Gratuité et transcendance : du bon plaisir antique à l'autonomie moderne

Gratuité et transcendance : du bon plaisir antique à l’autonomie moderne

Résumé : L’affirmation d’une congruence entre la gratuité de Dieu et la modernité appelle une réflexion sur l’ambiguïté de la signification théologique accordée au gratuit autant que sur la complexité de la modernité.

Le christianisme contemporain et la gratuité

La valorisation du gratuit est une caractéristique du christianisme contemporain. Elle renoue ainsi avec une donnée fondamentale de la tradition chrétienne, que le mot "grâce" avait permis d'exprimer, à ceci près qu'on en avait souvent plus souligné l'action opérante (et utile, voire nécessaire !) que la dimension du "pour rien". La peur d'une régression dans la conception d'une divinité arbitraire et capricieuse, en deçà des acquis d'une pensée raisonnable ou éthique, avait conduit à tempérer la mise en valeur de cette gratuité. Pourquoi en va-t-il autrement à présent ? Est-ce par affinité avec l’évolution de la société, ou au contraire en réaction contre elle ? Sans doute un premier enjeu est la prise de distance vis-à-vis de toute interprétation de la foi en termes de normes pour l’action. Les domaines politique et éthique, sécularisés et affranchis de l’autorité ecclésiale, tendent à exclure de leur champ la référence à une transcendance. Dans des sociétés où le christianisme perd ses fonctions d'utilité sociale les plus visibles, rien d'étonnant à ce que sa présentation fasse la part belle au gratuit. La promotion de l’esthétique répond aussi au changement de normes de la culture : quand le vrai est l'objet exclusif de la science et le bien l'affaire de l'éthique, l'art a acquis une valeur propre et indiscutée ; même si se discute la valeur de telle œuvre, on ne discute pas la liberté d'aimer ou de ne pas aimer indépendamment des autres critères et notamment de l'utilité. Il resterait à la foi dans ce contexte de répondre aux aspirations intimes des individus. La mise en valeur de la dimension du jeu[1] ou de la liberté de l'individu[2] vont dans ce sens. La gratuité serait-elle le refuge des âmes dans un monde faisant régner la loi d'airain du "donnant donnant" ? Si c’était le cas, elle jouerait encore un rôle, fonctionnel, dans ce monde, sorte de niche contribuant au fonctionnement global, en permettant l’équilibre d’une société où l’individu doit trouver sa raison d’être. C’est à celui-ci et à sa liberté en effet que la modernité fait vivre la tension entre ses exigences : il est en même temps fondement de l’économie libérale et foyer de résistance vis-à-vis d’elle. Contre une vision naïve et simpliste de la gratuité de la foi dans la modernité, il est donc opportun de remettre en perspective la réflexion dans l’ambiguïté de la signification théologique accordée au gratuit autant que dans la complexité de la modernité.

Le gratuit aux frontières du sens

Le gratuit est ce qui se fait ou se donne pour rien : ce "rien" dont il est question se juge en référence à une contrepartie "normale" qu'on s'attendrait à voir venir équilibrer l'échange. La gratuité s'apprécie comme une liberté par rapport à une règle qui exige qu'il n'y ait rien sans rien. Elle caractérise le fait d'agir ou de donner sans compter, que ce compte se réfère au bilan d'un passé ou à l'attente d'un avenir : elle déborde autant une mesure qui serait fixée d'avance qu'un résultat escompté. Elle agit ou donne sans examiner un mérite et sans attendre un bénéfice auxquels elle serait conditionnée. Le gratuit apparaît ainsi comme accidentel quand on le compare à ce qui fait l’essence des êtres définis, comme contingent en milieu régi par la nécessité, comme fortuit en l’absence d’intentions préexistantes ou de fins poursuivies, comme libre contre des règles de l’échange[3] ou d’autres contraintes.

Cette liberté peut s'étendre jusqu'à s'affranchir de toute raison ou justification : ainsi parle-t-on d'acte gratuit. Celui-ci échappe à l'ordre et à ses règles, notamment à la raison qui instaure une cohérence et un décompte. Il ne se tient pas à la place qui lui était assignée dans le tout, il est ainsi délié de l'ordre exprimé en termes de condition à satisfaire, de prix à payer, de mérite à acquérir, de sacrifice à rendre, ou même de signification à honorer. Le gratuit participe de l’absolu, c'est-à-dire de ce qui a valeur en soi indépendamment de tout le reste. Pourtant, de ce fait, et paradoxalement, il est une notion relative, puisqu’il se définit, négativement, par rapport à ce dont il s’affranchit : un prix à payer, telle ou telle motivation particulière. L’absolument gratuit serait sans motivation et sans fondement, il échapperait à tout sens. Il définirait la frontière de l’ordre. Il est l’impensable.

On s'accorde généralement pour dire que l'amour gratuit donne sans compter, et même sans limite posée à l'avance. Il donne tout sans attendre un bénéfice. Mais ce qui est gratuit du point de vue du donateur ne l’est pas forcément du point de vue du bénéficiaire, et vice versa. Le don peut encore être une stratégie. L’amour lui-même n’est-il pas un investissement, l’expression d’un désir – d’être et de rendre heureux ? En ce sens il n’est pas gratuit. Pure gratuité serait synonyme d’indifférence, débordant même l’amour, même le don. Dès lors qu’il se définit comme affranchissement, le gratuit paraît ainsi le domaine de l’illimité : rien ne l’arrête a priori. Cependant il peut lui-même instaurer sa limite, et s’achever comme il a commencé : sans obéir à une règle préalable. Il se tient donc à la limite de l’ordre, au-delà de laquelle rien n’a plus ni sens ni mesure. Il est ce qui fait venir la limite ici ou là, plus près ou plus loin, ce pourquoi on s’arrête ou pas dans l’exploration du sans limite. Dernière carte jouée par le sens et l’ordre quand toute raison a été épuisée.

L’étymologie du mot gratuit réfère à la notion de plaisir. Le gratuit est l’agréable, ce qui agrée, ce qui fait plaisir. Il n’est alors pas contradictoire avec un intérêt, ni même avec la perspective d’un « retour » dans le cadre d’un échange de biens ou de services. Le plaisir vient rejoindre un désir qui emporte au-delà des limites du raisonnable. Aussi n’est-il pas réductible à la satisfaction du besoin auquel il est lié, même s’il est toujours déjà fonctionnel dès lors qu’il correspond à une structure organique, sociale, culturelle. Il déborde ce fonctionnel. Parce que chez l’humain il est associé à l’imaginaire, il est créateur. Le gratuit n’est donc pas purement négatif, non sens, déliaison de tout. L’expérience du plaisir est celle d’une positivité qui fixe et arrête le désir[4] : expérience limite de naissance d’un monde de sensations, mystère d’engendrement à partir du désir qui investit le réel et lui donne couleur et consistance, plaisir poétique qui fait venir au jour le beau et le bon.

Sur le socle de cette expérience du plaisir, des champs culturels distincts ont donné à la gratuité des significations et des rôles différents. A partir des traditions antiques qui faisaient fond sur le poids du plaisir des dieux pour exprimer l’hétéronomie qui s’impose aux humains, la pensée grecque et la foi biblique ont infléchi la signification de la gratuité dans deux directions différentes. Telle est la source de l’autonomie moderne, qui peut ainsi, comme nous le verrons, être comprise paradoxalement comme un accroissement de gratuité.

La gratuité d’hétéronomie :

Les mythes traditionnels qui racontaient l’origine du monde faisaient volontiers référence à un bon plaisir divin. « Il a plu »[5] : cette référence à un plaisir originel est fondatrice de l’ordre, condition biologique et psychique de vie et de sens. Donné inaugural, inexplicable, initial. Positivité première. Création, institution. Ce plaisir est à soi sa propre raison. Il a la gratuité de l’originel, de ce qui sort du chaos. Il explique, mais rien ne peut lui-même le justifier. Cette gratuité divine est donc synonyme de contrainte pour les humains : « il a plu », décision insondable. Limite du « pourquoi », réponse ultime, toujours déjà là, frontière de l’ordre, sur laquelle bute le langage. Expérience d’un débordement de toute raison, de toute motivation objective. Expérience de l’arbitraire qu’il y a dans l’amour, dans l’émergence de valeur, de préférence, de différenciation. Expérience de la dépendance où nous sommes vis-à-vis de ce désir qui nous précède et nous détermine : indissociablement biologique, psychique, culturel, pris dans le langage qui nous fait naître comme des humains, inscrits dans un monde et une société.

Dans ce contexte le langage du « bon plaisir » des dieux dit et fait l’hétéronomie humaine, qui consiste à recevoir sa loi d’un autre, du désir de l’autre, de son caprice décisif et pourtant infondé. Ce plaisir soustrait l’ordre du monde et de la société à tout choix, il instaure une gratuité qui rend nécessaire en aval tout ce qui en subit les effets. Il est donc concurrent du plaisir des humains, et de la gratuité de leurs actes : à partir du bon plaisir souverain, tout est comme il doit être.

Cette grâce-là rend tributaire et met à genoux. Elle rend vassal et dépendant. Elle constitue un lien indéfectible, un destin, qui échappe à toute prise. Cet arbitraire permet de clore le monde dans un ordre fatal, définitivement lié. Tout au plus pourra-t-on faire appel à nouveau au bon plaisir, par la célébration de louanges ou le sacrifice, tenter d’être agréable au dieu pour corriger dans les marges l’effet du premier plaisir : « Plût à Dieu… » Seul le bon plaisir peut modifier ce que le bon plaisir a imposé.

La gratuité de la raison

La montée de l’exigence de rationalité en Grèce s’est traduite par le refus de cet arbitraire du « il a plu »[6]. La valorisation de normes de cohérence et d’harmonie a fait juger comme passion indigne du divin ce plaisir qui se dérobe à toute sagesse préalable, soumis à l’hubris de l’imagination, de la méconnaissance des limites qui définissent le réel. On sort de la gratuité du bon plaisir quand on doit justifier le désir par une raison valable qui le légitime. La règle dominante de rétribution a limité la liberté du plaisir gratuit pour l’encadrer dans un calcul, une loi juste, une possibilité d’échange. La conversion philosophique invite à purifier le désir, elle l’initie au calcul qui hiérarchise les biens, au sens à découvrir et à lire, par mise en valeur du beau qui fait naître le plaisir. On n’aime que ce qui est déjà lié. L’être n’est jamais chaos mais toujours déjà un cosmos, dont la grâce nous émerveille. Ce lien constitutif de l’être illumine de sa beauté et séduit l’homme qui en devient conscient.

L'amour grec s'appuie sur une valeur préexistante, celle du logos qui libère de toute démesure ; il aime la raison qui nie la force du désir et son pouvoir créateur illimité. Il meurt de rejoindre ce qui le fonde. Il est amour de ce qui est nécessaire. La philosophie renverse donc la relation : ce n’est pas le plaisir qui crée l’ordre, mais l’ordre qui par sa beauté et sa bonté foncières procure à ceux qui le connaissent le vrai plaisir, celui de la contemplation. Pas de commencement sans un Bien premier. Pas d’amour sans un aimable préexistant, admirable, qui le justifie. Raison suprême, Dieu ne désire rien, il est le désirable. Ce qui plaît est une loi, qui délivre du chaos par l’ordre raisonnable qu’elle institue, par ses qualités objectives indépendantes de l’amour qu’elle inspire. Nettoyée de l'arbitraire, la nécessité devient belle.

Quand elle s’applique à l’amour, la gratuité philosophique grecque se définit en plaçant tout le poids d’être et de valeur dans l’objet aimé. Elle donne la priorité à l’aimable sur l’amour ; celui-ci est conçu comme manque d’être[7]. Il n’existe que par et pour ce qui l’attire et le séduit, l’oriente et le commande. Le beau ne dépend pas de l’amour qu’il inspire, c’est l’inverse. Il y a de l’amour parce qu’il y a de l’aimable, de l’admirable. Autonomie substantielle de la loi de l’être. Dieu aimé et non amant. Révélation de ce qui est en soi. Ce qui a valeur absolue aimante l’activité humaine et cosmique tout entière.

Si la gratuité de ce Dieu est désintéressement, c‘est par négation d’altérité. On l’aime « pour rien » car rien d’autre ne vaut : il n’y a plus que lui, indifférent à tout le reste. Pure valeur en soi, isolée, séparée. Il n’est pas « pour autre chose », n’est symbole de rien, ne dit rien que lui-même. Il est le signifié ultime qui ne signifie rien lui-même. Acte pur. Pas de nécessité extérieure. Il est lui-même le nécessaire. Il monopolise l’attention. Il est au-delà de tout intérêt, de tout besoin, de toute fonction[8].

Au fondement de tout, ce Dieu est l’objet du consentement à ce qui est. La vie bonne lui sera fidèle en visant le bien pour lui-même et pas pour une récompense autre[9]. Dieu seul suffit. Il est le Suffisant. Gratuit par négation de tout ce qui n'est pas lui : l'absolu. Il est, cela lui suffit, à quoi d’autre pourrait-il être comparé, à quelle aune le juger ? Le mouvement de la théologie négative lui sera fidèle en niant tout ce qui n’est pas lui, tout ce qui est donc indifférent au regard de ce qu’il est et doit donc l’être aussi aux yeux du sage. Dieu est tout et au-delà de tout, il permet de mépriser tout ce qu’il n'est pas, lui le seul bien.

De cela il résulte par symétrie une dimension négative de cette gratuité du point de vue de l’homme. Si toute la valeur est dans l’objet d’amour, l’amour est sortie de soi. L’âme doit se vider d’elle-même pour se laisser emplir par ce qui est. Elle doit se purifier de ce qui en elle se trouve éloigné de ce qui est aimable. Cette gratuité se vit par débordement de l'intérêt particulier, de la passion, du désir, de la temporalité. Elle est désintéressement, impartialité, adoption du point de vue du tout. Deuil d’un attachement à ce qui ne vaut pas et n’est pas, à commencer par sa propre réalité en tant qu’elle cache le juste et le vrai. L’amour qui dépossède l’amant de lui-même l’emporte vers l’adoré. Cet élan mystique est négation et mépris d’un sujet qui s’attribuerait l’amour.

Cette gratuité de dépossession et désintéressement est mort du sujet, sortie des points de vue, fusion dans un intérêt et un ordre supérieur, où tout se lie. Rien ne vaut dans l’agent ou dans l’acte. Pas de « pour soi », pas d’intérêt pour sa propre existence ou sa survie. Je dois être désintéressé du rien que je suis, tout entier ordonné à une fin qui ne m’est pas extérieure mais qui est l’être caché qui me fait vivre en vérité. Mourir pour ce qui seul vaut : mystique de sacrifice et fusion, qui sans doute mobilise la dimension fusionnelle du plaisir éprouvé et partagé dans l’oubli de soi. Au Dieu centripète qui attire tout à lui correspond l’amour centrifuge qui dépossède de soi, fait entrer en extase et ravissement.

Ce type de gratuité a accentué jusqu’au déséquilibre dans l’expérience du plaisir la fascination pour l’objet. Il en résulte une asymétrie dans l'échange : celui qui aime et donne se dévalorise pour mieux mettre en valeur l'aimé. L'idée même d'un retour ou d’un paiement perd sens : seul l'aimé a valeur, ce qu'on donne n'est rien en regard. Rien n'est plus grand[10], à la limite rien d'autre n'existe plus que celui à qui on donne ce qui se révèle n’être rien. Le pari pascalien exprime cette logique de la disproportion par rapport à toute règle et mesure : si Dieu est l'infini, on donne le minimum pour recevoir le maximum. Logique du martyre, du don total et du sacrifice, mystique d'adoration. La dimension de calcul ne menacerait de porter atteinte à la gratuité que si le prix infini qui semble exigé n’était un leurre, puisqu’il n’y a en réalité rien à donner en échange. La gratuité est assurée par l’attitude qui aboutit à abandonner, à désinvestir et donc à dévaloriser ce qui a été donné, au profit du Dieu qui, parce qu'il est déjà tout, peut tout recevoir. Celui qui donne se vide de ce qu’il a pour être empli par ce qu’il a déjà investi et aimé ; lui qui n'est rien n'a rien à garder, il n'a qu'à rejoindre le tout avec le peu qu'il gardait ou croyait garder.

Ainsi la rationalité grecque, si elle a pris distance vis-à-vis d’une hétéronomie fondée sur le plaisir divin, a gardé le schéma d’une concurrence entre point de vue humain et être divin. C’est une tout autre conception du gratuit que permet de dégager la tradition biblique.

La gratuité biblique

Une gratuité d’un autre ordre[11] se déploie dans la Bible selon trois plans qui peuvent être décrits comme autant de dimensions du salut, selon un rang d’approfondissement successif.

Le premier plan est celui d’un plaisir divin qui se transmet. Aux symboliques mythiques qui référent au plaisir divin, la Bible n’oppose pas comme la philosophie un devoir d’impartialité et de détachement. Le salut dont elle raconte l’histoire est de l’ordre d’une « économie », qui n’aurait rien de gratuit du point de vue du désintéressement grec. La théologie trinitaire chrétienne devra faire place à cette économie face à l’immanence du Dieu rationnel. Le Dieu biblique est un passionné, pas un détaché indifférent à tout ce qui serait autre. Il est engagé et partisan, et son plaisir est de faire plaisir en favorisant des bénéficiaires, en bénissant le peuple qu’il choisit. Cette élection est sans raison[12], elle n’obéit pas à la logique d’un destin inéluctable, elle vient au contraire en faire sortir.

La décision inaugurale singulière qui infléchit le cours des choses n’est pas récusée par la foi biblique au nom d’une loi supérieure et éternelle, mais elle est convertie dans son intention : il y a un plaisir de Dieu, mais non capricieux ou dominateur. C’est un plaisir à partager et faire partager. Hen, gratia, don, faveur : ces mots disent à la fois l'acte et l'effet, le plaisir de Dieu et celui de l'homme. Les deux se conjuguent, puisque Dieu est bon et bienveillant, alors que rien ne l’obligeait à l’être. Pas plus que la cruauté, la bonté ne s’explique en effet. « Il a plu » : ce plaisir dictait sa loi, jusqu’à ce qu’un autre « il a plu » en libère. La gratuité insondable du destin qui pesait sur les humains est ici renversée par une gratuité inverse, celle d’un acte sauveur. Rien ne fonde cette libération. Rien ne la légitime a priori contre l'évidence du mal inscrit dans l'ordre des choses. Elle arrive, comme un événement, nouveauté qui renverse l’ordre ancien. Tel se révèle le Dieu de l’Exode, tel celui du Nouveau Testament : Jésus guérit sans rien demander a priori - il guérit ex nihilo - et en récusant toute justification du mal[13]. Ce Dieu vient sauver ce qui est perdu, sans autre point d’appui que sa bonté et la joie qu’il en éprouve[14].

Le deuxième plan de la gratuité biblique est celui d’un appel à relation. Ce qui a plu à Dieu c’est de créer, de faire alliance. Ce Dieu ne suffit pas, il ne se suffit pas, il fait exister devant lui ce qui n’est pas lui. Il appelle l’autre à être. Or cet être n’est pas le sien, il est créature et non créateur. Le plaisir divin est dans la différence. Il sépare ce qui était lié, il désinscrit : rien de ce qu’il crée n’est sacré ! Là où régnait l’un totalitaire, il rend possible une altérité bonne. « Il vit que cela était bon » : cela est autre que lui, aimable sans être divin, aimable à cause de l’amour divin. Cet amour fait qu’il y a du beau. Inversion de la logique grecque : c’est le sujet qui commande la valeur. L’être en reçoit sa beauté. L’amour n’est plus un manque d’être devant ce qui comble, il est une force qui fait exister le nouveau. Il n’est plus attraction universelle, il est engendrement. Il n’est pas réduction au commun, il est naissance de différence. L'élection d’Israël en fait un partenaire d’alliance, elle est une adoption fondatrice et instituante : elle instaure l'autre en capacité de liberté et responsabilité. Cette grâce fait confiance. Elle donne au partenaire le pouvoir de décider. Elle crée une réciprocité. L’amour appelle l’aimé à aimer. Le récit biblique n’invite pas à une lecture qui se situerait à un registre supérieur et trouverait un ordre rationnel qui le commanderait en secret, il convertit l’identité des acteurs et leurs relations. Car cette gratuité est relationnelle, elle engendre des identités. C’est au contraire le propre de l’idole d’aliéner son adorateur, et de vivre en secret de ce qu’il lui donne en se vidant de soi[15].

Le troisième plan de la gratuité biblique lui fait échapper à la logique de l'utile et du juste. C’est sans condition que Dieu aime et donne. La relation dans laquelle il invite à entrer est celle d’une liberté par rapport à tout critère préétabli du bien et du mal. De même que le Dieu biblique crée à partir de rien, le fidèle apprend à vivre sans être soumis à une loi sacrée qui aurait décidé à l’avance ce qu’il a à faire. Dans la logique grecque, le rien était ce à quoi on renonce, anéanti et dévalorisé comme pure apparence : seul l’ignorant sacrifiait vraiment quelque chose ! La balance penchait définitivement en faveur de l’être. La rétribution que donne à espérer le salut biblique n’est plus un compte juste, elle est une fidélité à vivre dans une histoire ouverte. Sous le signe du pardon se trouvent déliés en droit ceux qui étaient classés et jugés selon leur degré d’être et de dignité. Là où il n’y avait rien naît ce qui vit de la grâce de Dieu.

Deux conceptions théologiques de l'amour

Notre sens de la gratuité a une histoire. H. Nygren[16] avait typé deux amours, en en forçant l'opposition, attribuant l'un au Dieu sauveur et l'autre à l'homme pécheur. Il mettait ainsi le doigt sur deux logiques qui traversent nos traditions, et qui représentent ce qui est privilégié du côté de la pensée grecque et du côté de la foi biblique. Deux conceptions du gratuit hantent nos esprits. Contre la conception triviale d'un donnant-donnant, l'une déséquilibre l'échange jusqu'à anéantir l'aimant dans l'aimé, faisant de l'amour l’attraction qu'exerce sans limite ce qui a valeur. L'autre au contraire vise à établir un échange là où il était absent, faisant de l'amour une force créatrice qui donne valeur à ce qui n'en a pas.

Le christianisme est héritier des deux conceptions, il a tenté de les concilier et de les réunir dans une même relation salvatrice, celle qui unit le croyant et son Dieu. La tradition catholique a particulièrement veillé à ne pas séparer ni opposer deux amours, éros et agapè. Elle n’a pas vu dans la gratuité de l’érotique mystique un obstacle à la connaissance de Dieu. A l’inverse, la tradition réformée a volontiers joué sur le registre de l’antagonisme. Mais c’était une autre façon de les associer dans une même argumentation : au fond Nygren emboîte encore les deux, quand il demande au croyant de renoncer à toute projection du désir pour recevoir l’amour divin. Là où il paraît récuser l’éros pour mieux faire place à l’agapè, il reste paradoxalement dans la logique de la gratuité grecque. C’est celle-ci qui met en concurrence ce qui vient du sujet et ce qui relève de l’objet, et qui fait comprendre l’amour comme négativité. C’est elle qui demande le dépouillement de soi, le déni de soi comme positivité. L’emboîtement d’un Dieu fort qui donne et d’un homme faible qui reçoit maintient ainsi paradoxalement la conception grecque d’une gratuité de dépouillement de soi et le déséquilibre de l’échange. Il exige en effet que le désir humain soit anéanti pour que l’action de Dieu soit reconnue, et que meure la religion pour que naisse la foi.

Il me semble au contraire que le Dieu biblique qui donne fait naître un homme fort qui existe en face de lui. A cet égard la conception moderne de l’amour est plus fidèle à la perspective biblique. Elle ne voit pas dans l’amour un manque d’être, une sorte d’aspiration par la valeur absolue du divin, mais l’investissement positif d’une pulsion. La logique grecque fait pourtant preuve de ruse : elle résiste et retourne la modernité à son avantage en misant toute valeur ontologique cette fois sur l’Homme : s’il faut donner valeur et force au désir humain, alors c’est à présent le divin qui est à sacrifier. Il y a de nouveau emboîtement, symétrique du premier : le sujet était nié au profit de l’Être qui vaut absolument, maintenant Dieu devient simple reflet du désir humain. La pensée de Feuerbach est emblématique de ce renversement qui permet de garder la logique grecque par substitution de l’homme à Dieu.

La même conception de la gratuité qui induit l’anéantissement de l’homme devant Dieu peut aussi se retrouver, inversée, quand il s’agit d’exprimer l’amour divin. En utilisant le langage sacrificiel pour interpréter l’action salvatrice de Dieu, la théologie chrétienne a repris cette logique d’une mort de soi au profit de l’aimé. En comprenant la kénose du Christ comme une sorte de transfert, elle a entretenu l’idée d’une concurrence entre sujet et objet d’amour : moins pour Dieu, plus pour l’homme. Le Dieu qui doit se retirer pour créer obéit encore à une telle logique[17]. N’est-ce pas la même dont vit l’hyperhumanisme moderne ? Feuerbach l’a prise au sérieux, ici encore, en allant au bout : l’homme remplace Dieu, puisqu’au fond Dieu l’a aimé jusqu'à en mourir.

Cette conception de la gratuité ne laisse d’alternative qu’entre une mystique de fusion et un humanisme athée. De même les sciences humaines peuvent renverser l’amour oblatif qui se vide dans son objet au profit d’un amour pulsionnel pour qui l’objet n’est plus que projectif. La mystique est réduite et renversée en investissement libidinal dans lequel l’objet perd toute consistance autre que celle que lui procure le désir.

L’enjeu de cette ambiguïté de la gratuité déborde le clivage entre théologie et athéisme. Il traverse l’interprétation du christianisme lui-même. Celui-ci a largement emprunté des schémas explicatifs qui faisaient la part belle à cette complémentarité entre un Dieu qui se donne et un homme qui se vide. La logique sacrificielle induit en effet la règle d’un jeu à somme nulle, où d’une sorte de balance où l’un descend quand l’autre monte, l’un perd quand l’autre gagne. Elle suppose un monde clos où tout est donné d’avance et où rien de nouveau ne peut être créé par interrelation.

La modernité et le refus de l’hétéronomie

Le monde moderne a rompu avec cette stabilité fermée. Certes il paraît avoir renoncé à la gratuité en mettant en valeur l’économie marchande, en cultivant la logique du calcul, en gardant de la rationalité ce qui est instrumental et en se débarrassant du telos des penseurs grecs comme des promesses bibliques. Pourtant l’examen doit être mené plus en profondeur. La gratuité de Dieu peut être corrélée à la liberté de l’homme, parce que leur relation n’est plus nécessaire[18]. Cet acquis se comprend comme l’enjeu central de la rupture moderne, qui s’effectue contre un ordre traditionnel dans lequel Dieu jouait un rôle de fondement d’hétéronomie. L'ordre dont nous sommes sortis était hors du contrôle humain, selon la règle et la justification d’une culture qui valorisait la soumission. Celle-ci recouvrait ce que nous distinguons aujourd'hui comme ordre naturel, ordre social et ordre culturel : le premier imposait ses rythmes, ses lois de comportement, et une hiérarchie des êtres, le deuxième son organisation sacrée et le primat du tout sur les membres, le troisième l’obéissance à la tradition et l’imitation des modèles transmis. Solidaires au sein d’un même ordre global, tous trois restaient structurés par le rapport à l'origine, tel que les mythes et encore la métaphysique grecque par rationalisation de l’arché présupposaient comme fondement. Dieu était dans ce contexte symbole de la cohérence de l’ordre, de sa normativité et de l’obligation de dépendance qu’il engendrait. Il fondait l’hétéronomie, le devoir de recevoir d’un autre la Loi. Avec la modernité, c’est cela qui est ôté : ce principe qui lie de l’extérieur, d’en haut. Cet autre qui se révèle être le même, déguisé pour être soustrait à la reconnaissance et à la conversion.

Ce monde a persisté jusqu'il y a peu de temps dans nos lieux les moins influencés par la modernité, qui a cultivé au contraire l’autonomie sur les trois plans : celui de la nature, devenant objet de science et technique. Celui de la société, devenant projet politique. Celui de l’homme, devenant sujet, pensant par soi-même, libre et responsable de ses choix. Dieu ne doit pas intervenir dans le monde, qui doit aller selon ses lois, étudiées puis exploitées par la science et la technique. Il ne doit pas sacraliser un ordre politique, qui doit être choisi démocratiquement par les citoyens. Il ne doit pas imposer des modèles de comportement, qui relèvent de la conscience individuelle. La liberté de recherche, la liberté politique et la liberté de conscience passent donc par un rapport à un Dieu qui ne soit plus nécessaire : non seulement en ce que la liberté de croire ou non trouve place et reconnaissance dans la société, mais en ce que se déploie, même pour les croyants, une sphère de la connaissance et de l’action qui obéisse à ses propres règles, autonome par rapport à une loi extérieure.

Cette non nécessité de Dieu pour déterminer l’ordre naturel, social ou éthique doit être comprise en regard de ce qu’est l’autonomie moderne. Celle-ci procède par déliaison de ce qui était auparavant maintenu lié : un ordre sacré qui imposait sa loi dans toutes les dimensions de l'existence, maintenues en cohérence par Dieu. Avec la modernité apparaît une séparation ou différenciation des ordres : séparation de la science d’avec la morale ou la politique, de l’éthique personnelle d’avec l’ordre des choses ou l’ordre social. La gratuité aujourd'hui attribuée à Dieu reflète donc celle qui pénètre dans toute la vie moderne : celle de la nature par rapport à toute valeur morale, de la politique par rapport à tout fondement naturel, de la conscience par rapport à toute loi inscrite dans la réalité. Le Dieu traditionnel s’opposait à cette gratuité, en tenant ensemble, liés, les ordres. Gratuité et autorité lui appartenaient en propre, pour décider et fixer. Tout était suspendu à son plaisir et par là attaché et déterminé solidairement. L’altérité de Dieu garantissait de résorber celle du monde et de la société : pas de gratuité dans la nature ou la société, car tout y était à sa place, naturellement ordonnée par le Créateur.

L’autonomie de la foi et de la raison

Un trait domine la gratuité nouvelle de la culture moderne : la dissociation des faits et des valeurs. Nous avons cultivé le respect de la factualité, indépendamment des considérations de valeur. Telle est la discipline que se donne la science moderne. Celle-ci, à la différence de la métaphysique grecque, connaît le réel sans se poser la question du bien et du mal. Le fait est gratuit en ce sens qu’il n’a pas besoin d'être bon pour exister, pour être comme il est. Il n’a pas de raison éthique d’être là, il est gratuit par rapport à tout jugement moral[19]. Cette gratuité du monde moderne était déjà en germe chez Galilée quand il tentait de séparer l’astronomie de la sotériologie, elle déconcerta ses contemporains qui découvraient un univers démesurément grand et divers, sans rapport avec une utilité pour le salut.

D’un côté la modernité cultive la gratuité de l’ordre rationnel, contre l’évocation spontanée et anthropomorphique d’intentions : la notion de hasard est forme moderne de gratuité. Tout arrive fortuitement, sans dessein préétabli. Le hasard est déliaison du fait et du sens, vide de sens laissant ouverte une action et un sens à créer.

D’un autre côté la modernité cultive la gratuité de convictions fortes, l’irréductibilité de l’humain, la mise en valeur de tout ce qui est réprimé, abaissé, méprisé : contre les dominations indues que sans relâche nous constatons, nous postulons des droits inaliénables de toute personne. Nous défendons l’autonomie des valeurs par rapport à l’ordre du constat. La réalité n’impose pas ce qui doit être. Le sens et la valeur sont gratuits, libres vis-à-vis de tout jugement de réalité, ils ne peuvent donc être imposés de l’extérieur. La politique et l’éthique ont cessé de se référer à une loi naturelle qui pourrait être connue scientifiquement.

Notre culture à commencé à accepter que le monde ne soit pas fait pour l'homme, à sortir d'une vision en forme de théodicée, de grand dessein d'ingénierie métaphysique, de toute perspective "anthropique". Elle refuse tout autant que l'homme soit pour le monde : il a une dignité et une fin propres, uniques, irréductibles. Déjà la pensée grecque enseignait que le monde n'était pas pour l'homme, sa beauté transcendant nos intérêts - mais elle avait occulté ses intérêts métaphysiques. Selon elle l’homme était pour le monde, un monde qui reflétait la perfection divine. Il trouvait sa place naturelle dans un tout qui l’englobait. En cela la philosophie gardait le vieux préjugé fonctionnel que les mythes avaient exprimé dans leurs récits où le destin des humains était inscrit dans l’origine et déterminé par leur contribution au plaisir divin. A l’inverse, peut-on dire, la Bible racontait un désasservissement de l’homme vis-à-vis de tout ordre cosmique ou politique, introduisant dans une relation de grâce avec le Créateur : n’avait-il pas tout remis à Adam ? Le monde était pour l'homme : ce qu'on retenait de la Bible s’opposait à l’objectivité requise par la science moderne.

La pensée moderne reprend l’une et l’autre intuitions, l’une et l’autre gratuités, mais en respectant leur différence et leur tension, autrement dit leur autonomie. La visée théologique chrétienne d’honorer en même temps la foi et la raison sous-tend cette tension constitutive de la modernité. Elle permet de comprendre cette volonté de respecter à la fois la liberté de l’homme contre toute soumission à un ordre des choses et le détachement qu’impose aux particularismes l’exigence de vérité. La gratuité du salut et celle de la science. Celle qu’avait fait naître la promesse biblique contre tout destin, celle qu’avait initiée la raison scientifique et son idéal d’impartialité contre les passions du mythe. Respectables l’une et l’autre, indépendamment l’une de l’autre. Gratuites l’une et l’autre, l’une vis-à-vis de l’autre.

Ainsi peut-on comprendre la gratuité singulière que cultive la modernité comme héritée des deux traditions, et produit de leur coexistence antagoniste. L’autonomie n’a de sens que s’il y a altérité, conflictualité, reconnaissance d'un autre point de vue qui donne relief et possibilité de recul. L’autonomie mutuelle de la foi et de la raison fonde celle qui sépare faits et sens. Elle est la gratuité fondamentale qui innerve notre culture. Celle-ci se donne vis-à-vis d’elle-même l’extériorité que foi et raison ont l’une par rapport à l’autre[20]. Elle critique ses convictions de foi au nom de la raison, et son œuvre de raison au nom de sa conviction. Non explicitement certes, tant elle a encore de mal à se reconnaître héritière. Mais sous la forme recomposée d’une tension structurante entre fait et sens, entre objectivité et subjectivité, entre vérité et liberté.

D’autres cultures ont reconnu l’influence qu’elles avaient reçue de l’étranger, aucune n’a comme la nôtre mis en son cœur de conviction la tension entre deux formes de transcendance, qui la conduit à contester d’un côté ce qu’elle érige de l’autre. Nous confondons souvent l’autonomie avec l’autosuffisance, influencés en cela par la conception grecque de l’être absolu. Il n’y a de véritable autonomie que devant une altérité reconnue. Celle de la foi pour la raison, celle de la raison pour la foi. L’hétéronomie n’est perçue comme telle que quand émerge une autonomie devant elle et face à elle, qui la juge comme « loi de l’autre ». Cela n’arrive pas dans la pensée grecque parce que la raison n’a devant elle que l’illusion du mythe. Cela arrive avec la modernité qui met face à face deux visées de sens qu’elle peut reconnaître parce qu’elles sont les siennes. Quand foi et raison se croisent, ce qui est autonomie pour l’une est hétéronomie pour l’autre. Mais l’autonomie ne peut naître que si l’existence de ce qu’elle perçoit maintenant comme hétéronomie l’a permise et la fait naître comme « ma propre loi » devant « la loi de l’autre ». La reconnaissance de l’autre est l’enjeu, que chacun défend de son point de vue – le sien précisément et non celui de l’autre.

L’hétéronomie non perçue est de l’autosuffisance. Elle sacralise en effet sous couvert de l’autre transcendant, de l’Origine ou du Dieu des ancêtres, l’ordre de la culture qui ne se reconnaît pas tel. Autosuffisance et hétéronomie sont miroirs l’une de l’autre, des doubles, faces d’une même réalité close. Deux expressions du même refus de l’autre. Il y a clôture par hétéronomie quand tout vient de l’autre sans un soi-même pour le questionner. Il y a tout autant clôture par autosuffisance quand tout est de soi-même ou par soi-même. Dans les deux cas, la loi est celle d’un même qui décide seul, interdit la contestation, censure l’altérité. Il n’y a bris de la clôture que quand on passe d’un ordre sacré – qu’il soit attribué à l’autre divin ou à un soi-même humain – à un questionnement, une interpellation, une relation mutuelle. L‘autonomie moderne peut basculer dans la même attitude de complétude, l’assurer sans besoin de complément divin, par autodéfinition et autosatisfaction des besoins. Le sujet qui se proclame autonome peut reprendre les attributs dérobés au Dieu qu’il accuse d’avoir causé son hétéronomie.

L’unité des transcendantaux ne laissait pas de place pour une gratuité. Elle refermait le fossé entre foi et raison. Tout était lié, se tenait. Pas d’écart entre le vrai, le juste, le beau. Gratuité suppose altérité, distance, extériorité, différence, jeu libre par rapport au système régulé d'échange. Pas de gratuité sans désinscription, déliaison, entre ce qui est et ce qui vaut, entre ce qui vaut selon telle norme et telle autre. La foi biblique et la philosophie ont été, chacune sur son registre propre, matrices d’une telle distanciation.

Une culture ouverte sur ce qui la déborde

Avec la modernité, l’altérité n’est plus extérieure, extraposée, mais intérieure, présente au plus près : elle n’est plus niée, réduite par une altérité qui était au service de l’ordre, du nomos, elle prend la forme de l’autonomie, c'est-à-dire de la disjonction de ce qui était uni, de la « séparation » : ce vieux terme tant utilisé dans les pratiques religieuses ne met plus à part un sacré d’un profane, mais dissocie les uns des autres autant d’ordres qu’il y a de règles culturelles se reconnaissant telles. Ce « sacré » moderne ensemence le réel de gratuité : celle-ci pénètre partout ici-bas. Elle s’incarne. Elle ouvre dans nos existences des dimensions insoupçonnées de transcendance. Des failles se creusent qui fissurent notre conception homogène et ordonnée de l’être pour en faire soupçonner l’infinie ouverture d’altérité et profondeur. L’homogénéisation métaphysique soumettait le réel à la loi du même, son éclatement rend possible une omniprésence d’altérité sous les formes modernes et multiples de gratuité : celle du vrai par rapport à nos critères du bon – désintéressement scientifique, qui place la vérité au-dessus de tout. Celle du bon par rapport à l’utile et au vrai – désintéressement éthique. Celle de la générosité, du bien qui ne va pas de soi et n’est pas inscrit dans la nature. Celle même du mal, reconnu injuste, non justifié et non justifiable, délié et pardonnable[21]. Celle du beau par-delà le juste et l’injuste : l'art goûte ce qui est beau pour rien. Celle de l’événement – nouveauté et liberté – irréductible à tout ce qui est attendu…

Cette gratuité ne peut être reçue que par conversion de nos règles culturelles : rien à voir avec le polythéisme élastique et accommodant. Ni avec l’antique grâce du « bon plaisir » de Dieu qui fige et lie toutes les normes de la culture. Elle suppose une forte ascèse, de séparation, d'autonomisation, de perte de cohérence globale, de frustration du sens. Apprivoisement de non-sens. Le gratuit comme sens libre, autre, ouvert, qui fait sourdre joie et émerveillement à partir de la révélation des profondeurs du réel. Telle est l’inspiration donnée par nos deux sources de transcendance, croisées et rendues autonomes dans la modernité, c'est-à-dire gratuites l’une par rapport à l’autre, ouvrant à une infinie surabondance par-delà l’ordre de la culture et de la société. Renoncement à la prétention métaphysique et apprentissage d’humilité, pour faire de Dieu non la clé qui tient liés les ordres mais celle qui les délie infiniment, y compris celui que nous sacralisons sous le patronage de l’homme libre. La modernité en effet peut se montrer prompte à tout réemboîter sous cette égide. Il n’est pas sûr que l’affirmation de la gratuité de Dieu prenne suffisamment au sérieux la complexité de la modernité et l’ambiguïté des théologies que nous portons. Si elle n’est pas réduite à cautionner la défense de la liberté de l'individu ou la lutte contre le règne supposé du calcul, elle peut toutefois aider plus largement notre culture à assumer les exigences paradoxales de sa fidélité aux traditions qui animent son évolution.

Jean-Luc Blaquart

Ce texte a été publié dans la revue Mélanges de Science Religieuse tome 66 n°2, avril 2009, pp. 5-20.

[1] J. Moltmann, Le seigneur de la danse, tr. fr. éd. du Cerf 1972.

[2] E. Jüngel, Dieu mystère du monde, tr. fr. éd. du Cerf 1983 t.1, Introduction. J. Moingt, Gratuité de Dieu, RSR 1995 tome 83 n°3.

[3] Y compris celles qui lient don et contre-don selon la description de Marcel Mauss.

[4] Arrêt qui peut aller jusqu’à l’addiction.

[5] Hésiode (La théogonie § 119) raconte comment Eros est le maître du cœur des divinités. Les auteurs grecs antiques ont relayé la référence au plaisir divin. Ainsi Euripide, Hélène scène 23 vers 1670, ou Hérodote, Histoire § 87.

[6] L’Euthyphron de Platon le montre éloquemment.

[7] Platon, Le banquet, § 203-204.

[8] « Mais pourquoi attribuer la privation d'une fonction à un être qui n'a pas cette fonction, et dire qu'il ne l'exerce pas ? Autant dire que c'est une privation chez ceux qui ne sont pas médecins de ne pas exercer la médecine. Or le Bien n'a aucune fonction, parce qu'il ne lui sert à rien d'agir ; c'est assez d'être lui-même, et il n'y faut rien chercher en dehors de lui, parce qu'il est au-dessus de tout ; il suffit à lui-même et aux autres qu'il soit ce qu’il est. Ne disons pas même : il est ; car il n'a pas besoin d'être. Ne disons pas : il est bon, ce qui ne convient qu'à une chose dont on dit qu'elle est. Si nous disons : il est, ce n'est point au sens où l'on dit une chose d'une autre, mais pour désigner qui il est. Dire de lui : le Bien, ce n'est pas dire que le Bien lui appartient à titre d'attribut, c'est le désigner lui-même. » (Plotin, Ennéades VI, 7,38).

[9] Boèce, Consolation de la philosophie, tr. fr. éd. Rivages 1989 p. 160.

[10] Anselme de Canterbury, Proslogion, éd. Vrin.

[11] On trouvera une étude plus développée sur la tension théologique entre la source grecque et la source biblique dans mon Dieu bouleversé, éd. du Cerf 1999, notamment la troisième partie.

[12] Dt 7,6-8.

[13] Jn 9.

[14] Lc 15.

[15] Isaïe 44, 9-20.

[16] Eros et Agapè, tr. fr. éd. Aubier 1962.

[17] Celle qu’on trouve notamment dans les traditions juives du tsimtsoum et les théologies modernes qui s’en inspirent.

[18] « A notre époque de culture sans Dieu, la foi en Dieu relève d’un assentiment gratuit (non nécessaire) qui postule la gratuité (et non la puissance et la justice) comme premier attribut de Dieu. Tel est l’enseignement que délivre – aujourd'hui – la croix de Jésus. » (J. Moingt, art.cité p. 348).

[19] L’existentialisme du XX° siècle a thématisé le sentiment d’absurdité que cette expérience moderne engendre au regard des attentes traditionnelles de sens.

[20] Cf. mon article « L’altérité intérieure. Un christianisme à distance de soi », à paraître dans Minorités et altérités, Actes du colloque de l’Université de Metz, éd. du Cerf.

[21] J’ai traité de cette gratuité du mal dans Le mal injuste, éd. du Cerf 2002.