou plus longtemps. Tous ont voulu tester leurs limites. Cette soif, cette nécessité, cette addiction vient du plus profond de notre identité humaine.

Les caractéristiques de l’espèce humaine sont certes l’intelligence, la parole et la conscience mais ce qui est à l’ origine de tout c’est sa nature de coureur. Pour elle, génération après génération, s’est remodelée la forme du corps, modifié le fonctionnement de chaque organe, dont le cerveau. Le passage de l’animal á l’humain fut guidé par la course.

Sylvain commençait á sentir le second souffle. Cet état naturel pour les coureurs de fond était pour lui le but à atteindre. « Début de la sensation de relaxation » annonçât-il au micro accroché au col de son teeshirt de polyester anti-transpirant. Ainsi il déclencha, au bord de la piste d’athlétisme synthétique rouge, l’agitation des deux assistants qui se mirent á manipuler les appareils de mesure et les ordinateurs portables. Un rap commença alors á dérouler son rythme lancinant dans les écouteurs de Sylvain, suivi d’un morceau de musique classique. Un rock endiablé terminait la séquence. Ensuite la voix d’un journaliste décrivait un fait divers puis un autre expliquait les raisons complexes d’une variation boursière. Pour terminer, l’annonce « Ambiance sonore d’analyse » introduisait la diffusion de l’enregistrement d’une chute d’eau dans la nature. Sylvain se mit alors à décrire à haute voix, entrecoupée par son souffle, tous les éléments qu’il reconnaissait : la chute d’eau, des oiseaux, le passage lointain d’une voiture, le souffle d’un animal, etc. Après une pause de dix minutes démarrait une autre séquence composée d’éléments différents mais de même nature : autres musiques, autres explications et autre ambiance sonore à décrire.

Il y a près de 7 millions d’années, dans des savanes arborées du continent africain s’accomplit le miracle d’un chaos évolutif : l’aube de l’humanité. Miracle sans dieu ni mécanismes biologiques mesurables. Juste un bouleversement cohérent issu du hasard tout à coup dirigé par la force intrinsèque de cette étrange loi mathématique. L’évènement chaotique, improbable, presque impossible, fait d’un désordre qui d’un coup devient ordre. Miraculeux par la beauté de ses conséquences. La Création. D’autres évènements d’une beauté comparable, telle la sortie de l’eau des poissons ou l’apparition des oiseaux s’étaient déjà produits des millions d’années auparavant.

Jusque-là, d’innombrables gènes indépendants mutaient aléatoirement en produisant le peu de transformations qu’autorisait la sélection naturelle. Soumis à l’action d’insignifiants facteurs, ils synchronisèrent alors leurs mutations dans une même direction. Ces animaux appartenant au groupe des grands singes furent projetés vers une évolution puissante, inexorable et irréversible: l’apparition de l’humanité.

Après 60 minutes de course à 10km/h, il se sentait bien, sans fatigue. Les tests se succédaient dans ses écouteurs. L’esprit dans la brume, il répondait sans réfléchir, de façon automatique. Les enregistremant des explications ou des sons d’un environnement imprégnaient directement son esprit sans paraitre utiliser l’audition, se confondant directement avec ses pensées. Sorte d’ivresse légère ayant pour lui quelque chose de commun avec une bouffée de cannabis ou une faible dose d’héroïne.

Il était bien, se détachant peu à peu de ses pensées, il pouvait de loin regarder ces dernieres aller et venir. Sorte d’expérience extracorporelle touchant son esprit, « extra spirituelle » pourrait-on dire. Les sons de l’enregistrement d’un environnement étaient les mieux perçus. Il semblait plongé directement dans le milieu enregistré et isolait chaque bruit, même le plus faible, pour en visualiser l’origine. Une aiguille tombait sur le sol d’un hall de gare, il en percevait le choc et l’identifiait précisément malgré les conversations des passagers et les grondements lancinants ponctués de claquement des trains sur les rails. Capable sans le vouloir de séparer les sons les uns des autres, de les isoler pour les distinguer, il pouvait entendre n’importe quel détail.

Dans cet état euphorique, il augmentait sa vitesse de course. Inconsciemment, il en désirait davantage. Les assistants le rappelaient à l’ordre pour qu’il ralentisse mais immanquablement, peu après, il accélérait de nouveau.

Les australopithèques apparurent, fruits de l’élan évolutif qui les emportait vers leur nouvelle nature de coureur. Grace aux transformations du squelette, ils acquirent la bipédie assurant l’excellent rendement énergétique de leur course. Malgré l’equilibre precaire necessitant des mois d’apprentissage, le plus économique des trots de tous les animaux. L’évolution hépatique et musculaire les rendirent capables d’accumuler d’extraordinaires réserves énergétiques glucidiques permettant de parcourir de très longues distances. La possibilité d’utiliser les réserves de graisse réduisait d’autant l’utilisation de celles des sucres. Tout le corps fut touché par cette évolution. Squelette, foie, muscles ont transformé l’animal en un coureur exceptionnel mais c’est la modification cérébrale qui marquerait le veritable tournant évolutif. L’origine de la pensée, de l’esprit, de la conscience se trouve aussi dans l’adaptation á la course. Utiliser la course de façon optimale c’est prévoir. Pour courir longtemps, il faut démarrer lentement, il faut donc anticiper, calculer. Sinon la course n’est pas efficace. Le cerveau s’est transformé pour calculer par anticipation le meilleur ratio vitesse/distance á parcourir. Un calcul si compliqué qu’il a nécessité une évolution de l’intelligence. Ne pouvant être inné ce comportement doit être transmis et appris de génération en génération. Compliqué á expliquer, il est á l’origine d’un langage complexe dont le symbolisme et le vocabulaire abstrait ont permis l’apparition de la conscience. Elle-même s’est développée durant les courses d’endurance, dans cet état de détachement, de concentration et de méditation. La course a ouvert la boite de pandore de l’évolution cérébrale, l’apparition de l’Homme, animal intelligent, conscient et capable de conceptualiser le monde par le langage.

Une heure trente de course, la fatigue commençait à se faire sentir. Le corps peu à peu reprenait le dessus ne laissant plus l’esprit tranquille. L’état de plaisir, d’intensification des sens, s’estompait peu à peu. Il fallait maintenant se concentrer sur la course pour continuer à courir. Un dialogue intérieur s’instaurait entre le corps voulant abandonner á cause de la fatigue ou des premières douleurs et l’esprit qui désirait poursuivre. Les tests ne donnaient plus les résultats attendus : les explications moins compréhensibles, l’ambiance sonore plus confuse, masquée par un souffle sourd bourdonnant dans les oreilles. Constatant l’inutile poursuite de l’expérience, Sylvain s’arrêta de courir pour se relaxer et reprendre son souffle en marchant jusqu’á ses assistants. Grace á son entrainement, après une heure trente de course, il se sentait encore bien et en forme. Il reprenait rapidement ses esprits au fur à mesure que son corps se relâchait.

- Aller les gars on remballe ! ordonna-t-il aux assistants la voix pleine d’entrain.

- C’est bon, tous les capteurs ont fonctionné, on va avoir un maximum de données à analyser répondit Clément qui se levait pour commencer à ranger le matériel.

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Au laboratoire, devant les écrans, ils n’en croyaient pas leurs yeux. Un véritable feu d’artifice de données nouvelles qui aboutiraient certainement à une grande avancée scientifique.

- Si avec ça on n’a pas une « publi » dans « Science » ! entonna clément tout excité d’imaginer un article accepté dans le plus important journal scientifique international.

- On a trouvé la poule aux œufs d’or ! renchéri Fred, le deuxième assistant.

Sylvain restait fasciné par les courbes qui se déroulaient à l’écran. Il pouvait voir la marée montante d’endorphines, molécules cérébrales semblables à la morphine, inonder progressivement son cerveau pour finir par engloutir les zones sensorielles et associatives. Ces zones, principalement celles de l’audition, de la vision et de l’olfaction, avaient des niveaux d’activité jamais observés jusque-là. Le circuit de la récompense déversait d’énormes quantités de dopamine dans toutes les zones corticales finissant par imbiber le lobe frontal. Les ondes électriques caractéristiques du fonctionnement de ce dernier atteignaient des fréquences inimaginables. L’ensemble de cette gigantesque machine ronronnait alors comme le moteur d’un camion de 600 chevaux. Maintenant il en était sûr, cet état limite de conscience que les coureurs appellent second souffle, était le seul connu avec un fonctionnement cérébral aussi élevé, proche du 100%.pour certaines zones sensorielles ou associatives.

Il commençait déjà à imaginer la suite des expériences, il savait maintenant quelle direction il fallait prendre.

La sensation du plaisir pousse inexorablement à en rechercher davantage.

Le circuit de la récompense est l’un des plus fondamentaux de notre cerveau. Il est composé de différentes zones reliées entre elles par des connections utilisant la dopamine comme neurotransmetteur de l’information. Si un évènement déclenche ce circuit du plaisir alors cet évènement est enregistré comme un but á atteindre. A chaque fois que l’individu se retrouve dans des conditions semblables à cet évènement, il cherchera par son comportement et ses décisions á retrouver le même plaisir ou davantage. Le lobe frontal, principal centre des décisions, est donc soumis et guidé par la dopamine libérée par le circuit de la récompense. Ce mécanisme fondamental est à la base de notre survie. Il détermine par exemple quels aliments permettent d’avoir le plaisir de satisfaire son appétit ou d’étancher sa soif. Si on a faim ou soif, c’est ce circuit neuronal qui déclenche le comportement de recherche de nourriture. Le même mécanisme explique l’envie que l’on ressent de reprendre de la drogue bien avant d’en être dépendant, parfois dès la seconde fois.

L’évolution a fait en sorte que la course soit notre premier besoin, notre première drogue, la plus ancienne, celle sur laquelle s’est forgé le fonctionnement de l’esprit humain. Non seulement issue du chaos évolutif originel, elle est en plus associée à la recherche de nourriture et à la fuite devant les prédateurs. Essentielle, vitale, elle fut donc naturellement associée au circuit de la récompense.

C’était devenu une double obsession, non seulement les résultats des mesures étaient carrément enthousiasmants mais en plus une force intérieure le poussait à vouloir expérimenter de nouveau. L’idée de suite limpide, comme une évidence, lui indiquait d’essayer d’aller encore plus loin que la simple nature humaine le lui permettait. Plus loin que cet état de légère euphorie du coureur. Pour cela, il fallait intensifier le fonctionnement du cerveau correspondant á cet état. Il allait donc courir pour déclencher de nouveau cet état d’évasion, tout en provoquant artificiellement les changements cérébraux identiques à ceux déjà mesurés : Injecter de la dopamine pour augmenter le pic de concentration observé dans le circuit de la récompense, stimuler électriquement pour potentialiser l’activité du lobe frontal, saturer les récepteurs neuronaux de noradrénaline, etc. En fait, reproduire artificiellement le fonctionnement cérébral correspondant à celui observé durant le second souffle, au même moment que le cerveau se transforme naturellement grâce à la course. Ainsi, il pourrait être encore plongé plus profondément dans cet état de conscience si particulier. Si cela fonctionnait, il espérait pouvoir utiliser ses sens comme personne jusque-là n’en n’avait eu l’occasion, en explorer ainsi les limites et peut être même les repousser.

Mais cet attrait scientifique n’était pas le seul qui poussait son esprit à inventer cette expérience. La mémoire du plaisir éprouvé les fois précédentes était une motivation bien plus forte et bien moins rationnelle. Cet instinct primitif aussi le poussait à travailler jour et nuit à la construction des appareils d’injection et de stimulation cérébrale. Inconscient de cette influence obsessionnelle sur son jugement, cela pouvait nuire à ses décisions. Tel un toxicomane inconscient de ses addictions, il ne cherchait du plus profond de lui-même que la défonce au protocole expérimental et l’overdose de sciences !

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A l’aube de l’humanité nos ancêtres mi-hommes mi-animaux avaient une relation sensorielle avec leur environnement. Ils étaient capables de sentir, voir et entendre des bruits maintenant imperceptibles, leur permettant de construire l’exacte réplique du monde extérieur dans leur esprit. Leur réflexion se nourrissait de cet univers sensoriel pour prendre les décisions. Leur esprit en manipulait les éléments virtuels avant d’agir sur ces mêmes objets réels de l’environnement. Les « concepts » étaient purement concrets. Avec l’avènement de la conscience, l’esprit s’est détourné de ces objets devenus trop simples et a préféré manipuler des concepts abstraits pour réfléchir. Sa réflexion est devenue plus performante mais il a peu à peu perdu la connexion avec le monde sensoriel. Dans les sociétés primitives, seuls les chamans continuaient de transmettre les pouvoirs liés aux sens. Encore utiles pour déterminer les plantes médicinales ou toxiques, en ressentir précisément l’effet selon leur dosage, ils pouvaient aussi sentir les maladies, les diagnostiquer puis les soigner. Ressentir et comprendre les réactions des animaux pour apprendre à les domestiquer. Ils étaient le dernier pont entre l’homme et la nature. La pensée abstraite devint si puissante et omnipotente dans la société, qu’eux aussi finirent par disparaitre. L’humain avait alors abandonné une grande partie de sa pensée animale, transformée en conscience et pensée symbolique.

Il s’était beaucoup entrainé, au point pensait-il de pouvoir courir un marathon. Il était prêt, tout comme l’appareillage d’instruments de mesure, d’injection et de stimulation. Dans les laboratoires, la rumeur de la découverte avait couru plus vite que lui. Les assistants au bord de la piste étaient accompagnés d’un public nombreux de collègues, de personnalités invitées de l’université et d’étudiants en neurosciences. Plus d’une centaine de personnes venues assister à cette expérience potentiellement historique. L’ambiance paraissait plus un évènement sportif qu’une expérience scientifique. Dans la tête de Sylvain la confusion régnait aussi. La seule chose qui comptait pour lui était de retrouver l’état second de plaisir des courses précédentes et d’aller encore plus loin. Ce petit nirvana était une obsession, il le sentait si proche.

Il commença à courir avec la surprise d’être encouragé par une salve d’applaudissement. Il n’en restait pas moins concentré sur son objectif. Il surveillait son cardiofréquencemètre. A cent dix pulsations par minute, il savait qu’il atteindrait rapidement le second souffle, tout en allant assez lentement pour durer le plus longtemps possible avant l’épuisement. Sa course était régulière, économique, se laissant tomber en avant de façon légèrement relâchée à chaque pas. Ses bras marquaient un balancier au rythme identique et en opposition à celui des jambes. Son rythme respiratoire se synchronisait avec sa course et l’essoufflement s’estompait. « Début de la sensation de relaxation » annonça-t-il d’une voix sure. La bande son commença à jouer dans ses écouteurs. Le test et les réponses étaient retransmis par des haut-parleurs installés pour que le public de décideurs et de financeurs puisse suivre et profiter de l’expérience.

Après un premier test, à l’annonce « début du conditionnement cérébral », les assistants lancèrent les premières perfusions neurohormonales et les stimulations électriques neuronales qui n’auraient de cesse de s’intensifier ensuite.

Il retrouvait enfin cette sensation de plaisir accompagnant la déformation des perceptions du monde qui l’entourait. Peu à peu, son esprit devenait transparent comme du verre, ses pensées se détachaient des images, des sons et des odeurs. Son esprit observait ses pensées se dérouler dans une séquence correspondant à une succession logique. Les informations sensorielles et la mémoire orientaient l’apparition successive des idées. Il pensait à son expérience, puis à sa carrière, aux dernières conversations scientifiques qu’il avait eues. Il commençait à percevoir les gens, à chaque fois qu’il passait devant le public par exemple, d’une façon différente. Il ressentait, lorsqu’il dirigeait volontairement vers eux son esprit, ce qu’ils avaient à l’intérieur, leur état général. L’un angoissé, l’autre plein de bonheur, celui-là qui a faim, celui-ci vibrant d’agressivité. Il en fut d’abord surpris, mais interpréta ce phénomène comme une sensibilité aux phéromones émises par chaque individu selon son état. Comme de nombreuses expériences l’ont déjà montré, on y est sensible de façon inconsciente. Dans son état, sa conscience avait accès à ces informations normalement subliminales. Le plaisir montait en lui comme une sève de printemps, toute chose devenait source de bonheur, enivré d’informations sensorielles. Il répondait aux tests au fur à mesure de leur succession, mais il finit par ôter ses écouteurs car il ressentait le besoin d’entendre davantage tout le reste. Tous les bruits du stade et de la banlieue dans laquelle il se trouvait envahirent son esprit. Puis la moindre odeur humaine, animale, végétale, poubelles, automobile, four de boulangerie, etc. Il percevait tout et trouvait cela incroyable et magnifique. Il en voulait davantage. Il voulait ressentir l’air et son souffle. Il quittait son teeshirt, courant torse nu, à l’affut de chaque sensation sur sa peau. Il ne regardait plus son cardio-frequencemetre et courrait de plus en plus vite. Alors, décision évidente, il commençât à rechercher les sensations à l’intérieur de son corps. C’était la recherche du tout, unir les sensations internes avec celles venues de l’extérieur. Dans son esprit tout fusionnait. Ses pensées fusionnaient avec les informations sensorielles qui elle-même fusionnaient entre les différentes modalités. Les sons, les odeurs et les images formaient des objets complexes et uniques dans son esprit, représentant peu à peu l’intégralité du monde réel. Ce monde virtuel commençait à dialoguer avec les sensations internes de son corps, puis finissait par fusionner avec elles aussi formant un monde unique, total, de l’intérieur de son corps jusqu’aux limites de ce qu’il pouvait percevoir de l’environnement extérieur. Son esprit détaché de cette construction virtuelle du monde pouvait en manipuler les éléments pour en inspirer sa réflexion. Passant devant les tribunes et les assistants, il ressentait une énergie négative, une opposition, une désapprobation générale. Peut-être voulaient-ils l’empêcher de poursuivre l’expérience ? Or la course était devenue le plus important pour lui, il devait tout faire pour pouvoir continuer. Au passage suivant, il lança aux assistants : « surtout poursuivez les enregistrements, il faut que l’expérience continue, pas d’inquiétude je maitrise ! Ne m’interrompez surtout pas, je sais ce que je fais ! ». Puis en s’éloignant : « je vous expliquerez plus tard ! ». Les rassurant ainsi il gagnait du temps pour continuer d’explorer son état psychique extraordinaire. Ce fut son dernier acte réellement conscient en tant que scientifique.

Peu á peu il laissait son esprit dériver de lui-même. Tout se résumait aux perceptions sensorielles, il commençait á être submergé par des instincts primitifs, animaux. Il avait aussi besoin d’en ressentir davantage. Il quitta maladroitement ses chaussures tout en courant puis s’arrêta trois seconde pour son pantalon de running, il courrait désormais presque nu. Les sensations venues du sol s’ajoutèrent encore au bain de plaisir. Il arrivait de moins en moins á réfléchir, son esprit s’éloignait progressivement de ce monde virtuel, purement sensoriel, qui occupait tout l’espace. Il regardait béatement, de très loin, cet univers, réplique exacte et magnifique de l’intérieur de son corps et de l’environnement extérieur réuni. Maintenant, il ne pouvait plus manipuler ces objets virtuels pour réfléchir. Il allait seulement passivement de l’un á l’autre, il visitait émerveillé aussi bien ses propres organes que tout ce qui l’entourait, les gradins, l’herbe de la pelouse, les animaux microscopiques qui y vivaient, les oiseaux, les arbres et les humains. Tout était parfaitement limpide, il n’y avait plus rien á comprendre, tout était en lui. Il n’avait plus d’existence propre, il n’était plus qu’un infini vertige.

Les assistants se précipitèrent, Sylvain venait de s’écrouler dans le murmure du frémissement d’inquiétude du public. Il bougeait peu, juste quelques légères convulsions. Ne prononçant plus aucun mot, il ne répondait plus à ses assistants si ce n’est par un surprenant grognement animal caractéristique, facilement identifiable, primitif : celui qui est commun á la plupart des espèces de grands singes actuels.