Il ne m'est jamais venu à l'esprit d'écrire sur Tarzan, et ce n'est toujours pas dans mes intentions. Toutefois, en tant qu'amateur d'imaginaire, je n'ai, bien entendu, jamais été insensible à la féerie de cette histoire somme toute incroyable, et qui flirte parfois avec le fantastique qui m'est si cher. Or, au hasard d'un échange sur le net, j'ai été amené à faire quelques recherches sur Tarzan, et je suis tombé sur un article paru dans le magazine "Man's adventure" en mars 1959. Controversé, il est considéré comme un canular par certains, mais comme authentique par d'autres, d'autant plus que ce magazine avait la réputation – semble-t-il justifiée – de ne publier que des histoires vraies. En vieil habitué des recherches "googleiennes" que je suis devenu, j'ai donc effectué ma propre enquête, et je retranscris ici l'article du journal de 1959 (il apparaîtra en caractères italiques bleus), agrémenté de mes propres découvertes et/ou réflexions (les mots apparaissant en souligné contiennent un lien vers une source).
Avant que vous ne vous plongiez dans cette lecture, sachez que parallèlement aux recherches que j'ai pu effectuer, je me suis attaché à faire le rapprochement – quand c'était possible – entre l'article de "Man's adventure" et les écrits de l'auteur de Tarzan. Je tiens donc à rappeler ici les propres mots d'Edgar Rice Burroughs au début du premier tome de la saga de Tarzan (traduction de John Duval, édition spéciale n°1 de 1970), car eux-mêmes témoignent d'un fond de vérité l'ayant amené à écrire son roman :
" Je tiens cette histoire d'un homme qui n'était sans doute pas autorisé à la révéler. Un verre de vin lui a tout d'abord délié la langue, et je crois que par la suite, le scepticisme avec lequel je semblais écouter son récit l'a incité à le poursuivre jusqu'au bout. Quand il s'aperçut un peu plus tard qu'il m'en avait trop dit sans me convaincre pour autant, une bouffée d'orgueil lui monta à la tête – le vin y étant sans doute pour beaucoup – et il sortit des pièces écrites : un manuscrit moisi et des archives de l'Office colonial britannique. Je n'affirmerai pas la véracité de cette histoire, car je n'ai pas été témoin des événements qu'elle relate. Mais le fait que, dans mon propre récit, j'aie donné aux personnages des noms fictifs prouve assez que je crois sincèrement à son authenticité. Les pages jaunies et couvertes de moisi du journal intime d'un homme mort depuis longtemps, tout comme les archives de l'Office colonial britannique, concordent parfaitement avec le récit de mon amphitryon. Je vous rapporte donc cette histoire telle que je l'ai péniblement reconstituée, à partir de ces différentes sources. Même si vous ne pouvez lui prêter foi, vous m'accorderez qu'elle est unique, remarquable et captivante"
Tarzan, ainsi que le décrivait Monsieur Burroughs, était un jeune noble anglais, un certain Lord Greystoke, perdu dans la jungle alors qu'il était encore enfant et qui a grandi parmi les singes. Au moment où le livre est paru, il n’y avait aucun doute sur le fait que ce soit un personnage fictif, une invention littéraire pure et simple. Il n'y avait plus de Seigneur Greystoke depuis bien longtemps, ce nom est donc purement fictif.
Note personnelle : Ainsi que Burroughs le dit lui-même au début de son récit. Le nom de Greystoke apparait bien dans l'histoire de la noblesse britannique, mais il faut remonter à plusieurs siècles en arrière pour en retrouver trace.
Mais le personnage réel, la personne sur laquelle repose toute la série, a bien vécu. Il y avait vraiment un homme, un noble anglais qui, naufragé sur la côte africaine de la jungle, a été recueilli par les singes, a grandi avec eux, et a finalement survécu à tout un tas d'aventures avant de revenir à Londres pour assumer son titre et sa position. Cet homme était William Charles Mildin, 14ème comte de Streatham.
Note personnelle : Une « autorité » (mentionnée sans la nommer dans « The book of lists » de David Wallechinsky) suppose cependant que son nom était plutôt William Russell. De fait, si aucun Lord Mildin n'a jamais existé – comme le font justement observer ceux qui nient la véracité de cette histoire – les familles Russell, Howland ou encore Wriothesley (je reviendrai un peu plus loin sur ces deux autres noms), appartenant effectivement à la noblesse anglaise, étaient bel et bien installées à Streatham à cette époque, cela est aisément vérifiable et ne souffre d'aucune contestation.
Ci-dessous, l'extrait du book of lists :
TRADUCTION : Un cas intrigant mais pas entièrement étayé est celui de l'Anglais William Milding, le 14e comte de Streatham. (une autorité pense toutefois que le nom de cet enfant était en fait William Russell). Naufragé sur la côte ouest de l'Afrique à l'âge de 11 ans en 1868, Mildin vécut avec des singes pendant 15 ans avant d'être découvert et renvoyé en Angleterre. Mildin a peut-être inspiré Edgar Rice Burroughs pour créer son personnage le plus célèbre: Tarzan des singes.
Note personnelle : Dans le site d'archives "findmypast", on trouve d'ailleurs un William Charles Russell né à Rotherhite en 1857. Les prénoms sont bien ceux donnés par Jones, la date de naissance correspond (il a 11 ans en 1868), bizarre, bizarre, tout ça ! ^^
Pendant quinze ans, entre 1868 et 1883, sa vie fut le prototype de Tarzan. Bien que de nombreux détails étaient inconnus à l'époque, les grandes lignes de son récit étaient parfaitement connues du public, le "London Times" ayant publié plusieurs articles sur le noble comte. Par ailleurs, des versions plus romantiques de ses aventures sont parues dans plusieurs des journaux et magazines illustrés anglais de la fin du 19ème siècle. Edgar Rice Burroughs a eu amplement l'occasion d'étudier ces histoires avant de créer son propre personnage. Or, les similitudes entre le séjour de Lord Streatham en Afrique et celui de Tarzan sont trop nombreuses pour n'être qu'une simple coïncidence. Tout cela est apparu assez récemment. L'existence d'une histoire vieille de cinquante ans et figurant dans les archives de vieux journaux n'avait même pas été remarquée lors de la parution des premiers romans de Tarzan. Ce n'est que vers la fin de 1957, quelque soixante quatorze ans après les événements, que l'attention se porta sur toute l'affaire. C'est arrivé presque accidentellement. Et depuis ce temps, les avocats de la famille des Mildin ont tout mis en œuvre pour étouffer l'histoire.
Ci-dessous de gauche à droite : Russell house à Streatham, résidence de Lord William Russell au 19ème siècle – Streatham manor house, ou Howland house, possession de la famille Howland à Streatham au 19ème siècle – Streatham rectory, manoir de Lord John Russell, en 1832.
Le seigneur Edwin George Mildin, 15ème comte de Streatham, décéda en septembre 1937, et rien n'indiquait quoi que ce soit d'inhabituel. Sa seigneurie n'avait pas d'héritier, il n'était donc pas surprenant que l'immense domaine familial soit légué en grande partie à une œuvre de charité. Le testament stipulait que tous les papiers de famille devaient rester secrets vingt ans après le décès du comte. Mais c'était normal aussi. Beaucoup de gens préfèrent garder les détails de l'histoire familiale jusqu'à ce que tous les concernés vivants soient décédés. Cela évite beaucoup de désagréments et, pour un avocat, les commandes d'un client sont bien entendu sacrées. Ainsi, juste après la mort du comte de Streatham, une rédaction officielle parut dans les annonces publicitaires du jour, informant toutes les parties intéressées que les papiers de la famille Mildin seraient descellés. La publicité a attiré l'attention limitée qui suit habituellement toute notification légale car, à l'heure convenue, étaient présents dans les bureaux : Monsieur Edmund Bennet, l'avocat chargé du dossier, et deux greffiers de son bureau. Personne d'autre n'est venu.
Les boîtes et les coffres contenant les souvenirs reposaient sur une grande table. À onze heures précises, Monsieur Bennet a pris la copie certifiée conforme du testament, a lu le paragraphe applicable, et a demandé formellement s’il y avait des objections à son application. Naturellement, aucun visiteur n'étant présent, il n'y en eut pas. Immédiatement, les scellés ont été brisés et les boîtes ont été ouvertes. La plupart des objets étaient typiques de ceux recueillis par les vieilles familles anglaises. Il y avait là des livres de comptes et des registres remontant à l'époque d'Henri VIII, des lettres jaunies et émiettées rédigées par des rois, des reines, des ducs et des comtes, lesquelles étaient soigneusement rangées dans leurs coffrets. "Le vieux garçon avait des parents très éloignés", fit alors remarquer un greffier tandis que l'autre haussa les épaules. "Nous pourrions certes leur demander s'ils veulent récupérer ce genre de choses, mais autant tout confier à un musée. Il n'y a vraiment rien d'extraordinaire ici." Le personnel du bureau commença alors à ranger tous les papiers dans les cartons quand un des employés, qui avait fouillé dans un coffre en laiton, laissa échapper une exclamation soudaine. "Grand Dieu !" s'écria un greffier. "Regardez-moi ça !" Il présenta alors à l'avocat un épais paquet de papiers qui ressemblaient à un manuscrit quelconque. La page de couverture était soigneusement imprimée à la main : "Un récit des incroyables aventures de Lord William Charles Mildin, 14ème comte de Streatham, qui vécut près de quinze ans parmi les singes et les animaux de la jungle africaine".
Note personnelle : Difficile de ne pas faire ici le rapprochement avec le prologue d'Edgar Rice Burroughs qui nous parle de "pages jaunies et couvertes de moisi du journal intime d'un homme mort depuis longtemps".
Stupéfiés, les auxiliaires judiciaires ont pris le manuscrit et ont commencé à le lire. Ils étaient toujours au travail plus de trois heures plus tard, car le manuscrit comprenait plus de mille cinq cents pages d’écriture fine et minuscule. "Par Dieu !" murmura Henry Randolph, l'associé principal de la firme. "Je me souviens maintenant, il y avait une histoire à propos du père de Lord Edwin. J'ai entendu des choses étranges et incroyables – il y a des années – quand je n'étais qu'un enfant". L'histoire qui se dévoila alors était plus qu’étrange, et prouvait une fois de plus que la vérité pouvait souvent faire honte à la fiction.
Ci-dessous : une peinture représentant le domaine de Lord William Russell à Streatham en 1804.
"Je n'avais que onze ans", écrit Lord Mildin, père du comte de Streatham décédé en 1937, "quand, dans une crise de colère et d’humeur, je me suis enfui de ma maison. J'ai ensuite obtenu une place de garçon de cabine à bord du voilier de quatre mâts, l'Antilla, à destination des escales africaines et du cap de Bonne-Espérance".
Note personnelle : En consultant les archives de l'université de Cambridge, j'ai pu constater que beaucoup de membres de la famille Russell avaient été amenés à effectuer des missions diverses (politiques, militaires, d'enseignement, etc...) dans de nombreuses colonies anglaises comme le Bengale (Alexander, Archibald ou encore Charles Russell), l'Australie (Frédérick Russell), et bien entendu le Cap en Afrique du Sud (Alexander, Lionel, Richard Russell, etc...). Il manque malheureusement une page (la 386) en plein milieu de la liste répertoriant les faits et gestes de la famille Russell à cette époque, je veux croire que ce n'est pas celle comportant les informations qui m'auraient intéressé !... Quoiqu'il en soit, il est plausible qu'en embarquant à bord de l'Antilla à destination du cap de Bonne-Espérance (ce n'est pas vraiment le pays voisin), le jeune garçon en colère ait cherché à rejoindre un parent quelconque.
Lord William a décrit le voyage depuis l'Angleterre jusqu'à la côte africaine avec beaucoup de précision et de minutie. Ensuite, il a raconté qu'une violente tempête s'était abattue sur l'Antilla dans le golfe de Guinée, une tempête qui a ravagé le navire pendant plus de soixante douze heures. "Quand le vent s'est enfin calmé, j'ai réalisé que j'étais l'unique survivant. J'étais seul dans les eaux du golfe, accroché à une épave. Heureusement, le courant m'emmenait vers la côte." À ce stade, Bennet a fait consulter d'anciens rapports d'expéditions et, de fait, les événements relatés ont pu été vérifiés. Le voilier de quatre mâts, Antilla, était effectivement parti de Bristol, en Angleterre, en 1868 et, selon le Lloyd's Register, avait été perdu, corps et biens, au large des côtes africaines en octobre 1868 !
Note personnelle : L'auteur Philip José Farmer fait, quant à lui, état de l’existence d’un document intitulé « le seul survivant du naufrage de l’Antilla », rédigé par un certain John William C Howland en 1960. Or, Howland est, comme nous l'avons vu plus haut, le nom d’une famille noble de Streatham ayant eu des liens et même des unions avec la famille Russell, autre identité supposée de Lord Mildin. Il en va de même pour la famille Wriothesley mentionnée ici, les arbres généalogiques de ces lignées sont facilement consultables sur le net.
Ci-dessous : l'extrait du contenu de "Tarzan alive", de P. J. Farmer :
TRADUCTION : Howland, Wriothesley, les Howland de Streatham, incluant le récit de John William C. Howland : "Le seul survivant du naufrage de l'Antilla", Balham Hill.
Ci-dessous : une infime partie de l'arbre généalogique de la famille Russell où apparaissent les unions avec les familles Howland & Wriothesley
Note personnelle : De mon côté, je me suis livré à quelques recherches au sujet d'un navire de cette époque baptisé Antilla et, avec bien du mal, j'ai fini par en trouver trace via des archives maritimes néo zélandaises consultables en ligne. Il s'agit d'un brick de 283 tonneaux, donc probablement un deux mâts et non pas quatre. En revanche, ce bâtiment semble avoir beaucoup navigué, notamment dans l'Atlantique et sur les côtes africaines.
Ainsi, le 8 décembre 1841, le brick Antilla de 283 tonneaux avec le capitaine Burnett aux commandes est arrivé à Wellington en provenance de Sydney (il est fort probable qu'il s'agisse de l'Antilla construit à Workington en 1840 car le tonnage correspond parfaitement). Après le naufrage près du Cap (Afrique du Sud) du navire prince Rupert parti de Portsmouth le 21 avril 1841, l'Antilla, qui était sur place, avait dû prendre en charge les naufragés pour terminer le voyage. Parmi les passagers se trouvait Monsieur William Spain, qui avait été nommé commissaire par Lord John Russell (tiens, tiens, tiens... revoilà le nom de Russell ^^) pour examiner tous les achats de terres autochtones effectués en Nouvelle-Zélande. S'agit-il du même Antilla que celui cité dans l'article de Llewellan Jones ? Bien possible après tout, puisque ce navire arpentait déjà les côtes africaines quelques années plus tôt. Est-ce Lord John Russell qui a ordonné de réquisitionner l'Antilla pour amener son protégé à bon port ? Impossible de le vérifier, bien entendu, mais il parait raisonnable de penser que la famille Russell avait ses habitudes avec ce navire, ce qui expliquerait que le jeune garçon ait choisi d'embarquer à son bord lors de sa fugue.
Il est également fait mention de ce vaisseau par le naturaliste Alfred Russel Wallace, lequel relate dans son ouvrage "The Malay archipelago" l'avoir emprunté en 1854 lors de son voyage en Malaisie. La même année, au mois d'août, il a effectué un voyage de Bremen (Allemagne) à New York (son arrivée dans le port américain est enregistrée dans l'Immigrant Ships Transcribers Guild). Enfin, dans les archives maritimes de Workington, il est fait mention de deux voyages de Liverpool à Port Adelaïde (Australie). Le canal de Suez n'était pas achevé à cette époque, aussi le navire devait-il contourner l'Afrique par l'Ouest pour atteindre le cap de Bonne Espérance. Le premier voyage mentionné sur ces archives eu lieu en 1847, le second en 1862 avec le capitaine Tallentire aux commandes. Ce capitaine était-il toujours aux commandes de l'Antilla six ans plus tard ? Impossible à vérifier mais, en fouinant dans les arbres généalogiques des Tallentire (une famille de marins originaires de Workington, lieu de construction de l'Antilla), je suis parvenu à trouver un certain William Tallentire, né en 1802 et mort en... 1868 ! Hélas, ni les causes ni le lieu de sa mort ne sont précisés. Hormis un vieil article de presse mentionnant un départ de l'Antilla au mois d'octobre d'une année que je n'ai pu identifier, le voyage de 1862 est donc la dernière trace que je suis parvenu à trouver des voyages de ce voilier, soit un demi tour du monde réalisé six ans seulement avant les évènements décrits par Thomas Llewellan Jones.
Malheureusement, je ne suis pas parvenu à trouver ce qu'il était advenu de ce navire. Mes recherches parmi les listes de naufrages sur les côtes africaines dans cette période ne m'ont pas permis de trouver une quelconque trace de celui de l'Antilla, mais les registres sont incomplets, et il est plusieurs fois fait mention de naufrages de bricks ou de goélettes non nommés.
Ci-dessous à gauche : l'article de presse relatant un départ de l'Antilla à la date d'un premier octobre. À droite : un exemple de l'état des archives de l'époque (site de Sunderland) où deux schooners et un brig ayant fait naufrage en 1868 ne sont pas identifiés.
Ci-dessous à gauche : un quatre mâts comme il s'en faisait à cette époque. Au centre : un vieux grément d'aujourd'hui, de type brick comme l'était l'Antilla que j'ai déniché. À droite : la liste des passagers de l'Antilla lors de son voyage du Cap de Bonne Espérance à Wellington en 1841.
Le document que les avocats avaient entre leurs mains racontait ensuite comment le jeune William Mildin avait dérivé jusqu'à la terre ferme, probablement à peu près à mi-chemin de l'actuelle Pointe-Noire et de Libreville, en Afrique équatoriale française (Gabon). La région était en grande partie inhabitée lorsque l'enfant naufragé s'est traîné sur la plage. La jungle épaisse et entrelacée arrivait à moins de trente mètres du bord de l’eau, et le garçon était étendu sur le sable, épuisé et terrifié.
Note personnelle : en localisant le lieu d'accostage de l'enfant entre Pointe-Noire et Libreville, Thomas Llewellan Jones en arrive aux mêmes conclusions que les auteurs de "Sur la piste de Tarzan", lesquels ne se sont basés que sur les écrits d'Edgar Rice Burroughs pour mener leur enquête. Étonnant, non ? Quoi qu'il en soit, Simon Sanahujas et Gwenn Dubourthoumieu (auteurs de "Sur la piste de Tarzan") sont parvenus à localiser un lieu correspondant parfaitement aux descriptions de Burroughs, à savoir la pointe Panga dans la région de Nyanga, au sud du Gabon. Il s'agit d'une zone sauvage où des recherches archéologiques sont menées régulièrement afin de mettre la main sur des vestiges préhistoriques, c'est aussi un lieu très fréquenté par les tortues Luth qui viennent y pondre. Mais quoi qu'il en soit, l'auteur de Tarzan nous avait décrit un endroit où une éminence boisée domine la plage, ce qui est précisément le cas à la pointe Panga. Par ailleurs, il mentionne la présence d'un cours d'eau à proximité, ce qui est également le cas puisque c'est ici que la Boumé Boumé (qui apparait sur certaines cartes sous le nom de Douigni ou Dougny) se jette dans l'océan, à environ trois kilomètres et demi au nord de la pointe Panga. Ses descriptions font également part d'une géographie côtière formant un petit port naturel et, là encore, il est aisé de le vérifier, en consultant simplement une carte, par exemple. La houle est ici à dominante sud-ouest (Géomorphologie de la côte du Gabon), ce qui explique qu'à marée haute, la petite baie que vous verrez dans les images qui suivent soit protégée par la pointe Panga. Qui plus est, à marée basse, la baie constitue un excellent port à échouage (4ème photo). Enfin, le secteur est truffé de rochers qui font office de brise-lames, comme l'ont relevé des surfeurs bretons : "Nous sommes à la pointe de Panga mais, hélas, ce n'est pas un spot. Il y a une belle pointe très sauvage qui pourrait donner une gauche, mais de nombreux rochers aux positionnements aléatoires détruisent les vagues, c'est insurfable." D'autre part, Burroughs nous parle d'un lac dans les environs, ou encore de hauts plateaux recouverts de jungle dans les terres, ce qui est toujours rigoureusement exact. Alors, diantre ! Pour un écrivain qui n'avait jamais mis les pieds en Afrique, il semblerait qu'Edgar Rice Burroughs ait été bien renseigné sur ce secteur ! Pour la petite anecdote, c'est en suivant les empreintes d'un gorille sur la plage que Simon Sanahujas et Gwenn Dubourthoumieu ont déniché cet endroit, ce qui a au moins le mérite de confirmer qu'il est bel et bien fréquenté par ces grands anthropoïdes, aujourd'hui encore.
Photo ci-dessous à gauche tirée du reportage « Sur la piste de Tarzan » : la pointe Panga avec l'éminence boisée mentionnée par Edgar Rice Burroughs. À droite et au-dessous : d'autre vues de la pointe Panga.
Ci-dessous en bas à gauche : le "petit port naturel" décrit par Burroughs est repérable via Google earth ou Google map, par exemple. Au centre : une vue des hauts plateaux effectivement recouverts de forêt qui dominent l'intérieur des terres. À droite et en haut à gauche : des cartes faisant apparaître la rivière mentionnée par l'auteur américain – la Boumé Boumé en l'occurrence –, dont l'embouchure est située un peu au nord de la pointe Panga, à environ trois kilomètres.
Ci-dessous à gauche : la rivière Boumé Boumé qui se jette dans l'océan à proximité de la pointe Panga. À droite : un aperçu des nombreux lacs qu'on trouve dans la région.
Ci-dessous à gauche : l'embouchure de la Boumé Boumé. À droite : une autre plage du Gabon dans le même secteur, laquelle est dépourvue de tout relief, comme l'est quasiment tout le littoral dans cette région. La pointe Panga fait exception, ce qui rend crédible le fait que Burroughs ait bel et bien eu connaissance des faits, puisqu'il l'avait décrite comme elle est réellement.
Enfin, ci-dessous à gauche, quelques images de la pointe Panga (à 2 minutes) et, à droite, un aperçu de la région et de sa faune. (vidéos empruntées aux Youtubers de Lost in the swell) :
"Je n'osais pas chercher des indigènes, car j'avais toujours entendu dire qu'ils étaient des sauvages, des chasseurs de têtes et des cannibales", écrit-il. "Au lieu de cela, j'ai attendu de reprendre des forces, puis je me suis rendu directement dans la jungle, dans l'espoir d'y trouver de la nourriture et de l'eau". C'est lors de sa toute première incursion dans la jungle que William est tombé sur une colonie de grands singes. De toute évidence, les primates n’avaient jamais vu un homme blanc auparavant. Au lieu de le fuir, ils se rapprochèrent, jacassant avec enthousiasme et avec un grand intérêt. "Pour une raison bizarre, je n'avais pas peur de ces créatures étranges", poursuit-il. "Ils étaient hideux à regarder, mais ils semblaient néanmoins doux et inoffensifs". Leur surprise initiale passée, les singes lui offrirent des noix, des larves et des racines à manger, le poussant avec leurs longs bras et leurs mains grotesques. Affamé, le jeune homme prit la nourriture et la mangea. "J'ai été terriblement malade par la suite, et les singes semblaient comprendre cela. Une fois, une guenon très âgée s’est frayée un chemin jusqu'à moi et m'a bercé dans ses bras". Lord William fut, en fait, adopté par les singes. Après qu’il ait pleinement récupéré, ils l'ont conduit dans une clairière où ils avaient leurs habitudes. "J'étais exceptionnellement fort et agile pour mon âge", écrit-il. "Sans trop de difficulté, j'ai commencé à cueillir des racines et des gaules, puis j’ai appris à me déplacer dans les arbres".
Note personnelle : Je crois judicieux de souligner ici une différence qui me semble cruciale entre le récit d'Edgar Rice Burroughs et l'article de Llewellan Jones. L'auteur américain fait naître son Tarzan dans la cabane que ses parents ont construite sur la côte, et il est récupéré par les singes alors qu'il n'est encore qu'un nourrisson. Bien que les chances de survie d'un bébé semblent infimes dans de telles conditions, des cas analogues ont déjà été observés, comme celui de Robert Mayanja, adopté à l'âge de 3 ans par des singes Velvet en Ouganda. Cependant, découvert et repris aux singes trois ans plus tard, Robert "ne savait ni s’asseoir, ni se tenir debout : il sautait seulement ou restait accroupi. De même, il ne souriait pas, ne parlait pas et ne communiquait qu’à travers des cris d’animaux. Aujourd’hui encore, Robert Mayanja ne s’est pas réadapté totalement aux comportements humains". Vu le destin que va connaître William par la suite, toute l'histoire est beaucoup plus crédible si on part du principe qu'il avait onze ans lorsqu'il s'est retrouvé perdu sur la côte africaine.
Photo ci-dessous à gauche tirée du reportage « Sur la piste de Tarzan » et prise dans le secteur. À droite : une vue de la forêt gabonaise dans cette région équatoriale.
Il est également parvenu à se munir d'un couteau, d'une lance, d'un arc et de flèches, en les volant dans un village autochtone situé à deux ou trois milles vers l’intérieur des terres. La possession de ces armes rudimentaires lui permettait de se sentir plus en sécurité, déclare-t-il. Et, de manière crédible, elles lui ont également permis de se donner une nouvelle stature, et même un pouvoir accru parmi les singes. Avec ces armes, il put obtenir la nourriture de son choix, chassant au clair de lune. Le garçon n'avait cependant pas abandonné l'espoir d'être sauvé. Il se rendait souvent à la plage et scrutait l'horizon à la recherche de navires de passage. Il a fait cela pendant près de huit mois, mais sans aucun résultat.
Puis, en 1869, comme on peut le vérifier en parcourant les histoires détaillées de l’Afrique (celle d’Edwin Pearsall et de Marion Donamy), les tribus de l’Afrique équatoriale française occidentale se lancèrent dans une guerre d’annihilation féroce qui dura trois ans. La jungle grouillait de groupes d'indigènes en guerre assoiffés de sang. "Mes amis les grands singes et moi-même avons été contraints de rester cachés pendant tout ce temps", écrit-il. "Je n'osais pas me montrer dans la jungle à chaque fois qu'un des Noirs déchaînés se trouvait à proximité. Ils m'auraient tué sur le coup". Il est donc resté avec les singes, ceux-ci l'ayant totalement accepté et lui ayant permis de vivre parmi eux.
Note personnelle : Il est aisé de vérifier que les guerres entre tribus étaient monnaie courante à cette époque. Certaines étaient motivées par le commerce de l'esclavage, car les tribus côtières fournissaient les trafiquants en se procurant des esclaves parmi les autochtones vivant dans les terres. C'était particulièrement le cas entre la pointe Panga et Tchibanga puisque s'y trouvait une piste aux esclaves (site "Je n'ai pas choisi d'être gabonais"). D'autres guerres étaient la conséquence de mouvements ou de migrations de populations, comme ce fut le cas du peuple Fang qui arriva dans la région à la même période. Llewellan Jones stipule que des guerres tribales éclatèrent en 1869, et c'est précisément cette année-là que l'armée française dut intervenir contre les Fang qui étaient en plein conflit avec les tribus locales (Histoire des Fang, peuple gabonais, par Xavier CADET).
Non, William Mildin n’a pas "appris le langage des singes", comme le fictif Tarzan plusieurs décennies plus tard dans les livres d’Edgar Rice Burroughs. Il réussit cependant à établir une forme primitive de communication avec les animaux. "Après un peu de temps, j’ai fini par capter un certain nombre de sons basiques et gutturaux qui ont une signification particulière pour les grandes bêtes. Il y avait même un son – je l’ai appris en fin de compte – qui était un appel ou un signal spécialement pour moi. Il peut difficilement être rendu en anglais, mais l'interprétation la plus proche serait : "Okhugh". C’était mon signal ou, si vous préférez, mon nom parmi les singes".
Note personnelle : Les chimpanzés et les bonobos sont présents au Gabon, mais les descriptions de brutes bienveillantes surprises de le voir manger de la viande laissent davantage songer aux gorilles puisqu'ils sont essentiellement végétariens et d'un tempérament plutôt doux. Au sujet du comportement des gorilles, voici un avis d'Emmanuel de Merode, primatologue belge. "C'est un animal incroyablement sensible, très fragile, même si les "dos argentés" (les adultes) ont une puissance extraordinaire. Aucune autre espèce au monde ne dégage un tel mélange. Se retrouver au sein d'un groupe de gorilles est une expérience extrêmement douce. Très sociaux, ils n'ont aucune agressivité vis-à-vis de l'homme. C'est une des seules espèces qui peut nous inviter à participer à sa vie de famille. Elle est intense et chaleureuse. Ils passent la journée à jouer ensembles, un spectacle émouvant. J'ai eu la chance de le vivre mille fois, mais aujourd'hui comme au premier jour, il me touche toujours autant. Dans le documentaire "Virunga", produit par Leonardo Di Caprio, l'un des gardes, André Bauma, parle de leur grande affection et même de leur amour pour les êtres humains. Les gorilles sont doués d'un langage. Que ce soit pour communiquer entre eux ou intimider leurs rivaux, ils utilisent cris, grognements, mimiques. Une étude effectuée en 2009 par des scientifiques de l'université de Saint Andrews, en Écosse, a repéré quelques 102 signes qui formeraient un langage commun. Mais Koko, une femelle gorille née en 1971 et morte en 2018, éduquée par l'éthologue Penny Patterson au zoo de San Francisco, en connaissait bien davantage : elle a assimilé plus de 1000 mots issus de la langue des signes américaine. Ce n'était pas sa seule compétence : elle prenait soin des animaux de compagnie et s'était notamment prise d'affection pour un chat."
Photos ci-dessous : des gorilles du Gabon dans leur élément naturel.
Ci-dessous : André Bauma en charmante compagnie.
Les grands anthropoïdes s'émerveillaient de la façon dont il chassait, du fait qu'il mangeait de la viande, et surtout qu'il pouvait faire des feux. Ces flammes apparemment surnaturelles et scintillantes qu’ils redoutaient au début, ils finirent par les accepter et commencèrent même à profiter de leur chaleur. "J'ai fait les feux avec du silex et de l'acier que j'avais volés dans un village autochtone", admet Lord William. "Les brutes sont venues me regarder, non pas comme un leader – car je ne pouvais pas rivaliser avec leur potentiel de force et d'endurance – mais comme une sorte de conseiller muet, bien intentionné et serviable. J'ai trouvé de nouveaux moyens pour dénicher facilement les vers blancs dissimulés sous des troncs pourris, et je pouvais creuser plus facilement avec mon bâton pointu qu'eux avec leurs mains d’anthropoïdes. "Quand l'un d'entre eux était blessé – accidentellement ou dans une dispute, ce qui arrivait souvent –, je lavais la blessure et faisais ce que je pouvais pour soulager la douleur, en utilisant de la mousse fraîche ou de la boue humide. Les singes étaient reconnaissants pour ces services et émettaient des sons joyeux, me pointaient du doigt et dansaient pour démontrer leur joie".
Lumineux, débrouillard, travailleur, William Mildin a, plus tard, appris à fabriquer ses propres arcs et ses flèches. Vivant à l’air libre, les sens stimulés par la pureté de sa vie naturelle, il était capable de repérer la moindre trace d’animaux et de suivre sa proie à des kilomètres à travers la jungle. Lorsque le conflit interne entre les Noirs a finalement été résolu en 1872, il avait presque quinze ans. C'était un adolescent mince et musclé, qui s'habillait de peaux de bête et évoluait dans la jungle avec autant de confiance que nous nous promenons dans Piccadilly. "C'est à ce moment-là que je suis entré dans une période au cours de laquelle j'ai abandonné tout espoir de sauvetage", raconte-t-il. "Je me suis résigné à rester en Afrique. Je n'avais aucun moyen de savoir comment ni où aller pour entrer en contact avec des Blancs. J'étais conscient de la taille énorme du continent africain et des vastes distances en jeu. À dire vrai, j'ai même exagéré les distances dans mon esprit, de sorte que je les ai probablement triplées ou quadruplées".
Ci-dessous à gauche : le dernier lion aperçu au Gabon était une femelle en 1996, mais un mâle y a été observé tout récemment par le docteur Philipp Henschel, coordinateur d'un programme de recensement des lions. À la fin du 19ème siècle, cette espèce était encore très présente dans la région. Au centre : un éléphant de forêt. À droite : un léopard. La faune présente dans cette région correspond donc parfaitement aux descriptions d'Edgar Rice Burroughs.
Ci-dessous à gauche : une courte vidéo d'un lion filmé récemment au Gabon. À droite : de belles images nocturnes d'un léopard observé près du village de Nyonié, toujours au Gabon.
En 1874, il rencontra son premier être humain en face à face en plus de six ans. Il s'était alors approché d'un village autochtone avec l'intention de voler, mais a été surpris en flagrant délit par un groupe de guerriers. "À mon grand étonnement, ils étaient amicaux et m'ont accueilli", a écrit Lord William. "Je suis resté avec eux ce jour-là, puis je suis retourné dans la jungle, chargé de cadeaux. Je suis revenu au village environ un mois plus tard, et j'y suis resté pendant près de cinq ans". L'histoire qu'il raconte est étonnante. Il resta avec les Noirs et vécut comme l'un d'entre eux, épousant, comme le voulait la coutume de la tribu, cinq de leurs femmes et engendrant des enfants par quatre d'entre elles. "A ma grande peine, le chef N'dunda m'a informé que ma femme stérile devrait être tuée par les anciens de la tribu, conformément à la tradition ancestrale de leur peuple", révèle Lord William.
Note personnelle : Orthographes proches de N'dunda trouvées dans des traités conclus au Gabon (Ministère des colonies - Traités répertoire méthodique) : traité signé en 1867 avec le village de N'Doumba, en 1884 avec le roi N'Danga, en 1884 avec le chef M'Bumba, en 1888 avec le chef N'Doungo, en 1888 avec le chef Fang N'Dongo. On trouve également le nom de Ndunde chez les Bapunu. Je donne quelques précisions un peu plus loin au sujet des difficultés rencontrées à l'époque pour retranscrire correctement les noms de chefs ou de tribus. En comparant ce passage avec les récits de Burroughs, on ne peut que penser au tome 2 de la saga où Tarzan intègre la tribu des Waziris.
La femme, a-t-il dit, a été condamnée à mort pour punition de sa stérilité dans un meurtre rituel sauvage. "Pendant ce temps, alors que je vivais avec la tribu, je rendais souvent visite aux singes qui m'avaient sauvé la vie, et avec qui je conservais des liens d'amitié. Ils venaient régulièrement près du village et annonçaient leur présence en appelant et en criant. Dès que j’ai reconnu la langue de ma tribu d’adoption, j’ai raconté aux anciens toute l’histoire. Ils y ont vu une signification surnaturelle et ont décrété qu’aucun membre de la tribu ne pouvait désormais tuer un singe, sauf en cas de légitime défense."
Note personnelle : Au sujet de l'interdiction de tuer des singes mentionnée ici, il est intéressant de remarquer que les autochtones avaient effectivement l'habitude de manger de la viande de singe, habitude qui perdure d'ailleurs aujourd'hui, comme l'ont mentionné les auteurs de "Sur la piste de Tarzan". Concernant la signification surnaturelle, j'y reviens en fin d'article avec la légende locale de Tiarzum.
Ci-dessous à gauche : une pirogue Fang, utilisée pour les déplacements comme pour la guerre ou le troc. Au centre : une vue aérienne du littoral. À droite : parmi les nombreuses tribus locales où William aurait pu se réfugier figurent les pygmées.
En 1880, douze ans après le naufrage, une autre guerre acharnée éclata entre les tribus indigènes. William s'est battu avec "son" peuple, et son cerveau vif a mis au point des tactiques qui leur ont permis de remporter des victoires décisives contre leurs ennemis. "Je leur ai appris à faire des attaques silencieuses et surprises au lieu de foncer dans les broussailles en annonçant leur assaut par des cris et des hurlements", a-t-il déclaré. "Je leur ai montré comment feindre, ou encore faire des attaques de diversion". Il se fatigua cependant de ces combats incessants. Alors qu'il accompagnait les guerriers tribaux dans une énième campagne, plusieurs kilomètres au nord du village, il décida de les abandonner. Peu de temps après, il se dirigea seul jusqu'à un point situé à deux cent cinquante milles plus au nord-est. Il y rencontra alors une tribu qui parlait un dialecte quelque peu similaire à celui qu'il avait déjà appris. Se demandant si ces indigènes avaient vu d'autres Blancs et recevant une réponse négative, il décida de rester avec eux. «C’était la répétition de mon expérience passée. Cette tribu, les Lunugalas, était encore plus amicale et hospitalière que la première. Je me suis « marié » à nouveau mais, cette fois, j’ai eu seulement deux épouses, toutes deux très belles avec leurs peaux couleur café et leurs seins hauts et fermes. En une année, les deux étaient enceintes".
Note personnelle : Je ne suis pas parvenu à trouver une quelconque trace de l'existence actuelle ou passée d'une tribu Lunugala, mais les noms des peuplades étaient souvent rapportés de manière incertaine à cette époque, et ce d'autant plus que les tribus changeaient de nom fréquemment (orthographie des noms ethniques au Congo belge par R.P.G. Van Bulck). Cependant, ce terme est phonétiquement proche de celui désignant une langue locale : le lingala. Elle est parlée dans ses multiples versions en Afrique centrale comme en Afrique de l'Ouest par diverses tribus composant le groupe ethnique Bangala (ou Mangala). L'article stipule que la nouvelle tribu parlait un dialecte similaire à celui que William avait déjà appris, or le lingala est une langue bantoue, comme celle des Fangs, par exemple, lesquels s'étaient récemment installés au Gabon. Par ailleurs, elle est aussi parlée au Cameroun, au Congo, ou encore dans le Centrafrique, notamment par les Bangala. En parcourant deux cent cinquante milles vers le nord-est (400 kilomètres), une carte vous indiquera qu'il est tout à fait concevable que notre aventurier se soit retrouvé dans un de ces pays, en suivant tout simplement le cours du fleuve Oubangui, par exemple. Or, à partir du Gabon, il convient de passer par le Cameroun, le Congo ou le Centrafrique pour rejoindre le fleuve Chari où notre ami William se rendra ensuite, comme vous le lirez un peu plus bas. Enfin, j'ai trouvé trace d'un lieu nommé Linguala (Traditions orales et archives au Gabon), situé à proximité de Belongo (localisable via le net). Or, il se trouve que ces endroits sont justement situés au nord-est du Gabon, à proximité des frontières avec les trois états précédemment cités.
Ci-dessous : villages (Fang sur la photo de droite) et guerriers d'Afrique de l'Ouest au début du vingtième siècle.
Ci-dessus : une carte permettant de visualiser le parcours à effectuer depuis le Gabon pour atteindre le fleuve Chari.
C'est en 1884 qu'il apprend enfin l'existence d'un poste de traite exploité par des hommes blancs dans le fleuve Chari, qui alimente le lac Tchad.
Note personnelle : Possiblement le poste de Kouno, celui de Niellim, de Fort Archambault, ou encore de Fort Crampel, tous situés sur le fleuve Chari ou ses affluents, au sud du Tchad.
"En apprenant qu'il y avait des Blancs dans les parages, je n'ai pas attendu plus longtemps que nécessaire. J'ai laissé femmes et épouses pour partir vers le Nord. Après une marche de vingt-deux jours, j'ai finalement atteint le poste de traite, situé cinquante miles au sud de Fort Lamy". À son grand étonnement, William a découvert en arrivant là-bas qu'il ne pouvait se souvenir d'aucun mot d'anglais ! Le poste de traite était tenu par des Français, lesquels regardaient avec incrédulité le jeune homme bouche bée et balbutiant qui semblait ne connaître aucune langue, et dont la peau avait été brûlée par le soleil jusqu'à devenir brun foncé. Finalement, il parvint à se faire comprendre tout de même. Après trois mois sur place, il fut alors ramené sous contrôle britannique dans le Soudan côtier anglo-égyptien, d'où il partit pour l'Angleterre. C'était en 1885, l'année où plusieurs milliers de Blancs et le général Gordon ont été massacrés à Khartoum, au Soudan.
Note personnelle : il est intéressant de relever ici que, dans ses romans, Edgar Rice Burroughs fait réintégrer la civilisation à son Tarzan par l'intermédiaire d'un militaire français, campé par le personnage du lieutenant Paul d'Arnot.
Ci-dessus à gauche : Fort Lamy en 1950. À droite : deux militaires à Fort Lamy en 1924.
L'arrivée de Lord Mildin en Grande-Bretagne et les étonnantes histoires confirmées qui l'accompagnaient furent cependant étouffées par la masse de féroce patriotisme impérial qui sévissait alors. Quand une guerre est en cours, les histoires individuelles passent au second plan, et on soupçonne que la grande majorité des gens n’y ont pas prêté attention. Quelques années plus tard, lorsque les magazines populaires ont commencé à raconter des histoires, les très strictes lois anglaises en matière de diffamation les ont empêchés d'identifier de trop près le noble, voire de mentionner des détails trop étranges. Ce n’est qu’à sa mort, en 1919, que de telles restrictions ont été supprimées. À ce moment-là, personne ne s'en souciait plus. Quoi qu'il en soit, Lord Mildin a découvert à son retour en Angleterre que son père était décédé quelques années auparavant et, dans l'intervalle, il avait réussi à obtenir le titre et la fortune familiale. Henry Randolph, le partenaire légal d'Edmund Bennet, se souvint du reste de l'histoire de la famille Mildin lorsqu'il avait lu le manuscrit dans son bureau en septembre 1957. Lord William s'était installé dans son domaine ancestral, avait épousé une jeune fille de bien – quoique sans titre – et un fils, Edwin George, était né de cette union en 1889. Lord William lui-même est décédé en 1919, et son fils ne s'est jamais marié. Il a vécu célibataire jusqu'à sa mort en 1937. Moins d'une demi-douzaine de personnes ont eu l'occasion de lire ces journaux, en incluant les deux avocats et le personnel du bureau.
Quelques semaines plus tard, après avoir consulté les organisations caritatives qui étaient les héritiers du comte de Streatham, un solide mur de silence s'est érigé entre le bureau et le public. Trop de nouvelles questions juridiques étaient en jeu, et menaçaient même la taille énorme de la fortune de Mildin. Par exemple, en droit britannique, une partie importante de la propriété Streatham était impliquée, ce qui signifie qu'elle devait nécessairement passer au prochain héritier masculin direct. Si des enfants existaient, Earl Streatham n’avait aucun droit de céder ses biens, fût-ce à des œuvres de bienfaisance car, en vertu de la loi, ce n’étaient plus les siens. Or, de sa propre écriture, Lord William avait admis avoir épousé au moins six femmes autochtones. Il avait donc engendré plusieurs enfants par elles. Ces enfants et leur progéniture pourraient très bien, et à juste titre, être considérés comme ses héritiers légitimes et légaux. Peut-être même que l'un d'entre eux, plutôt que Lord Edwin, aurait dû être le 15ème comte reconnu. La publication et l'attestation de tels journaux intimes constitueraient une invitation directe à des séries de poursuites judiciaires, parmi les plus exhaustives et les plus coûteuses de l'histoire britannique, là était le problème !
Ajoutons qu'une enquête indépendante auprès des autorités françaises a conforté le fait que le seigneur William s'était bien rendu au poste de traite près de Fort Lamy. Les dossiers de l'armée française pour 1884 contiennent un rapport du commandant de Fort Lamy à cet effet. Par ailleurs, les autorités françaises de la région où Lord William Mildin avait échoué après le naufrage ont également confirmé l'existence d'une légende selon laquelle "un homme blanc aurait vécu avec des singes". Ils font aussi état de nombreux métis parmi les tribus locales, manifestement des semi-blancs, lesquels pourraient très bien être les descendants de Lord William.
Note personnelle : La légende en question pourrait correspondre à celle d'une divinité tribale du nom de "Tiarzum", que les autochtones prétendent en lien avec la légende de Tarzan. Un article du Telegraph du 28 juin 2016 fait part de cette légende, de même que quelques sites gabonais ; il vous suffit de taper "Tiarzum Gabon" sur internet pour tomber dessus. Par ailleurs, il est intéressant de relever ici que Burroughs lui-même relate la naissance d'une légende dans le premier roman de sa saga : "Tarzan of the apes". En effet, son Tarzan va régulièrement voler les villages autochtones (exactement comme le Lord Mildin de Llewellan Jones), et il prend un malin plaisir à laisser des traces de nature à effrayer les villageois. Suite à ces méfaits, l'auteur américain écrit que les tribus se mettent à le craindre, le prenant pour une divinité de la forêt à qui ils vont faire des offrandes régulièrement pour échapper à son courroux. Edgar Rice Burroughs a-t-il eu connaissance de la légende de Tiarzum, laquelle aurait alors pu lui inspirer le nom de Tarzan pour son héro ? J'aurais tendance à dire que c'est une des nombreuses questions que l'on peut se poser.
Enfin, le célèbre explorateur, Paul du Chaillu, a aussi mentionné des croyances locales curieuses au sujet de gorilles du Gabon. "Ils croient, dans tout ce pays, qu'il y a une sorte de gorille - connu des initiés par certains signes mystérieux, mais surtout par sa taille extraordinaire - qui est la résidence de certains esprits de nègres défunts. De tels gorilles, croient les indigènes, ne peuvent jamais être capturés ou tués et, aussi, ils ont beaucoup plus de perspicacité et de sens que l'animal ordinaire. En fait, chez ces bêtes "possédées", il semblerait que l'intelligence de l'homme soit unie à la force et à la férocité de la bête. Un des hommes a raconté comment, il y a quelques années, un groupe de gorilles a été trouvé dans un champ de canne à sucre en train de ligoter la canne en bottes régulières, en vue de l'emporter. Les indigènes les ont attaqués, mais ont été mis en déroute, et plusieurs ont été tués." Difficile de ne pas se demander si, plutôt que de gorilles "possédés", il ne s'agirait pas plutôt de gorilles accompagnés d'un homme, n'est-ce pas ? Concernant la taille extraordinaire des étranges gorilles mentionnés ici, elle peut aussi s'expliquer par la présence d'un homme de haute taille, car un gorille de plaine adulte dressé sur ses membres postérieurs n'excède pas la hauteur d'un mètre soixante dix.
Et au-delà de tout cela ? Eh bien, pour nous, il ne fait plus aucun doute qu'il y avait bel et bien un « Tarzan ». Edgar Rice Burroughs a-t-il entendu parler de lui, et a-t-il fondé, oui ou non, son "Lord Greystoke" sur le modèle de Lord William Mildin ? Eh bien, c’est une bonne question, et nous vous laissons le soin de vous faire votre propre opinion.
– Thomas Llewellan Jones – Man's adventure magazine – mars 1959.
Photos ci-dessus & ci-dessous : d'autres images de la forêt gabonnaise.
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Quelques lignes des auteurs du reportage « Sur la piste de Tarzan », lesquels sont allés fouiller la côte gabonaise à la recherche de lieux pouvant correspondre aux descriptions d’ Edgar Rice Burroughs :
« Lorsqu’on s’intéresse à Tarzan et à Burroughs dans le cadre d’un tel voyage, deux points attirent immédiatement l’attention. Le premier, c’est que Burroughs n’a de toute sa vie jamais mis l’ombre d’un pied en Afrique. Ça commence mal, me direz-vous ? D’autant plus qu’aucun lieu géographique n’est cité précisément tout au long de la saga de Tarzan.
Mais c’est là également qu’intervient la magie de l’imaginaire. Car en se penchant sur les quelques détails visuels fournis dans les romans (les types de végétation, tel fleuve coulant dans tel sens, etc...) et bien – diantre ! – la position des lieux qui nous intéressent ne laisse plus grande place au hasard. Nous en reparlerons dans un article ultérieur mais nous avons finalement réussi, avec l’aide d’un ami africaniste, à situer plus ou moins précisément la plupart de ces sites. Ce qui nous amène au deuxième point.
Le second point qui a attiré notre attention provient des premières pages de Tarzan, seigneur de la jungle, lorsque Burroughs nous présente son histoire. Le narrateur débute son récit en précisant qu’il s’agit de faits réels qui lui ont été rapportés par une tierce personne, et ajoute enfin qu’il s’est contenté de changer les noms des acteurs de ce drame par respect pour leurs vies privées. Voilà qui devient intriguant : un écrivain qui ne s’est jamais rendu en Afrique nous parle de lieux qui semblent finalement exister et précise qu’il tient l’histoire de quelqu’un d’autre...
Bref, une question ressort : et si la légende de Tarzan était véridique ? »
Ci-dessus : la couverture de "Sur la piste de Tarzan", un reportage de Simon Sanahujas et Gwenn Dubourthoumieu, paru aux éditions Les Moutons électriques et sorti le 27 août 2010.
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Cette petite enquête menée autour d'un vieil article de magazine m'a permis de revisiter le mythe de Tarzan, mais surtout de constater que beaucoup de pistes semblent brouillées pour limiter l'accès à des informations qui s'avéreraient déterminantes. Ainsi, il est beaucoup plus difficile de dénicher des informations sur le brick Antilla que sur les autres navires de la même époque et, si les archives néo zélandaises ne faisaient pas état de son intervention suite au naufrage du prince Rupert, je crois bien que je n'aurais jamais trouvé la moindre trace de son existence. De la même façon, impossible de trouver quoi que ce soit au sujet de la fugue d'un enfant dans les nombreuses archives traitant de la famille Russell à l'époque concernée, mais j'avoue que l'absence d'une page au beau milieu du registre de cette famille dans les archives de l'université de Cambridge m'a laissé pour le moins perplexe. Par ailleurs, si le simple fait de remplacer le nom de Mildin par celui de Russell permet de pouvoir avancer un peu dans l'étude de ce cas, cette trouvaille a elle-même nécessité un minimum de recherches. D'ailleurs, d'où vient ce nom de Mildin, de toute évidence aussi fictif que celui de Greystoke ? Est-il consécutif aux nombreuses formes de censure dont cette histoire semble avoir fait l'objet ?
"les avocats de la famille des Mildin ont tout mis en œuvre pour étouffer l'histoire" a écrit Thomas Llewellan Jones. Eh bien, il semblerait que cela, au moins, n'ait rien d'une fiction ! Mais pour être tout à fait sincère, j'ai bien l'impression que c'est toute cette histoire qui n'a rien d'une fiction.
Sans doute certains éléments ont-ils été déformés via les diverses traductions et réécritures, ou encore par la censure mais, à mon sens, trop d'éléments corroborent pour ne voir ici que les élucubrations d'un journaliste au service d'une revue réputée pour la véracité de ses articles. D'autre part, Edgar Rice Burroughs n'a jamais caché qu'il tenait son histoire d'une tierce personne puisqu'il le mentionne dès le début de sa saga, et les similitudes entre les aventures de son Tarzan et celles de William Mildin / Russell sont tout de même flagrantes. Qu'il ait eu connaissance des faits rapportés par Llewellan Jones expliquerait – par exemple – qu'il ait pu décrire avec tant de détails et de précisions le secteur de la pointe Panga où il n'avait jamais mis les pieds, puisqu'il est bien connu qu'il ne se soit jamais rendu en Afrique. Enfin, ceux qui les ont lus savent que les romans de Burroughs ne sont guères réalistes. L'auteur a de toute évidence pris beaucoup de libertés par rapport aux documents dont il prétend avoir eu connaissance, car son Tarzan est présenté comme un surhomme aux capacités physiques et intellectuelles invraisemblables. Ainsi, il apprend à lire et à écrire tout seul en utilisant les livres de ses parents que l'auteur américain fait décéder sur la plage africaine. Il n'est pas seulement accepté par les singes mais en devient le roi en les dominant physiquement (un gorille a environ quatre fois plus de force qu'un humain à poids égal, et un mâle adulte peut aisément dépasser les deux cents kilos...). Il n'est pas seulement accueilli par une tribu locale, mais en devient également le roi. Etc... Etc... En revanche, l'histoire de ce William Mildin comme la présente Thomas Llewellan Jones est certes extraordinaire, mais il me semble qu'elle est tout de même beaucoup plus crédible, dénuée de toutes les exagérations dont Edgar Rice Burroughs avait cru bon de nantir son Tarzan.
Ceci dit, je me range néanmoins à la position de ce journaliste : à vous de vous faire votre opinion !
Ci-dessous à gauche : Tarzan, tel que le représentait Burne Hogarth, le virtuose de la bande dessinée. À droite : la bande-annonce de "Greystoke, la légende de Tarzan", le seul film reprenant (de manière réaliste) le contenu du premier roman d'Edgar Rice Burroughs.
Ci-dessous : des images aériennes qui donnent une idée du gigantisme de la forêt gabonaise :
La rédaction de cet article s'est échelonnée sur quelques mois en raison des diverses trouvailles qui ont souvent eu pour conséquence d'en provoquer d'autres, mais aussi des nombreuses réflexions que ces recherches m'ont inspiré. Au bout du compte, j'en suis venu à penser que ce n'était pas raisonnable d'en rester là, et un de mes éditeurs me rejoint tout à fait sur ce point. Aussi, si j'ai commencé cet article en mentionnant qu' "Il ne m'est jamais venu à l'esprit d'écrire sur Tarzan, et ce n'est toujours pas dans mes intentions", je crois bon de préciser que j'ai fini par changer d'avis. Articulé autour du récit de Jones, et nourri du résultat de mes recherches, j'ai commis un nouveau forfait littéraire intitulé "Tarzan... Vous avez dit Tarzan ?" (cliquez sur ce titre pour accéder à la rubrique concernée), lequel paraîtra prochainement aux éditions Inanna.
Un article du Galion des Étoiles consacré à l'acteur qui, pour beaucoup, personnifie le mieux le personnage de Tarzan : Johnny Weissmuller :