4 - Les Echelles du Levant, St Jean d'Ecosse

Par « Echelles(1) » il faut comprendre escales. Ces Échelles étaient les ports de l'Empire ottoman situés au Proche-Orient pour lesquels le sultan avait accordé certaines prérogatives en faveur de négociants français. Ceux-ci dépendaient alors directement du roi de France qui leur octroyait des privilèges. Ces traités entre le sultan et le roi de France ont été enregistrés sous le nom de Capitulations. 

Les premières capitulations ont été signées entre François 1er et Soliman le Magnifique en 1536. Dans de nombreuses circonstances, le principe d'extra-territorialité a prévalu en faveur des citoyens de contrées jouissant des droits dits de Capitulation(2). Contrairement à ce qu’il laisse entendre, ce terme n’a aucun lien avec le fait de capituler, il vient du latin capit : tête de chapitre. 

Le statut des capitulations donnait aux Français le droit de voyager, de commercer, la liberté de pratiquer la religion catholique et la protection des consuls. Le consul de France dans ces ports gérait les affaires opposant des Français sur le sol ottoman et les successions de sujets français. Ce statut a été élargi aux pèlerins et missionnaires dans les Lieux saints. Les Lieux Saints devenaient de fait un protectorat catholique de la France.

Marseille. La peste de 1720 avait tué le tiers des 10.000 habitants de la ville et l’a laissée exsangue. Le peuple écrasé d’impôts, affamé par la vie chère se révoltait fréquemment. Les jésuites contrôlaient les fêtes traditionnelles et populaires.

Le dynamisme de la bourgeoisie protestante permit la renaissance de la ville. Soixante-dix navires marchands commerçaient avec le Levant à la fin du 17ème siècle, ils devinrent 400 en 1728 et dix fois plus en 1785. Le port acquit une dimension mondiale. L’essor de l’industrie en fut une conséquence. Les négociants qui avaient supplanté les marchands anticipaient l’avenir. Ils voyaient loin et grand

Avec les protestants, les Juifs, les Suisses, les Grecs et les Italiens ont révolutionné les méthodes financières, industrielles et commerciales.

La vie culturelle devint raffinée, elle évolua avec l’Académie des Belles Lettres, Sciences et Arts, et l’Académie de Peinture, Sculpture et d’Architecture, l’Observatoire Royal de la Marine.

Officiellement, la franc-maçonnerie fit son apparition en 1727 en Méditerranée avec la création d’une loge anglaise à Gibraltar. Officieusement, les francs-maçons turcs signalent une loge en 1721 à Constantinople, au pied des tours de Galata, créée par des Génois ou des Français, aucun document ne l’atteste.

En 1749, la première loge du Levant est allumée à Constantinople, en 1787 Marseille comptait alors huit loges où s’opposaient une franc-maçonnerie de l’élite et une franc-maçonnerie populaire.

Les relations commerciales entre la France et les Échelles ont permis à la ville de Marseille de connaître une grande prospérité à partir de la seconde moitié du 16ème siècle.

Les francs-maçons négociants : les Audibert, Baradaque, Borely, Hughes, Roux, Seimandy, Tarteiron, entre autres se réunissaient chaque jour ouvrable en fin de matinée dans la Grande Salle de l’Hôtel de Ville qu’on appelait « la Loge ». Ils traitaient toutes les questions concernant la vie marseillaise : transactions commerciales, banque, assurances, armement, urbanisme, vie municipale.

L’activité économique en Méditerranée s’accrut en parallèle avec le développement de la loge maçonnique Saint-Jean d'Écosse de Marseille, dite aussi Mère Loge Écossaise(3) qui est à l'origine de l’essor de la franc-maçonnerie au Levant(4). Créée à Marseille le 27 août 1751, cette Loge a recruté au 18ème siècle dans le milieu du commerce international et de la bonne société locale(5). Les négociants et armateurs animaient les conseils de la loge et formaient l’équipe dirigeante de la Chambre de Commerce de Marseille(6) qui assurait l'administration des Échelles et nommait les consuls(7). On y recevait le mathématicien Necker qui représentait l’Orient de Genève et Benjamin Franklin de l’Orient de Philadelphie, envoyé pour sceller l’amitié franco-américaine.

Le réseau de la loge a rayonné sur l’ensemble du bassin méditerranéen. De nombreuses logesfilles(8) ont été créées et des relations étroites établies avec des loges associées. Les loges de Palerme, Naples et Malte ont d’abord créé des positions stratégiques. Puis la loge de Smyrne nommée « Saint Jean d’Écosse des Nation Réunies » devint une tête de pont chrétienne en terre ottomane.

Saint Jean d’Écosse était dans la France du 18ème siècle en concurrence avec la Grande Loge

de France et le Grand Orient de France.

Les implantations de Saint Jean d’Écosse

Les Turcs interdisaient aux marchands occidentaux d’aller au bazar pour y rencontrer les commerçants ottomans et négocier avec eux. Les négociants français devaient avoir recours à des barataires, représentants étrangers qui en avaient l’autorisation de commercer avec le bazar. 

Ils étaient généralement des Grecs, Arméniens, Syriens chrétiens ou Juifs (après la plainte de la Chambre de Commerce, le Parlement de Provence vota en 1758 l’exclusion des Juifs du négoce avec le Levant). Les barataires cherchaient à bénéficier de la protection des

consuls des Échelles pour favoriser leur commerce. Ils demandèrent leur initiation à Saint-Jean d’Écosse.

Mélange de genres, la conséquence fut parfois (souvent ?) un climat de prévarication et de concession. Mais le rôle de Saint Jean d’Écosse ne se borna pas à favoriser le négoce et la politique de la France. Cette loge eut aussi un rôle considérable dans le développement de la culture et bien sûr, des valeurs de la franc-maçonnerie au Proche-Orient.

La Révolution Française a contraint Marseille à des objectifs imposés par la Nation. Les chambres de commerce furent supprimées en 1791 ; les consuls, rattachés au ministère des Affaires Étrangères perdirent leur autonomie.

L’activité économique entre la France et le Levant fut déstabilisée au profit de l’Angleterre.

Les frères de la loge se divisèrent entre Girondins et Montagnards. Symbole de la terreur, une guillotine fut installée au bas de la Canebière. La Mère Loge Écossaise ne s’en remit pas. Ses membres furent inquiétés par la Révolution et deux vénérables furent guillotinés, un autre assassiné.

La destruction de la flotte française à Aboukir acheva de ruiner l’influence française au Levant. La loge cessa ses travaux en 1814 avec le déclin de l’Empire.

Réveillée sous le nom de Mère Loge Écossaise de France, aussi connue sous le nom Saint Alexandre d’Écosse, cette obédience rejoindra le Grand Orient en 1805. 

Bénéficiant de l’extra-territorialité liée au statut des capitulations, les loges qu’avait initiées Saint Jean d’Écosse ont subsisté dans les Échelles après sa disparition. Leurs activités ne faiblirent pas. Souvent investies par des organisations politiques ou religieuses, elles jouèrent un rôle considérable dans la région du Proche-Orient. Leur influence ira même bien au-delà.

Après des interruptions sous la Révolution et l’Empire, le système des Échelles fut définitivement aboli pour la France en 1835, sous le règne de Louis Philippe. Les capitulations furent abrogées par le Traité de Lausanne en 1923. Ce traité est fondateur de la

Turquie moderne après l’éclatement de l’Empire ottoman.

On croyait Saint Jean d’Écosse définitivement disparue. Mais tel le phœnix qui renaît de ses cendres, elle s’est réveillée le 5 novembre 2011 sous l’impulsion de la Grande Loge de France.

Notes

1 - De l’Italien scala.

2 - Mémoires d’Henry Morgenthau, Ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople, 1919.

3 - Fondée par de Valmont, un aristocrate Jacobite, sous l’égide de la Grande Loge d’Édimbourg. Sources René Verrier, Pierre Yves-Beaurepaire et Louis Trébuchet (St Jean d’Ecosse – Mère loge Ecossaise de Marseille, Gilbert Bonnet et Michel Lecour).

4 - Des Loges ont peut-être fonctionné en Turquie avant St Jean d’Écosse, mais elles n’ont pas été pérennes et n’ont pas eu son importance.

5 - « C’était des réunions de gens d’esprit des meilleures classes, joyeux vivants, aimant la bonne chère, fort heureuse de s’assembler pour deviser gaiement et sans contrainte ; on usait à table d’un langage conventuel: au fond, de vrais cercles d’intimes (...) la disposition d’esprit des premiers francs-maçons ne différait peut-être guère de celle des optimistes convives des confréries locales : la Méduse, la Grappe ou la Boisson, » H. Chobaut, « Les Débuts de la Franc-maçonnerie à Avignon (1737-1751) ». Mémoires de l’Académie de Vaucluse (1924): p.150-151.

6 - Les villes de Londres et Amsterdam remplissaient un rôle identique pour l’Angleterre et la Hollande.

7 - Les consuls avaient un rôle d’administration et de protection de leurs ressortissants, mais aussi un rôle de renseignement militaire. Ils informaient la métropole de la situation politique locale, des mouvements de troupes, des flottes de guerre et des corsaires.

8 - Notamment à Malte, Palerme, Salonique, Constantinople, Gênes, St jean d’Acre, Sidon et Smyrne