Unité et diversité : une évolution de la culture

Unité et diversité : une évolution de la culture

Résumé : Que signifie la valorisation de la diversité ? Après une clarification préalable des mots (pluralité, différence, altérité), on repérera les moments d’une évolution dont l’enjeu majeur concerne les modalités de la communication : en travaillant le besoin d’unité, la catholicité grecque et l’agapè biblique ont valorisé dans notre culture une mise en relation d’altérités qui ne doit pas être confondue avec la sacralisation d’un ordre, qu’il soit unitaire ou pluriel.

La notion de diversité (de la racine européenne « di », idée de séparation) est relative, elle n’est en effet jugée que par rapport à une unité qu’elle complète, ou qu’elle menace, ou dont elle libère. C’est donc à chaque fois un couple qu’il faut considérer, le couple diversité – unité, lui-même prenant sens dans un contexte. La question est de savoir dans quelle mesure des éléments qui forment un tout sont ou non séparables et peuvent être indépendants les uns des autres et de ce tout. Cette notion de mesure indique que la diversité n’a de sens qu’à éviter deux extrêmes opposés qui ruineraient l’idée même de tout : soit l’indistinction, qui empêcherait d’identifier des éléments, soit la décomposition, qui empêcherait la relation entre ces éléments. A discuter de la diversité, on est donc toujours dans le plus ou le moins, en train de chercher un optimum qui n’a d’enjeu que pratique, dans un contexte conflictuel, de lutte entre des tendances centripètes et centrifuges, d’union et de séparation, sachant que ces deux notions comme ces deux tendances ont besoin l’une de l’autre pour se définir : il n’y a séparation que par rapport à un tout qui unit, il n’y a union que par rapport à des éléments séparés. Cela vaut pour des organismes sociaux comme pour des corps vivants.

Il ne va donc pas de soi que la diversité soit une valeur, ni d’ailleurs qu’elle soit un défaut, ou une menace. Elle sert à prendre position par rapport à une norme qui gère déjà la proportion d’indépendance tolérée ou requise entre les éléments d’un tout. C’est ainsi à la fois cette norme et le point de vue de celui qui la juge qui feront parler de la diversité et donneront à la notion son contenu effectif, encore une fois variable selon le contexte. La même configuration apparaîtra selon les cas comme fécond chatoiement ou intolérable désintégration.

Le contexte est celui d’un tout qui a besoin pour vivre et survivre de réguler les relations entre ses parties, il renvoie à une norme par rapport à laquelle la diversité prendra un sens positif ou négatif. La norme ne donne pas seulement une valeur qui rend la diversité légitime ou illégitime, souhaitable ou menaçante, mais elle fournit le critère qui fait juger s’il y a ou non diversité (comme fait), et à partir de quel degré on peut l’observer, ou en parler, ou l’apprécier, en positif ou en négatif. Bref, la diversité est une production normative, culturelle, sociale. C’est dans cette perspective qu’elle peut être appréhendée comme significative d’un mouvement de fond de nos sociétés, dans leur façon d’organiser la communication. Le fait que le langage dominant dans notre culture soit passé d’une méfiance vis-à-vis de la diversité à sa valorisation est significatif d’une évolution du cadre global de conception de la société : alors qu’elle était une vertu et un idéal, l’unité est davantage perçue un danger. A quoi cela tient-il ?

Une clarification sémantique

Le vocabulaire utilisé est souvent flou, aussi est-il utile de définir davantage le sens du mot « diversité » en le situant par rapport à quatre registres qui peuvent être articulés de la façon suivante sous forme de quatre questions.

La première question est d’ordre quantitatif : y a-t-il un ou plusieurs ? On peut ici parler au sens strict de pluralité dès lors qu’on sort d’une unité comprise comme monopole, exclusif de toute différenciation. Pluriel s’oppose à singulier, la pluralité fait passer de l’un seul à plusieurs.

La deuxième question est qualitative : ces « plusieurs » sont-ils semblables ou dissemblables ? On peut ici parler de différence. Différent s’oppose à semblable, et suppose d’abord une pluralité. Il peut y avoir plusieurs semblables[1].

La troisième question est substantive : quelle est la nature de ces différences ? Sont-elles réductibles ou irréductibles ? Elles sont réductibles s’il est possible de les expliquer à partir de déterminations connues à l’avance, par exemple des combinaisons différentes d’éléments qui sont eux-mêmes communs. Cornelius Castoriadis distingue ainsi altérité et différence : « 34 diffère de 43, un cercle d’une ellipse. Une bande de babouins et un groupe d’humains sont autres[2] ». Il y a altérité s’il y a création d’une réalité nouvelle, émergence de propriétés irréductibles : « Deux objets sont différents s’il existe un ensemble de transformations déterminées (lois) permettant la déduction ou la production de l’un à partir de l’autre. Si un tel ensemble n’existe pas, les objets sont autres ». « La distance entre deux dates (différence) n’est pas la distance entre deux œuvres d’art (altérité) »… « L’altérité est irréductible, indéductible et improductible[3]. »

La quatrième question est d’ordre relationnel : est-ce que ces « plusieurs » communiquent ? Si la réponse est non, on ne peut parler de diversité, il n’y a plus de tout formant une unité, mais seulement une dispersion, correspondant en physique à une entropie.

Le balayage de ces quatre registres de sens permet de préciser l’emploi de notre mot « diversité », en distinguant pluralité, différence et altérité[4]. Des éléments divers peuvent ainsi être soit « non un », soit « non semblables », soit « non réductibles ». Notre attention est également attirée par l’importance de la communication, d’autant plus cruciale qu’on s’éloigne d’une conception du tout en termes d’indistinction, fusion ou monopole. L’horizon de la diversité est l’échange, une mise en présence pensable ou possible. Ce qui ne communique pas n’est même pas perçu comme pluriel. Sans communication la diversité devient insignifiante. Pas de diversité entre des réalités qu’on ne rapproche pas, qu’on ne compare pas - entre une médaille miraculeuse et une équation du second degré, ou entre une crème au chocolat et la laïcité…-, quoique cela ne soit jamais définitif, le psychisme humain ayant la capacité illimitée de créer des liens.

Aussi peut-on comprendre le paradoxe contemporain : jamais autant d’unification et d’uniformité, jamais autant de perception de diversité. C’est que la facilité des échanges à la fois rend plus sensible la diversité parce qu’elle met davantage en contact, et à la fois rabote les différences parce qu’elle accroît les influences et les mises en commun, tout en suscitant par réaction des nouveaux désirs de particularisme. De même dans le temps les décalages de générations sont d’autant plus perçus qu’ils interagissent.

Quatre enjeux ressortent ainsi de l’analyse :

- enjeu 1 : qu’il y ait plusieurs et non un seul (contre le monopole).

- enjeu 2 : que les plusieurs soient dissemblables et non semblables (contre l’uniformité).

- enjeu 3 : que les plusieurs dissemblables soient respectables en tant qu’autres non commensurables (contre la réduction, assimilation).

- enjeu 4 : que les plusieurs autres communiquent (échangent entre eux) (contre la dispersion, décomposition, éclatement).

indistinction ← → dispersion

La prise de conscience de ces quatre registres permet aussi de lever l’ambiguïté du mot « pluralisme », qui peut être compris en un sens formel (enjeu 1) ou substantiel (enjeux 2 et 3), ou celle du mot « tolérance », qui peut prendre un sens passif (enjeux 2 et 3) ou actif (enjeu 4).

Enfin il est à noter que les quatre degrés peuvent aussi donner lieu à des jugements négatifs, la pluralité étant perçue comme productrice de division, de rivalité menaçant l’unité, la dissemblance et l’altérité comme causes de trouble sur l’être et les valeurs menaçant l’identité, et la communication comme source de conflit menaçant la paix. Mais c’est toujours en définitive au regard de ce quatrième degré, celui de la communication, que la diversité prend son sens.

De l’unité sacrée à la catholicité

L’évolution de notre culture vis-à-vis de la diversité est notable, on peut la constater par exemple à partir de l’interprétation de grands textes fondateurs comme celui du récit de la Tour de Babel[5] : alors que la lecture dominante y voyait la diversité comme péché, aujourd'hui elle se trouve inversée, pour mettre en garde contre le danger d’unité totalitaire. Comment comprendre ce renversement ?

Le rapport à la diversité dans l’histoire ne peut être que complexe et requerrait d’être indéfiniment nuancé, puisqu’il doit s’adapter à un contexte variable, celui de la communication qui s’effectue à un moment donné. Il est néanmoins possible de le baliser par quelques positions typiques permettant de comprendre des changements radicaux d’attitude.

La première position est celle d’une sacralisation de l’unité. Elle domine dans l'organisation du pouvoir dont témoigne l'histoire des sociétés d’avant la modernité. L’ordre social y impose une conformité à une norme avec la caution d’une autorité sacrée qui transcende les décisions humaines. Celle-ci assure l’unité du peuple contre les tentations de division. Son adversaire est le diable, qui est étymologiquement le diviseur, celui qui empêche la communication. De ce point de vue le monothéisme renforce cette sacralisation de l’un qui rejette la pluralité du côté du mal. Dans l’interprétation traditionnelle du récit de Babel[6], la dispersion des humains qui construisaient la tour et la différenciation de leurs langues sont comprises comme un châtiment. Si l’unité est sacrée, la diversité est péché[7].

Cette première position s’est trouvée rationalisée par la pensée grecque sous l’influence de la philosophie naissante, pour donner naissance à ce qu’on peut appeler la catholicité. Celle-ci privilégie toujours l’unité mais en modifie la compréhension. En effet la recherche de l’un caractérise la démarche du philosophe, rejoignant ce qui est l’attribut du réel lui-même : les différences, leurs contradictions et leurs conflits qui règnent dans les mythes et les opinions sont tenues pour un jeu d’apparences, et se trouvent surmontés et dissipés par la raison identifiée à la vérité unique et valant pour tous. Le but est de connaître ainsi un réel universel et commun par-delà les illusions provenant des points de vue particuliers. Par l’échange, la mise en rapport (logos), les dissemblances surmontées révèlent l’unité véritable.

La conviction fondamentale qui anime cette attitude est que ce qui vaut pour tous vaut le plus, et vice-versa. Elle s’exprime dans la métaphysique dite « onto-théologique », qui affirme l’identification du divin – le plus haut, le plus grand, le plus digne – et de l’être – le plus commun[8]. Elle peut être dite catholique, en ce qu’elle donne à ce mot son sens le plus riche, en forme de pari : contrairement à l’opinion habituelle qui voit dans l’accord entre positions différentes une sorte de compromis bâtard sacrifiant une grande partie de la vérité pour se contenter d’un « minimum commun », elle postule que la qualité de la connaissance croîtra avec l’échange des points de vue[9], la vérité totale valant pour tous, moins comme un compromis que comme une compréhension[10].

Ce qui est ici introduit avec la démarche rationnelle, c’est l’idée que l’un ne s’impose pas de façon autoritaire en descendant du ciel mais se découvre dans la mise en commun. S’il se découvre, c’est qu’il précède la démarche des hommes, en tant que principe de toutes choses. Cependant il ne peut être connu sans ce travail de dialogue qu’est la philosophie, science en marche, discussion par la critique mutuelle, avec son prolongement politique qui doit permettre de trouver l’ordre juste de la cité, fondé sur le bien commun, c'est-à-dire ce qui vaut pour tous[11]. La connaissance du commun est le fruit d’une longue élaboration qui permet de s’affranchir des particularités individuelles et collectives ; l’universel n’est pas vécu spontanément par un conformisme passif mais par un cheminement rationnel. La diversité y joue un rôle actif, puisqu’elle contribue en faisant entrer en dialogue les positions à une avancée du processus critique. C’est bien l’échange des conceptions qui les fait converger vers ce qui les réconcilie et les sort de leur aveuglement de départ. L’important réside ainsi moins dans la proportion de diversité par rapport à l’unité que dans le statut accordé au divers dans l’élaboration du commun. Celui-ci n’est pas le semblable[12], produit du mimétisme ou de l’hétéronomie.

Cet idéal de la raison grecque de catholicité devait toutefois rencontrer des difficultés dans sa réalisation. Autant il semblait praticable dans un espace restreint, celui de l’école philosophique reliant le maître et ses disciples, ou celui de l’agora réunissant les citoyens actifs, autant il était exposé à des déformations quand il était transposé dans un cadre plus large. Trois sortes de mise en œuvre pouvaient être envisagées.

La première mise en œuvre de la visée universelle était l’exacerbation de la rivalité. De même que la particularité des cités, dégénérant en guerres, compromettait la possibilité d’une unité plus large, de même la partialité des écoles rivales, tournant au conflit doctrinal, faisait de la prétention de chacune à la vérité un ferment d’intolérance. Les philosophes ont prôné la raison commune, mais sans pouvoir la vivre, le développement des argumentations conduisant au contraire à l’impossibilité du consensus. La norme de rationalité devenait alors un enjeu mimétique qui porte à la concurrence entre les différentes prétentions de sens, au risque de faire douter de leur légitimité.

La deuxième mise en œuvre fut dans ce contexte la perception d’une relativité de tous langages et de toutes opinions. L’universel ne pouvait être qu’abstrait, détaché de toute particularité. Les différences visibles étaient alors comprises comme expressions superficielles d’une réalité dont l’unité profonde était cachée. Si leur concurrence était dépassée, c’était au prix de leur commune dévalorisation. Ainsi les divers noms de Dieu ou même le polythéisme devenaient traduction d’une vérité unique qui ne pouvait toutefois être connue que par détachement vis-à-vis de cette diversité concrète. La sagesse se vivait alors dans le repli intérieur, détaché des cultes publics ou socialement partagés[13].

Une troisième mise en œuvre surmonta l’échec des philosophes à gouverner la cité par l’instauration d’un ordre politique qui pût se targuer de réaliser l’unité visée. Le développement d’un empire hellénistique puis romain parut donner le moyen d’établir concrètement cette unification à l’échelle universelle du monde connu. Un monothéisme qui n’était plus réservé à une élite de penseurs mais devenait religion de toute la société s’accorda à Rome avec un gouvernement par un empereur qui pouvait s’autoriser de ce dieu unique. Le bien de tous pouvait s’incarner dans un ordre politique. Mais en réalité ce mode de communication n’était que l’universalisation d’un particulier, la monopolisation d’un pouvoir et sa domination.

La canonicité chrétienne

Le christianisme a hérité de l’exigence d’universalité, d’abord par la force de sa propre identité – l’évangile appelant à briser les barrières séparant les humains devant le Dieu qui se fait proche[14] – , ensuite par intériorisation des normes philosophiques, qu’il a entretenues et transmises jusque dans les pratiques scolastiques de l’Université. Il a promu la catholicité comme pari d’une vérité qui est plus grande quand elle est partagée. Mais, se trouvant confronté aux mêmes difficultés de réalisation de cet idéal, il ne put surmonter les multiples divisions dans l’interprétation de son message fondateur que par une institutionnalisation bientôt compromise avec le pouvoir impérial. L’unité conciliaire fut aussi politique[15], et fit régner l’unité par la contrainte autant puis davantage que par le dialogue. L’argumentation rationnelle fut servante de la défense de l’ordre normatif en place plus que de la critique motrice d’un dépassement des positions établies. Dans ce cadre l’hairesis perdait sa qualité de libre choix (secta, école) pour devenir synonyme de dérive dangereuse. La vérité prenait visage d’uniformité à sauvegarder, d’unité encore sacralisée.

La catholicité va avec une canonicité, c'est-à-dire une norme de l’obtention d’un commun. La question est : comment se fait et se décide cette règle ? Pour éviter la simple juxtaposition indifférente des opinions ou leur destruction mutuelle qui ruinent la visée d’un commun digne de réunir, la « vraie religion » que fut le christianisme constantinien a été tentée de substituer à la raison qui divisait les écoles une unité qui trahit la démarche de la raison. La démarche philosophique grecque associait le postulat d’un principe unitaire éternel – toujours menacé par l’oubli et la dispersion – à la pratique d’un débat contradictoire tirant parti des différences de points de vue pour approcher le vrai. En privilégiant le premier élément par rapport au second, l'Église chrétienne risquait de couper court au dialogue rationnel au nom d’une révélation descendante. L’échange libre des opinions n’était plus vu alors que comme dégradation de l’unité originelle.

Le christianisme a revendiqué la vérité sur le mode de la philosophie grecque mais sans trouver le moyen de dépasser sa propre particularité, sans pouvoir se transformer en religion universelle sinon par la force du pouvoir politique. Ici se tient un malentendu fondamental sur cette religion : s’agissait-il de remplacer des écoles, des opinions, des croyances, par une autre qui soit définitivement vraie ? La question s’est posée d’abord par rapport à la foi juive, et les textes pauliniens en sont les témoins actifs. Pour les nouveaux baptisés, « il n’y a plus ni Juif ni Grec » (Ga, 3, 28). Cela signifie-t-il la disparition de toutes les différences, remplacées par une appartenance unique ? La foi au Christ devait-elle prendre la forme de quelque chose comme « le christianisme », comme une « religion » qui concurrencerait la foi juive ou les philosophies grecques et finirait par les remplacer ?

Le chapitre 14 de la Lettre aux Romains semble indiquer une toute autre orientation. En effet il ne situe pas la foi chrétienne au niveau des différentes pratiques et lois entre lesquelles elle arbitrerait, mais à un autre plan où elle ne les concurrencerait ni ne les remplacerait. Ce plan est celui de la charité, qui peut faire manger de tout ou non, respecter le sabbat ou non, sans juger celui qui fait autrement. Il y a bien certes des faibles et des forts, mais ceux-ci ne doivent pas imposer aux premiers leur jugement et leurs propres règles, ni mépriser leurs scrupules[16]. Au-dessus de toutes les règles en effet il y a l’accueil et le respect de l’autre : pratiquants ou non (14, 4-8), circoncis ou païens (15,7-9), ils sont les serviteurs d’un même Dieu. Rapidement, on en viendra à considérer comme une évidence qu’on ne peut être juif et chrétien, alors que la question de Paul était celle de savoir si on pouvait être chrétien sans être juif. Quant aux païens, ils furent aussi bientôt regardés comme les ennemis de la foi. Ainsi, l’expression « ni Juif ni Grec » a-t-elle par rapport à ces deux catégories engendré une catégorie nouvelle qui supplante l’une et l’autre, au lieu d’être un nouveau mode de relation entre elles comme entre toute différence faite au nom de ce qui vaut le plus. Paul met une symétrie entre forts et faibles, qui ont à s’accueillir mutuellement ; mais ce serait demander aux faibles de devenir forts et d’accepter de relativiser leurs règles. En réalité le devoir est d’abord adressé aux forts, en les mettant en garde contre leur sentiment de supériorité et le mépris (14, 1.13 ; 15, 1). Car en définitive la seule force supérieure est celle de l’amour, et pas une autre : elle est justement le fait de ceux qui ne se mettent pas au-dessus des autres. La même logique sera mise en œuvre par Lessing dans Nathan le sage : à la rivalité entre les fils pour accéder au pouvoir, le remède n’est pas la décision arbitraire et souveraine du père. Le vrai fils est celui que désignera la reconnaissance d’amour des autres[17]. Les critères de canonicité ici mis en œuvre ne sont plus ceux d’une autorité qui s’impose a priori mais ceux que montreront les relations mutuelles. Le commun prend forme d’une communion fondée sur le respect de l’autre.

Le pluralisme moderne

Établi en tant que nouvelle religion, seule vraie, remplaçant tout autre culte ou conviction, le christianisme a cultivé sa prétention à l’universalité, mais sans s’interroger suffisamment sur la signification et les moyens de cette unification. Celle-ci a été comprise comme une uniformisation, sous l’emprise d’un pouvoir autoritaire et centralisateur au nom d’une vérité supérieure et indiscutable, restaurant ainsi à la Pentecôte l’unité perdue à Babel, selon l’interprétation commune du texte biblique jusqu’au milieu du siècle dernier[18]. La diversité était dans ce contexte assimilée à un mal, à une errance, à la division.

La modernité a partiellement inversé cette unification contrainte, sous l’influence de deux événements. Le premier fut l’action intentionnelle des penseurs du XVIe siècle et de leurs successeurs pour promouvoir la liberté. Un Luther avec son programme de libre examen, comme un Érasme avec son audace critique, ouvrirent la voie d’une nouvelle façon de se situer vis-à-vis de la tradition héritée. Le second événement fut l’effet non voulu de la division du christianisme en confessions rivales, qui obligea les sociétés européennes à organiser politiquement une règle de tolérance mutuelle entre convictions différentes. Il s’est agi dans un premier temps de protéger les personnes religieuses et individuelles – ce fut le contexte dominant en Europe – puis plus largement les minorités culturelles et communautaires, auxquelles l’Amérique fut particulièrement attentive[19].

Avec les guerres de religion, l’unité chrétienne redevenait ouvertement rivalité. Le vieux réflexe catholique romain perdura jusqu’au vingtième siècle dans sa prétention au monopole et son comportement autoritaire et centralisateur. Il vit dans le pluralisme moderne un danger mortel de relativisme, et la fin de tout souci de vérité. Cela ne fut pas sans confirmer les libres penseurs dans leur idée que religion était synonyme d’intolérance. Là où les traditions chrétiennes échouaient à assurer l’unité du peuple, là ou l’adjectif « catholique » était désormais une marque de partialité, il fallait trouver un autre support pour réunir les humains : ce fut la raison, dont l’État moderne se fit l’instrument. Le pluralisme moderne présuppose la conjugaison entre cet État et un droit qu’il est assez fort pour faire appliquer strictement mais trop peu pour ne pas s’y soumettre lui-même[20].

L’État, en outrepassant cette règle, n’a pas non plus toujours évité le danger d’une unité qui uniformise et enrégimente. Les totalitarismes du XXe siècle ont été des formes exacerbées d’un pouvoir politique sans limite. La démocratie moderne, informée de ces menaces, cultive au contraire le désaccord, l’autonomie, la séparation des registres, en particulier entre politique et religion. Elle institutionnalise le conflit, la confrontation des différentes opinions[21]. L’État de droit s’oblige à respecter des limites, de telle sorte que le pouvoir ne soit en dernier ressort la propriété de personne. Il subordonne toute institution à un choix des consciences plurielles. Cette conception de l’unité est centrée sur un vide, une mise en suspens des croyances et convictions, elle diffère donc profondément de celle que soutenait l'Église catholique. Mais elle n’est pas non plus réductible à un usage intolérant et uniformisant de la laïcité érigée en religion de substitution.

La diversité est aujourd'hui devenue une valeur, comme une contre-norme, une résistance à cette unité normative que les Modernes refusent par principe avec toute forme d’autorité qui s’imposerait contre le consentement des consciences. Elle s’impose même plus largement hors des frontières de l’humain, comme on le voit avec la promotion d’une « biodiversité » dans la nature. Elle fait alors lutter contre ce que la modernité avait gardé d’impérialisme sous la forme d’une domination technologique ou d’un scientisme irrespectueux d’autres critères de valeur. La raison elle-même a dû en rabattre de sa prétention à monopoliser la validité de la connaissance, et reconnaître, en même temps que son caractère historique et culturel, le fait que d’autres démarches de l’esprit peuvent développer leur propre conception du savoir. La notion de diversité culturelle légitime ouvre la voie à un dialogue mondial entre traditions, irréductible à l’exercice d’une rationalité qui ne fasse qu’absolutiser les présupposés de l’Occident.

Conclusion : la diversité dans la culture

La diversité était un mal, elle est devenue un bien. Faut-il pour autant la sacraliser, et mobiliser à son service les textes et traditions qui étaient hier interprétés pour la réduire ? Le renversement récent de la lecture théologique du récit de la Tour de Babel est aussi édifiant que l’était la vénérable construction ainsi mise à mal. Il risque en effet de perpétuer simplement un mimétisme qui calque l’interprétation de la foi sur la culture ambiante. La Bible signifiait-elle davantage le bienfait de la diversité que celui de l’unité ? Cette lecture se justifie largement plus que l’ancienne, car le dieu de la Genèse est un dieu qui disperse[22] ; mais elle risque encore de manquer une révélation plus profonde, qui déborde la sacralisation de tout ordre culturel, le moderne autant que l’antique, le laïc autant que l’impérial. Une utilisation idéologique des traditions religieuses[23] risque d’en exténuer le sens, et d’ériger en idoles symétriques la diversité ou l’unité : celles-ci ne sont-elles pas toujours corrélatives et relatives l’une à l’autre ?

La relation entre diversité et unité, toujours à réguler et à corriger, a comme enjeu majeur le mode de communication. Elle est dans notre culture marquée de façon décisive par deux grandes inspirations, qui lui donnent par leur tension mutuelle sa dynamique. D’un côté, le défi grec de la catholicité, recherche d’un commun qui ait plus de valeur que les positions particulières de départ, passant par un travail d’explicitation des présupposés et de débat sur les significations. De l’autre, la confiance biblique en la création de différences dans l’histoire, valorisation d’altérités irréductibles à tout ordre totalisateur, passant par un accueil respectueux par-delà toute hiérarchie de vérité : le récit biblique de Babel résiste à l’interprétation traditionnelle qui faisait de la division le châtiment d’un péché. Au contraire il fait de l’inachèvement de la Tour une bonne nouvelle qui libère de tout ordre considéré comme sacré[24].

Cette dualité des traditions d’échanges et de relations mutuelles pour la construction du commun donne à notre culture sa diversité interne qui est source inépuisable de dialogue et de fécondité possible[25]. Elle est un antidote précieux à toute forme d’idéologie, celle-ci étant caractérisée par une volonté d’homogénéisation, de réduction à l’un : assimilation des valeurs et des faits, du connu et du réel, et des différents ordres que toute culture tente d’articuler du côté du psychisme individuel, de l'organisation sociale et des déterminations cosmiques. La modernité a cultivé la pluralité et l’autonomie des ordres, la reconnaissance d’incommensurabilités – entre valeurs, entre personnes, entre cultures…

Notre histoire peut ainsi être racontée comme celle de deux amours, le grec et le biblique, celui d’Éros séduit par la supériorité d’une vérité universelle impartiale, et celui d’Agapè passionnée par la naissance et la reconnaissance de ce qui n’était jusque là pas jugé digne d’exister[26]. Ces deux amours ne sont pas superposables, ils ne peuvent être confondus sans dommage, ils sont même antagoniques, mais chacun d’eux offre des ressources pour respecter l’autre et l’accueillir dans sa différence. L’un et l’autre nous apprennent à vivre la diversité au sens d’une communication, celle qu’ils suscitent entre eux au cœur de notre culture.

Jean-Luc Blaquart

Texte publié dans la revue Mélanges de Science Religieuse "Diversité dans l'Église", Tome 70 N°3 p. 7-19, Lille 2013.

[1] « Même » ou « identique » peuvent signifier qu’il s’agit du même être (unique), ou qu’il s’agit d’êtres semblables (non uniques). L’expression « pluralisme » joue sur les deux plans. Il n’y a pas de « diversisme » ou de « différentisme » : nous supposons que s’il y a plusieurs ils sont nécessairement dissemblables. Nous avons du mal à distinguer l’existence (le fait que b ne soit pas a) et l’essence (que b soit dissemblable à a). Nous confondons ainsi le « an sit ? Est-ce que c’est ? » et le « quod sit ? Qu'est-ce que c’est ? », c’est l’ambiguïté du verbe « être » : comme si ce que nous sommes suffisait à nous faire être.

[2] Castoriadis, Le monde morcelé. Carrefours du labyrinthe 3, Seuil 1990 p. 334 et s.

[3] Ibid.

[4] Cette distinction est théorique et permet la réflexion. Dans la pratique, ces mots sont souvent interchangeables et gardent leur souplesse sémantique.

[5] Pour une lecture de ce texte, voir mon étude « La Tour de Babel : le renversement d’une construction théologique », in La Tour de Babel, Graphè N° 21, Artois Presses Université 2012, pp. 109-123.

[6] On verra qu’elle n’est pas fidèle au texte biblique.

[7] Cette sacralisation de l’un fait partie d’une construction culturelle globale qui tend à empêcher tout écart entre ce qui viendrait du cosmos et ce qui viendrait des humains, et, pour ce qui concerne ceux-ci, entre le social et l’individuel. Ce qu’on appelle habituellement le religieux par opposition à la modernité se caractérise ainsi par une homogénéisation du réel. Cf. mon étude « Ne faut-il pas être déshumanisé ? », in « Humain / Inhumain », Mélanges de Science Religieuse tome 69, 2012, n°1 p. 70.

[8] L’argument ontologique d’Anselme de Canterbury en est la traduction dans la théologie chrétienne, voir mon Dieu bouleversé, Cerf 1999, pp. 21 et 147.

[9] Cette logique habite notre culture, comme on le voit dans le processus de l’évaluation européenne des universités.

[10] F. Jullien, De l'universel, de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard 2008, p. 220.

[11] J.-P. Vernant, Les origines de la pensée grecque, PUF 1962.

[12] F. Jullien, o.c. ; P. Manent, Le regard politique, Flammarion 2010.

[13] Cette conception peut être illustrée par la célèbre allégorie de l’éléphant et des aveugles, que J. Ratzinger a contribué à populariser en la critiquant dans sa conférence « Vérité du christianisme ? » à l’Université Paris IV Sorbonne le 27 novembre 1999, publiée dans C. Michon (dir.), Le christianisme : héritages et destins, Le Livre de poche, 2002, pp. 303-324.

[14] Actes des Apôtres 10, 34.

[15] P. Maraval, « La monarchie impériale comme imitation de la monarchie divine… », in J.-L. Blaquart et B. Bourdin, Théologie et politique : une relation ambivalente. Origine et actualisation d'un problème, L’Harmattan 2009 p. 71 et s.

[16] 14, 1. Ces scrupules pourraient être rapprochés des « superstitions » que la « religion » à Rome était censée éliminer, religion que deviendra le christianisme triomphant

[17] De même que la vraie mère est dans le Jugement de Salomon celle qui a montré son amour pour l’enfant. Cf. mon étude « Quelques enjeux théologiques d’un jugement fameux », in Le Roi Salomon, un héritage en question, Hommage à J Vermeylen, Lessius 2008, pp. 397-414.

[18] Cf. La Tour de Babel, publication déjà citée supra à la note 4.

[19] On remarquera que ces deux perspectives peuvent être aujourd'hui en conflit, comme on le voit en France à propos de l’attitude à adopter sur les signes distinctifs religieux. Cf. C. Fourest, La dernière utopie. Menaces sur l’universalisme, Grasset 2009.

[20] De même que Descartes met en doute les opinions, désespère du débat philosophique et ne trouve comme appui que le « cogito », l’État moderne sera un point solide en tant que « pure volonté », fondé sur la volonté de survie (Hobbes, cf. P. Manent, « La démocratie comme régime et comme religion », in La pensée politique. Tome 1. Situations de la démocratie, Gallimard, 1993).

[21] C. Lefort, Essais sur le politique, XIX°-XX° siècles, Seuil 1986.

[22] [22] Gn 1,28 ; 8,14 ; 9,7 ; 10 et encore 12. Cf. La Tour de Babel, publication déjà citée supra à la note 4.

[23] Cf K. Kilby, « De l’excès de pertinence : quelques inquiétudes à propos des théories sociales de la Trinité », in Transversalités 2000 n°76 p.162-176.

[24] Cf. La Tour de Babel, publication déjà citée.

[25] Cf. mon étude in : Identité et altérité. La norme en question ? Hommage à P.-M. Beaude, Cerf 2010.

[26] Cf. mon étude « Gratuité et transcendance : du bon plaisir antique à l’autonomie moderne », in Mélanges de Science Religieuse tome 66 n°2, avril 2009, pp.5-20.