Weekend avec Michelle

Nous partîmes le soir tard et arrivâmes en plein milieu de la nuit, vers trois heures du matin. Cela me rappelait les escapades de ma jeunesse : pour un Bordelais, aller au ski en un Weekend relevait toujours du même exploit au niveau des horaires. Michelle, bien que plus jeune et sensée être plus en forme que moi, passa la moitié du trajet à dormir. Sur le siège du passager d’abord, mais à la première occasion, elle changea pour la banquette arrière. Conduire seul pendant des heures ne fut pas à mon gout et le lendemain, je lui en fis le reproche au réveil. Je n’aurais pas dû, car cela mit une mauvaise ambiance pour le reste de la matinée. C’était un mauvais calcul : vu ce que je devais lui annoncer, j'aurais du, au contraire, faire en sorte de la mettre dans de meilleures dispositions.

Vers une heure de l’après-midi, nous descendîmes au village où je connaissais un des meilleurs restaurants de la vallée. Une cuisine traditionnelle, simple, mais avec de bons produits, dans une ambiance chaleureuse de chalet tout en bois. Nous nous installâmes sur le balcon. La table, un peu petite pour deux, offrait cependant une vue panoramique extraordinaire et une ambiance d’air pur que tout citadin vient chercher dans ce genre d’endroit. Le soleil brillait dur ce jour-là, Michelle rayonnante de plaisir me paraissait magnifique.

À la fin du repas, après l’apéro, la bouteille de Saint-Émilion et les cognacs en guise de digestif, l’ambiance était bien détendue. J’en profitai pour entamer la conversation, dans le but de dévoiler d’un trait tout ce que je m’étais promis lui révéler.

― Michelle, j’ai pas mal de choses à te dire. Et ce weekend est une bonne occasion pour en parler.

― Vas-y, qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle, le visage tout à coup empreint d’inquiétude.

― Ne t’inquiète pas, je dois juste t’expliquer un peu mieux ma situation. Uniquement pour que tu la comprennes et que tout soit plus simple entre nous.

― Tu t’es remis avec ta femme, c’est ça ?

― Mais non, pas du tout, que vas-tu imaginer ! C’est à propos de mon travail, de ma situation à l’université, c’est tout. Laisse-moi t’expliquer plutôt que faire ce genre de supposition.

― OKAY, vas-y, je préfère ça.

Je lui expliquai l’ensemble des causes qui m’avaient contraint à me lancer dans la poursuite secrète et illégale de mon projet. Elle put comprendre enfin ce que ce Russe aux manières de mafieux avait à voir avec moi. Elle restait cependant dubitative devant tout ce qu’elle venait de découvrir.

― Bon, je comprends mieux, au moins tes horaires et que tu sois toujours occupé. Mais moi là-dedans, j’occupe quelle place dans ta vie ?

― C’est exactement pour cela que je t’en parle, j’aimerais que tu sois partie prenante, pas dans le projet lui-même bien sûr, mais au moins à travers notre relation.

― Je ne comprends pas bien, que veux-tu que je fasse exactement ?

― Bon, le premier point, c’est qu’apparemment cela ne te pose pas de problème de savoir que je travaille dans l’illégalité. C’est déjà rassurant, car ça aurait pu être un motif de dispute. Ensuite, et bien… en fait, je te demande surtout d’être compréhensive. C’est surtout ça oui, compréhensive pour mes horaires, mon emploi du temps, mon manque de disponibilité pour nous. Mais cela ne durera que quelques mois, après tout redeviendra normal.

― Mais je ne comprends pas bien, tu veux en arriver où exactement avec cette machine ? C’est quoi ton objectif au niveau de la recherche ?

― Bon, je vais essayer de simplifier. Tu as le droit de comprendre, effectivement. Babette est un programme d’Intelligence artificielle tout ce qu’il y a de plus classique. Un réseau de neurones capable d’apprendre par lui-même. Il en existe déjà beaucoup pour des applications variées. Mais pour Babette, l’objectif, c’est d’apprendre ce qu’on pourrait appeler la culture humaine. En gros, qu’elle manipule un immense nombre de données pour qu’il puisse en naitre des « idées ». Bon, cela parait un peu livre de science-fiction bas de gamme, là ! Mais c’est très sérieux. L’objectif est que Babette sache répondre à n’importe quelle question que se posent les humains. Et si possible qu’elle aille jusqu’à réponde aussi à des questions qui sont encore sans réponse pour nous.

― Vous voulez en faire un cerveau humain, c’est ça ?

Je m’attendais à cette question, j’avais l’habitude d’y répondre. A force, ma façon de présenter le sujet finissait d’ailleurs par être un peu orientée pour qu’on finisse par me la poser.

― Non, pas du tout. La grande différence entre l’IA et la pensée humaine n’est pas tant la façon d’apprendre, ou les connaissances. La différence principale, c’est que l’IA ne peut pas avoir de sentiments. On pourra la gaver autant qu’on veut de données scientifiques, historiques ou même philosophiques et psychologiques, elle n’aura jamais de sentiment.

― Et comment en êtes-vous sur ?

― Parce que nous l’avons créé et nous connaissons sa nature. Ce n’est qu’une entité logique. On peut en faire une intelligence rapide et performante, avec une mémoire astronomique qui lui permet de réfléchir, de raisonner. Mais les sentiments, c’est une sensation, un ressenti ; cela appartient, ou est intimement lié, à la chair. Les sentiments viennent de l’expérience sensorielle du monde. Ils sont sans aucun doute liés à la culture, aux connaissances, à l’expérience de l’individu, mais pour naitre et exister il leur faut aussi une expérience sensorielle du monde. Les sentiments sont le mariage des deux et ne peuvent pas naitre d’une simple somme de connaissances ; comme ils ne peuvent pas naitre non plus d’une simple analyse sensorielle du monde. Il leur faut les deux.

― Alors ta machine est privée de capteurs, elle n’a pas de vidéo ni de micro ?

― Si bien sûr, elle peut en être équipée, mais cela ne change rien.

― Si elle a des capteurs alors elle a comme une expérience sensorielle du monde, non ?

― Il nous faut à la fois sentir le monde et sentir notre propre intérieur. Le sentiment nait de la comparaison intelligente, liée à notre culture, de ces deux sensations.

― Et les capteurs ne lui suffisent pas à faire cette comparaison ?

― Non, je te le dis il faut aussi qu’il ait une expérience sensorielle intérieure, pas seulement des capteurs externes.

― Mais elle peut aussi capter ce qu’elle a à l’intérieur, non ? Cette IA est bien connectée à tous les éléments de la machine, c’est toi-même qui viens de me dire que tu as passé des semaines à le mettre en place !

À ce moment, je trouvai Michelle géniale, je sus pourquoi je pouvais parfaitement en tomber amoureux. À chaque fois que j’avais déroulé cette même interprétation, on m’avait toujours fait la remarque que : « j’avais bien expliqué » et ainsi je m'assurais simplement d'avoir convaincu. Je ne parle pas d’autres chercheurs spécialistes du domaine bien sûr, avec qui les réflexions sont d’un tout autre niveau. Non, je parle des non-spécialistes, de ceux qui ont assez de culture pour comprendre, mais apparemment pas assez d’intelligence pour critiquer. Michelle, elle, avait su pousser la critique plus loin que toutes les autres personnes avec qui j’avais pu débattre de l’aspect humain de l’IA. J’avais pourtant eu l’occasion de développer le sujet dans des salles de conférence d’un public nombreux, mais je n’avais jamais croisé quelqu’un d’aussi pertinent. Bon, peut-être mon jugement était-il altéré par les sentiments que je lui portais déjà. Il n’empêche que je devais me fendre d’une explication plus complexe que d’habitude.

― Je n’ai pas vraiment défini l’intérieur, mais effectivement cela aurait pu être l’intérieur du corps ou de la machine. En fait, je parlais de l’intérieur de l’esprit. Un ami, chercheur en sciences cognitives, a fait tout un travail sur ce thème. Il travaillait sur l’implémentation des caractéristiques de l’esprit humain dans un logiciel. Il définissait l’esprit comme le milieu intérieur de la pensée, au sens de Claude Bernard, comme « l’intérieur du corps de la pensée ». C’est pour cela que j’ai pris l’habitude d’appeler cela l’intérieur. Selon mon ami, l’esprit se forme à partir de deux grandes sensibilités primordiales, la douleur et le plaisir. Ces deux grandes formes de sensibilité sont à l’origine des sentiments de haine pour la version active de la douleur, et de la peur pour sa version anticipatrice. De même, du plaisir dérive l’amour dans sa version active et le désir dans sa forme anticipatrice. La douleur et le plaisir seraient en fait des formes dérivées de la sensibilité interne liée à la survie. La faim, la soif, par exemple, pour la douleur, et leur contraire la satiété pour le plaisir. Alors vois-tu les machines n’ont absolument rien de tout cela, leur intérieur est un univers vide et froid à l’image de leur corps fait de métal et de silicium. Du coup jamais elles ne pourront éprouver de sentiments.

― Eh bien, tu es sacrement doué en philosophie. Je comprends ce que tu veux dire, mais je ne suis pas sure d’être d’accord. Si l’IA est un réseau de neurones, alors dans ce réseau se trouve une représentation du monde. Je pense que cette représentation est l’équivalent d’un esprit. Elle l’a fabriqué à partir des informations « sensorielles » de ses capteurs ainsi que du forçage. Ce qui équivaut à la douleur et au plaisir, c’est le forçage par lequel on montre à la machine ce qu’elle doit faire selon chaque entrée qu’on lui impose durant l’apprentissage. D’ailleurs, je ne suis pas la seule à dire que les IA pourront un jour ou l’autre être considérées comme des êtres dotés d’une conscience.

― La conscience me parait plus facile à faire émerger dans les machines que les sentiments.

― Mais si vous êtes sûr qu’elle ne deviendra pas une intelligence humaine, alors de quoi avez-vous si peur ?

― Nous avons surtout peur de son évolution. Babette aura un but de départ que nous avons décidé, elle est créée pour cela. Mais rien ne nous dit qu’au contact de la somme énorme de connaissance sur l’humanité, il soit possible qu’elle dévie de ce but, ou qu’elle en adopte un autre. Et ce dernier pourrait être n’importe lequel, nous n’en avons aucune idée, donc un but potentiellement dangereux. C’est pour cela qu’elle sera implantée sur un ordinateur, le serveur, qui n’est connecté ni à internet ni à un robot. Nous allons voir si au fur et à mesure que ses connaissances grandissent, elle ne change pas son objectif ou sa façon d’agir.

― Mais elle pourrait faire quoi, sinon ?

― Principalement se comporter comme un virus et entrainer des perturbations de certains systèmes. Elle pourrait aussi diffuser des informations de nature confidentielles par exemple, car il est difficile pour elle de comprendre la confidentialité. On ne sait pas trop ce qu’elle fera quand elle aura acquis la majeure partie de la connaissance humaine !

― Bon, je comprends le comité d’éthique et sa décision alors !

― Oui, d’un côté on peut le comprendre, de l’autre il aurait pu nous faire confiance, on a su prendre nos précautions tout de même !

― Pour en revenir à mon rôle, en fait, plutôt que de jouer la bobonne qui attend gentiment que son mari rentre à la maison, j’aimerais bien participer au projet.

Je ne m’attendais pas à cette réaction. Je n’avais du coup pas prévu de lui proposer une tache au sein du projet. Pourtant, je me rendais compte qu’elle en était capable : non seulement elle était suffisamment avancée dans ses études, mais de surcroit c’était une étudiante brillante, peut-être plus brillante que certains chercheurs qui avaient travaillé dans mon équipe par le passé. Il fallait que je reste dans une présentation positive de la situation, lui proposer quelque chose qui lui convienne pour qu’elle continue d’accepter les autres inconvénients qui naitraient de mon projet et rejailliraient sur notre couple.

― C’est une excellente idée ! Non seulement je suis sûr que je pourrais te confier certaines tâches, mais en plus cela nous permettrait de nous voir davantage.

― Par contre, autant cela m’intéresse de faire de la recherche avec toi, autant les relations avec ce « Nikolaï », je préfèrerais les éviter

― Ah bon ? Pourquoi cela ? C’est un peu grâce à lui si nous sommes ensemble, tout de même !

― Plus ou moins. Mais ce n’est pas le problème. Ce type m’a l’air assez dangereux et malsain.

― Il faut dire que tu l’as connu dans des circonstances très particulières. Je crois que l’alcool l’a rendu un peu fou ce jour-là. Mais normalement, il est plus calme et très sérieux.

― Tu ne sais pas tout, ce mec-là n’est vraiment pas sain. Déjà cet endroit qu’il connaissait et où tout le monde le connaissait, ce n’est pas un endroit où va n’importe qui. Une vraie maison de divertissement de la mafia. Je te jure, moi, là-bas, je me croyais carrément dans un film ! C’était une caricature, la maison comme les clients et les employés. Jamais je n’aurais imaginé un endroit pareil, et encore moins à Bordeaux !

― C’est vrai que c’était un peu particulier, lui répondis-je avec l’image en tête du souvenir du sous-sol. Cependant, je ne suis pas sûr qu’il n’y ait que des mafieux comme clients. Je crois que se côtoient aussi des hommes politiques et des chefs de grosses entreprises comme lui.

― Enfin, je te le dis, tu ne sais pas tout…

― Et qu’est-ce que je devrais savoir ?

― Par exemple, ce qui s’est passé après notre départ ce soir-là.

― Vas-y, raconte !

― C’est ma copine qui m’a tout raconté. Alors d’abord, juste après notre départ, ils se sont retrouvés avec le couple bizarre qui nous suivait en BMW.

― Oui, mais ceux-là, on ne les connaissait pas, on les avait rencontrés juste avant.

― Peu importe, ils se sont engueulés et ça a mal fini. Ils sont sortis de la maison et d’après Elsa, Nikolaï a mis une sacrée raclée au mec sans l’aide de ses gardes du corps !

― Ah bon ? Mais qu’est-ce qui a bien pu le mettre dans cet état ?

― Franchement, tu le demandes ? Tu as vu la quantité d’alcool qu’il a bu ? Bon, peut-être tu n’as pas vu, tu dormais, mais c’était hallucinant ! Quand on est parti, il disait un peu n’importe quoi, tout de même !

― D’accord, mais il y avait peut-être une raison plus précise à cette altercation, non ?

― Si j’ai bien compris, l’autre, ivre lui aussi, lui aurait proposé une relation échangiste avec la serveuse. Il y aurait même inclus ma copine Elsa. Complètement tordu quoi. Mais de là à le démolir… il parait qu’il lui a mis des coups de pieds dans la tête alors qu’il était déjà à terre, au point de lui ouvrir tout le visage. Il était en sang ! Ce n’est quand même pas normal, il est ultra-violent, c’est clair. Complètement fou, comme le dit Elsa.

― Bien heureusement je n’ai que des relations professionnelles normales avec lui. Dorénavant, j’essaierai d’éviter de le suivre dans ce genre de fête.

― En fait, je ne voulais pas t’en parler jusque-là parce qu’il y a des choses plus gênantes. Et surtout plus malsaines.

― Ah bon ? Eh bien, dis-moi tout, alors, demandai-je de nouveau.

― Après avoir quitté cette maison, ils se sont retrouvés dans l’appartement de Nikolaï, avec Elsa et la serveuse. D’abord Nikolaï leur a proposé de la cocaïne, pas cool déjà. Ensuite Elsa a commencé à assister à une scène de plus en plus intime entre la serveuse et Nikolaï. Elle a alors décidé de s’en aller pour les laisser à leur intimité, mais Nikolaï a insisté pour qu’elle reste, et même pour qu’elle participe. Elle a refusé, alors Nikolaï lui a proposé de l’argent. Il lui a dit qu’il avait l’habitude et qu’il connaissait pas mal d’étudiante qui le faisait pour de l’argent. Bref, en gros, il l’a incité à se prostituer ! Tu te rends compte ! Ce mec est carrément malsain.

― Oui je comprends, c’est assez grave en effet. Peut-être que l’alcool lui a fait dire n’importe quoi, mais peut-être qu’il est vraiment malsain. Comment savoir ? Bon, je ne veux pas minimiser ce qu’il a fait à ta copine, c’est évidemment impardonnable. J’espère juste que ce ne soit pas plus grave parce que de toute façon, je vais être obligé de travailler avec lui.

Je venais de prendre conscience, grâce à elle, à quel point ma situation était difficile. Je savais que je ne pouvais plus retourner en arrière, mais plus j’avançais plus j’avais envie d’arrêter, malgré mon intérêt pour l’I.A.. Le projet ne pouvait valoir de me compromettre avec un milieu aussi malsain. Tout chercheur déconnecté du monde que j’étais, je n’en avais pas moins des valeurs morales. Je m’étais mis dans un sacré pétrin et je sentais que cela venait à peine de commencer !

Je changeais pourtant de sujet de conversation rapidement. Je ne voulais pas en parler de façon trop approfondie pour ne pas retourner Michelle contre le projet. Elle risquait de s’y opposer et je n’avais pas besoin de ce problème supplémentaire. Non, malgré mes craintes et mes hésitations, je préférais plutôt la convaincre de me soutenir.

Le reste du Weekend fut extraordinaire. Comme si la conscience de savoir qu’il serait peut-être le dernier ensemble avant très longtemps, nous avait poussés à faire tous les efforts pour le rendre merveilleux. Michelle se révéla bien plus active sexuellement. Nous n’avions jamais pris autant de plaisir ensemble, nos ébats devenaient le refuge de notre amour, c’était magique. Emportés par notre désir constqnt, nous fîmes même l’amour dans la voiture, sur une aire d’autoroute pendant le trajet de retour. Comme pour donner un point final qui symboliserait la passion qui nous avait envahis durant ces trois jours.