CHAPITRE 4: Romain la blague


— Ah, putain, t’es vraiment trop con. J’ai failli me pisser dessus avec tes conneries. Mais d’où tu sors des trucs pareils ?

Romain était le plus drôle de tous les clients du Fleuri. Il avait toujours ce petit air malicieux qui lui venait du fond du regard dès qu’on lui adressait la parole. Comme à la foire, il tirait sur tous les ballons qui pouvaient faire rire l’assistance.

Un bon vivant ! Après le Fleuri, dès qu’il trouvait quelqu’un d’assez sympathique pour l’accompagner, il l’invitait dans un bon petit restaurant. De ceux qu’il fréquentait, il choisissait celui où on mangerait le mieux en fonction des moyens de l’invité. Malgré sa désinvolture apparente, on savait qu’il était très attentif à ne jamais mettre quelqu’un dans l’embarras. Souvent, il finissait ses blagues en annonçant à la cantonade « sans vouloir offenser qui que ce soit, bien évidemment ! » Mais jamais personne ne s’offensait, et les rires à gorge déployée couvraient la plupart du temps cette phrase. Tous ceux qui le connaissaient aimaient Romain, et lui n’avait jamais rien contre quiconque. Il était serviable avec tout le monde. Dès qu’il le pouvait, il proposait son aide à celui qui en avait besoin. Pour cela et pour sa bonne humeur, il était la figure la plus appréciée du Fleuri.

Ce jour-là, il discutait avec Bernard et Karim. Ils en étaient à la cinquième tournée. Bernard, moins rapide que les autres, avait encore deux verres presque pleins devant lui.

— C’est bon Karim, arrête d’étaler la confiture avec tes compliments, sourit Romain en lui tapant sur l’épaule.

— Mais je n’étale pas la confiture, là !

— Ben si, et c’est pour ça que t’es tout maigre.

— C’est quoi le rapport ? s’étonna Karim.

— Ben comme ça tu nous fais des tartines au beurre allégé !

— Ha ! Mais qu’il est con celui-là, s’éclaffa sa victime.

Même Bernard, toujours aussi morose, avait cette fois esquissé un sourire.

— Attention, vous savez, on ne peut plus faire de blagues sur les Arabes sans se faire traiter de raciste, affirma très doctement Bernard qui voulait certainement engager un débat d’une grande profondeur.

— Mais sur les Belges non plus… renchérit Romain.

— Ben pourquoi ? Ça n’a rien à voir, rétorqua Bernard toujours aussi sérieux.

— Mais si, en Belgique, il n’y a plus que des Marocains ! C’est la Marine qui l’a dit après les attentats !

— Pfff, fous-toi de la gueule des Lepenistes et tu vas avoir des problèmes, renchérit Bernard avec un signe de tête vers le bout du comptoir où trônait la France nationaliste devant quelques verres de rouge.

Mais ces clients-là firent semblant de n’avoir rien entendu.

Romain régnait en maitre, il jouait à domicile. Ceux qui tentaient de l’affronter prenaient un sérieux risque d’être taillés en pièces par son humour parfois ironique et acide. Romain évitait ainsi toutes les polémiques, celui qui voulait entrer en conflit n’y arrivait jamais. Pas de conflit, pas de débat, que de la rigolade. Même si souvent, derrière cet humour se cachait une réflexion approfondie sur certains sujets, et le rendait finalement pertinent.

– Allez les gars, buvons un coup à la santé de tous les peuples et les cultures, ça ne nous fera pas de mal ! proposa Romain en levant son verre.

Et tous l’accompagnèrent, sauf les deux clients du fond.

Quelques semaines plus tard, Karim entrait dans le café la mine sombre. Il s’assit dans un coin, saluant à peine les autres clients avec lesquels il avait pourtant l’habitude de discuter. Un instant, ils murmurèrent en tournant souvent la tête vers lui, puis parlèrent à Madame Ginette. La patronne leur servit une tournée et se dirigea ensuite vers celui qui n’avait pas encore à boire.

– Monsieur Karim, qu’est ce qu’on vous sert ?

– Un café, s’il vous plait.

Madame Ginette se dirigea vers la machine. Tout en commençant la préparation dans le bruit et la légère vapeur qui s’en échappait, elle s’adressa à Karim en gardant le dos tourné, comme par pudeur.

– Ça n’a pas l’air d’aller aujourd’hui, des ennuis M’sieur Karim ?

– Moi, ça va, merci. Il y a juste des jours plus tristes que d’autres, c’est la vie…

– Ça, c’est bien vrai Monsieur Karim, mais après la pluie le beau temps, comme on dit.

Ce début de conversation permit à Émile de s’immiscer, délaissant le groupe assis à l’autre bout du comptoir.

– Alors Karim, on attend Romain ? Ça fait longtemps qu’on ne l’a pas vu, le pitre de service.

– Non.

– Ah, ben fait gaffe alors, s’il n’est pas là pour te défendre, tu risques d’être malheureux !

– T’inquiètes, ça ira pour moi.

– Ben oui, toujours là à faire des blagues racistes à son pote rebeu et se foutre de la gueule des Lepenistes, c’est quand même un comble ! Vous formez une sacrée brochette tous les deux. C’est du Laurel et Hardy !

– L’important finalement, c’est le fond, davantage que la forme, marmonna Karim l’air lassé par la fausse jovialité de son interlocuteur.

– Alors, si monsieur fait son philosophe aujourd’hui, il n’y a rien à rajouter. Pourtant, si je comprends à quoi tu fais allusion, chez Romain c’est plutôt la forme qui compte. De blague en blague, il brasse beaucoup de vent. Mais si on gratte, au fond, il ne reste pas grand-chose d’original. Quelques poncifs habituels de bobo de gauche qui défend l’univers des bisounours. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, comme disait Jean Yanne. Les noirs et les blancs c’est pareil, on les respecte tous quels qu’ils soient et on est heureux dans le meilleur des mondes. Mais la vie, que je sache, c’est un peu plus compliqué que cela.

– Tu ne crois pas si bien dire… répondit Karim, l’air étrangement gêné plutôt qu’enthousiaste au débat.

Deux autres membres du groupe du bout du comptoir prirent alors le relai.

– C’est vrai que Romain, je l’aime bien, comme tout le monde, mais il a quand même un côté où il en fait un peu trop. On dirait qu’il a un complexe ce mec, il veut absolument être aimé de tous. C’est un peu bizarre quand même, dit Jean-Louis en rajustant en permanence sa casquette à l’effigie d’une marque de hamburger.

– Exactement, je n’aurais pas su si bien dire. Par exemple, moi, je suis bien content qu’il m’ait aidé à refaire la toiture de mon garage. Tu sais, il m’avait trouvé un lot de tôles ondulées usagées, gratuites et en bon état. En plus, il me les a transportées avec sa voiture. C’est sûr que ça fait plaisir. Mais quand même, je le connaissais à peine, moi, ce gars. C’est étrange, non ? Il y a un truc qui ne va pas… renchérit Pascal, ponctuant chaque phrase en se rongeant nerveusement un ongle.

– Dites donc, je ne vous trouve pas très reconnaissants tous les trois, interrompit Madame Ginette. Surtout toi, Émile. Il a quand même été sympa avec toi, sachant qu’en plus vous êtes plutôt opposés politiquement. Vous pourriez en parler autrement, je trouve.

– Mais ce n’est pas ça, madame Ginette… dit Émile qui n’eut pas le temps de finir.

– Mais non, dirent en chœur les deux autres. Il ne faut pas le prendre comme ça.

– Nous, on critique, mais on sait reconnaitre la valeur des gens. Romain, c’est un bon gars. Tout le monde est d’accord là-dessus. Tout le monde l’aime, Romain. Mais justement, c’est pour ça, on se pose des questions aussi à son sujet. On se dit qu’il y a peut-être un truc qui tourne pas rond. Avouez qu’il est quand même étrange, non ? Toujours souriant, gentil. On se dit qu’il est humain, mais quand même, il doit bien avoir des défauts. Cette gentillesse exagérée, moi je dis que ça cache quelque chose. Et puis, comme on ne peut pas lui parler, parce qu’il tourne tout à la rigolade, c’est encore plus douteux. Ça porte les gens à imaginer n’importe quoi. Vous savez, Madame Ginette, finit-il sur un ton plus docte, les gens, ils peuvent être très méchants, ils sont comme cela, ils imaginent toujours le pire.

Madame Ginette ne prit même pas la peine de leur répondre et recommença le nettoyage de la machine à café pourtant déjà rutilante.

– Et toi Karim, qu’est-ce que tu en penses ? Nous on le connait depuis longtemps, Romain, mais bon, tu en sais peut-être plus que nous.

Karim ne répondit rien durant quelques longues secondes, en regardant ses pieds se balancer doucement en bas du tabouret de bar. Puis leva la tête, le regard agressif et triste à la fois, planté dans les yeux d’Émile.

– Vous ne le connaissez pas. Vous ne savez faire que ça, critiquer ceux que vous ne connaissez pas. Vous critiquez les étrangers, vous critiquez les gentils, vous critiquez tous ceux qui sont différents, sans rien connaitre d’autre que l’entre-soi des gens comme vous….

– Oh là ! N’le prends pas comme ça quand même, tu vas un peu trop…

– Non ! coupa-t-il sèchement en levant la voix. Non, je ne vais pas trop loin. Vous ne savez rien, et vous ne comprenez rien. Romain vous a aidés, tous. Il vous a tous fait rire. Et vous, la seule chose, c’est lui cracher dans le dos. Mais vous ne savez même pas combien ça lui a couté de vous aider, à Romain. Vous ne savez pas combien ça lui coutait de vous faire rire non plus…

– Ah ? Ben voilà autre chose maintenant, nous faire rire on lui doit ça aussi… Et ça coute cher de faire rire ?

– Ta gueule, tu m’entends, là ? Ferme ta grande gueule. Tu ne sais rien, tu n’es qu’un ignorant qui pérore devant son apéro. Oui, ça lui coutait à Romain de te faire rire. Ça lui coutait d’oublier sa mère, atteinte d’une grave maladie mentale et qu’il a gardée toute sa vie à la maison. Ça lui coutait d’oublier qu’elle était morte, depuis quelques mois. Ça lui coutait d’oublier sa fille, pour te faire rire. Atteinte de la même maladie que sa mère et qu’il gardait aussi à la maison. Ça lui coutait qu’en avril, sa femme se soit barrée en le laissant seul avec sa fille à charge. Ça lui coutait de faire bonne figure devant vous tous les vendredis soir, alors que l’état de santé de sa fille se détériorait. Venir rigoler avec vous, c’était un peu sa façon de s’échapper, de ne plus y penser. Ça lui coutait de vous aider, alors qu’il avait à peine assez d’argent pour subvenir aux soins de cette enfant. Il était comme ça, profondément bon, c’était sa vraie nature, comme peu de gens le sont. Mais ça lui aurait trop couté de revenir ici, et de rire avec vous, alors qu’on lui avait annoncé la mort prochaine de sa fille, il y a trois mois. Alors, il n’est pas revenu depuis. Et sa fille est morte. Il l’a enterrée. Il n’y avait que moi et son ex-femme qui l’avons accompagné au cimetière. Il disait que cela ne servait à rien de faire pleurer d’autres gens pour cela. Et deux jours après, c’est moi qui l’ai retrouvé, pendu dans son garage.

J’ai écrit ce texte en pensant à un collègue avec qui j’ai travaillé quelques années. Son humour et sa gentillesse nous accompagnaient durant les pauses café et à la cantine. Il était apprécié de tous et mourut comme Romain. Je dédie donc ce texte à sa mémoire, si tant est que cela ait un encore un sens…