Manifestation Bogota, 23/11/2019

Guidé par le son, j’ai parcouru deux ou trois pâtés de maisons depuis chez moi, et je les ai trouvés là. Une trentaine de musiciens de 15 à 20 ans, la batucada du quartier. Ils jouaient fort et dur dans la nuit, gravissant la rude pente de la principale rue commerçante. Le son puissant des percussions qui fait vibrer les entrailles de son souffle, montait dans la brise froide de Bogota. Ils jouaient fort, frappant de toute leur énergie pour envoyer le message de leur quartier vers les nuages qui rosissaient sous l’éclairage sodique de l’immense ville.

On voyait dans leurs yeux qu’ils ne jouaient pas pour simplement déchainer leur rythme, ils jouaient pour un objet bien plus grand, qui les dépasse bien au-delà de leur musique. Ils m’ont semblé magnifiques ces petits jeunes, musiciens de cet orchestre qui sert projet social, souvent issus de la délinquance. Ils désiraient vivre à leur façon l’expression de leur existence, de leur propre importance, au milieu du néant de cette gigantesque fourmilière de huit-millions d’habitants.

Au début, ils montaient seuls la rue en forte pente de ce quartier défavorisé, observé par un public immobile, figé sur les trottoirs, sur le pas des maisons et à l’entrée des commerces. Peu à peu, attiré par le puissant rythme hérité des anciens esclaves africains du Brésil, le public commença à les suivre. Des jeunes aux plus vieux, jusqu’à cette petite vieille rabougrie qui, derrière le cortège, s’aidait de son déambulateur pour monter péniblement. Ici, la moindre maladie peut vous tuer ou vous rendre infirme tant l'accès aux soins est difficile ; ici la misère côtoie la pauvreté.

Arrivés en haut du quartier, au bord de l’autoroute périurbaine, il s’en comptait déjà une petite centaine. Des gens du quartier, de toutes sortes, de l’étudiant à l’artisan, du commerçant au dealeur casquété tenant en laisse son pitbull. Tous accompagnaient ce mouvement pacifique musical.

Ils y mettaient du leur, les jeunes musiciens. Ils frappaient de toute leur force sur les énormes tambours et grosses caisses aux pulsions rauques de basses, sur les petites peaux synthétiques blanches des caisses claires au cri aigu. Ils transmettaient tout l’espoir, celui dont rêvent les pauvres, pour un avenir meilleur. Ici pas de slogans politiques, pas de pancartes, pas de banderoles. Seule la musique joyeuse, entrainante et puissante. Le simple message du chef d’orchestre, qui s’arrêtait durant les pauses pour expliquer qu’ils voulaient juste que son quartier participe au grand mouvement général. Humblement, à la hauteur de leur insignifiance, mais quand même participer.

Ensuite ils redescendirent la rue dans l’autre sens, traversant de nouveau ce quartier de part en part, depuis la limite orientale, à cinq ou six rues des terribles quartiers d’invasions agrippés à la montagne, jusqu’à l’extrême ouest, à trois ou quatre rues du palais présidentiel et des différents parlements. Un quartier tampon entre les deux limites, entre le monde sauvage où le citoyen n’existe plus, et le monde civilisé ou siègent les représentants d’un certain peuple, riches et corrompus. La batucada, ce soir-là, depuis ce quartier anonyme, loin des caméras médiatiques qui ne recherchent que les images de la violence, a relié les deux mondes.

Ici pas un seul policier ni un seul débordement, juste des gens qui marchent, en suivant le rythme endiablé brésilien, transis par la brise des Andes. Ils ont plutôt le sourire. Ils finirent entre deux et trois-cents en bas de la rue, sans bousculade, juste armés de casserole pour appuyer le chahut. Ils auront eu l’impression d’exister ensemble, pour une fois sans être séparés par les tâches quotidiennes qui leur permettent de survivre ou de vivre chichement. C’est mon quartier, je l’aime comme eux. S’il s’y passe aussi quelque chose ce soir, cela ne sortira de là qu’à travers ma plume. C’est Mon quartier, Belen, Bogota Colombia.