Recension de Christoph Theobald (Recherches de Sciences Religieuses, tome 87, n°4, 1999)
L'ouvrage de Jean-Luc Blaquart, au titre évocateur Dieu bouleversé, suppose « l'existence culturelle », sinon de Dieu, au moins du mot, mettant tout l'effort théologique non pas à démontrer son existence mais à élucider sa signification et sa fonction. Cette tâche s'impose plus particulièrement dans une civilisation comme la nôtre où le mot Dieu désigne le rapport pluriel entre la culture et ce qui la dépasse ; l'Occident européen se caractérise en effet par une ouverture de transcendances plurielles et croisées qui constituent comme notre inconscient collectif, que nous soyons par ailleurs théistes ou athées. L'auteur ne distingue donc pas entre une signification préchrétienne et un sens proprement chrétien du mot Dieu, mais insiste d'emblée, dans une perspective culturaliste, sur le caractère « ambigu, complexe et hybride » de notre rapport à Dieu (10).
Cette entrée par l'analyse culturelle menace-t-elle le geste théologique de l'ouvrage ? Le titre Dieu bouleversé est une certaine réponse à la question. Il présente en effet l'avantage de conjuguer deux affirmations : celle d'un désordre – le changement rapide de notre rapport au divin dans nos sociétés d'Occident et celle d'une émotion – le sentiment de Dieu vis-à-vis de nous. Notre rapport au divin est marqué par une série de ruptures et de métissages que l'auteur expose dans les six parties de l'ouvrage : rupture qu'opère la rationalité grecque face à ce qu'elle a considéré comme mythe (1), rupture qu'effectue la foi biblique contre ce qu'elle a combattu comme idolâtrie (2), métissage souvent occulté des traditions de Jérusalem et d'Athènes au profit d'un Dieu commun (3), rupture du Nouveau Testament à l'encontre d'une certaine conception de la foi du juste (4), rupture de la modernité par rapport à la cosmologie antique (5) et, finalement, la question ultime qui est Dieu par-delà le Dieu commun aux théismes et aux athéismes (6). J.-L. Blaquart ne plaide ni pour une séparation polémique de ces différents paramètres ou attitudes mentales de notre culture occidentale ni pour le maintien d'un lien ontologique entre elles ; il analyse leurs rencontres historiques.
C'est là qu'intervient son geste théologique qui consiste à assumer cette histoire et à devenir davantage responsable de notre rapport à Dieu, comme sujets qui tuent ou font naître une relation, en laissant aller jusqu'au bout la raison critique et la conversion biblique (p. 203sv et 208sv) : « Plus nous nous attribuons ce qu'est effectivement notre rapport au divin, moins nous risquons d'enfermer Dieu dans nos présupposés » (p. 204). Cette conviction, basée sur la perpétuelle distanciation, pratiquée par les sciences des religions, entre l'objet étudié et l'acteur de la connaissance, correspond en effet à la modernité. Mais permet-elle aussi de rendre compte de l'autre versant de la démarche théologique qui attribue à Dieu un sentiment de bouleversement vis-à-vis de nous ? La fin de l'ouvrage laisse ce renversement de perspective dans l'ombre. Mais l'ensemble du parcours confirme ce qui est annoncé au début : un jugement théologique sur la modernité qui ne la condamne pas au nom d'un « Dieu bouleversé de nous voir nous éloigner de lui », mais la légitime comme « conséquence du choix de Dieu, bouleversé de compassion pour les hommes, jusqu'à en mourir sur la croix de Jésus » (p. 8sv).
Le livre de J.-L. Blaquart nous séduit d'abord par l'ampleur, la profondeur et la rigueur de la traversée historique effectuée, ce qui est devenu plutôt rare en nos milieux de théologiens. Les indications de recherche et de lecture, ajoutées à la fin, ont le double avantage d'inviter « l'ami lecteur » à poursuivre personnellement sa route, et de lever quelque peu le voile posé sur l'élaboration de l'ouvrage par l'auteur. À l'âge où la transmission n'est pas sans poser d'énormes problèmes (entre autres de temps), ces conseils sont l'indice d'une belle culture qui incite le lecteur à aller vers les grands textes de notre tradition philosophique et théologique, autre aspect devenu rare. Si nous sommes globalement d'accord avec la thèse du livre et tout particulièrement avec la distinction entre différents types de ruptures comme avec ses présupposés épistémologiques concernant les rapports entre sciences (humaines), philosophie et théologie, présupposés qui auraient gagné à être exposés plus explicitement (mais était-ce possible dans un ouvrage de 68 chapitres au rythme quelque peu saccadé ?) –, nous nous demandons si l'auteur tient suffisamment compte des vecteurs de mondialisation qui traversent la civilisation européenne ainsi que son rapport au divin. Il n'est pas sûr que le jeu d'opposition entre théismes et athéismes soit encore la clef de notre éthos post-moderne affronté à des phénomènes d'indifférence ou de recompositions religieuses de toutes sortes. Certes, J.-L. Blaquart pose la question « de savoir s'il est possible d'être chrétien sans être grec », mais ajoute tout de suite qu'elle n'est pas d'actualité pour les Européens que nous sommes » (p. 54). À moins de dire que les rationalités à l'œuvre dans la construction conflictuelle d'une civilisation mondiale soient un héritage grec – ce qu'il faudrait alors expliciter –, le problème pour nous n'est-il pas de rendre possible une déseuropéanisation de l'Évangile et de nous laisser interroger en même temps par la présence de l'Évangile dans d'autres civilisations que la nôtre ? La rupture culturelle que nous vivons à l'heure actuelle au sein même de notre tradition européenne me semble donc être plus radicale encore que ne le laisse entrevoir l'auteur, qui insiste plutôt – et cela restera juste – sur notre responsabilité à assumer notre histoire. Cette nouvelle « rupture » de la mondialisation nous oblige probablement à remettre aussi en chantier le présupposé théologique qui, depuis deux siècles au moins, anime toutes les discussions sur les relations entre Dieu et la modernité, à savoir la concentration de notre rapport à lui dans l'événement pascal de la croix. Il se peut que les récits évangéliques (au pluriel), lus aujourd'hui pour la première fois selon leur forme et dans leur intégralité (et non plus seulement comme « préfaces » au mystère de Pâques), nous initient à une existence chrétienne dans la civilisation postmoderne, s'il est vrai, comme le dit l'auteur, que « sur le plan de nouveauté du Dieu de l'Évangile, nous sommes à peine entrés dans l'ère chrétienne » (p. 96).
Christoph Theobald
Pour alimenter le dialogue avec Christoph Theobald
« Dieu bouleversé » : le titre de l’ouvrage joue sur deux registres de langage : l’un, historique, permet de retracer l’évolution culturelle de notre rapport à Dieu. L’autre, théologique, attribue à l’acteur divin un sentiment. Le premier registre cherche à comprendre rationnellement comment Dieu a été modifié par le changement culturel. Celui-ci ne date pas d’hier mais remonte aux grandes ruptures qui ont été opérées par la philosophie grecque antique et par la foi biblique. Le second registre fait dire au croyant que sa relation à Dieu est profondément transformée par l’Évangile et le visage du Père que Jésus révèle. Sans confondre les deux registres, l’ouvrage cherche à les articuler en situant le christianisme par rapport au contexte culturel dans lequel il s’est développé. Il montre les enjeux de la foi biblique et évangélique sur l’évolution de notre culture.
La perspective de l’ouvrage est-elle culturaliste ? Pas au sens où elle enfermerait toute signification dans une culture et la rendrait incommunicable ou sans rapport à une réalité extérieure. La question de Dieu désigne cet enjeu fondamental de la relation de la culture avec ce qui la dépasse. Elle doit être comprise en rapport avec le cadre dans lequel elle s’exprime. Le choix de privilégier en théologie le registre culturel lutte contre la tendance à penser uniquement cet enjeu en référence à l’individu, enracinée légitimement dans la dimension de conversion mais renforcée outre mesure par la privatisation moderne du religieux. Cette tendance croissante conduit à ignorer ou minimiser l’impact des mentalités ambiantes et des interactions entre les différentes composantes de l’existence (scientifiques et techniques, économiques, morales…). Quand la sociologie explique le religieux par le social, la pente de la théologie lui a fait au contraire définir l’attitude de foi par une démarche strictement personnelle. Elle laisse alors de côté la dimension collective de la conversion, et ce plus facilement dans un contexte d’affaiblissement de l’institution ecclésiale.
Prendre au sérieux la réalité culturelle, c’est aussi resituer la foi chrétienne dans une histoire, et la dynamique d’une évolution, qui détourne d’une conception substantialiste et statique : la Bonne Nouvelle est davantage comparable à un levain, qui transforme ce au sein duquel il est placé. Ce qu’on nomme christianisme est une réalité culturelle variée et variable, dont les figures plurielles ont en commun de se référer à l’Évangile. Loin d’être une entité close, il est fait d’interactions dans lesquelles et par lesquelles la foi peut opérer. L’histoire de la rédaction des textes bibliques, puis celle des langages, des rites et des mœurs chrétiens montre cette influence mutuelle de la foi et des cultures.
Foi et culture ne sont pas deux réalités extérieures l’une à l’autre et qu’il faudrait concilier ou dont il faudrait montrer la convenance, par apologétique ou par concordisme. La foi est culturelle sinon elle ne pourrait agir sur le culturel, comme un ferment qui transforme de l’intérieur. Parce qu’elle n’a jamais de réalité que dans et par une culture, le concept d’inculturation ne lui convient pas : quand le contexte change, c’est toujours d’acculturation qu’il s’agit, qui inclut tension et influence mutuelles entre cultures différentes, dans l’espace ou dans le temps.
Si l’on parle de Dieu, il convient de tenir compte de l’enracinement de ce mot et du contexte qui lui fait prendre et donner sens. Je m’interroge donc pour savoir quelle transformation la foi chrétienne opère, et sur quel socle. Celui-ci est d’abord biblique, mais il a été animé aussi par d’autres mouvements profonds, tel celui qu’on nomme rationalisation, issu de la philosophie grecque, déjà repérable dans les derniers livres de l’Ancien Testament, et massivement présent dans la théologie chrétienne.
Notre rapport à Dieu est donc hybride, composite et évolutif. L’expression de la foi mobilise, dans les deux sens du mot, les ressources ambiantes, non seulement de fait, comme peut le constater l’historien, mais de droit, comme peut le justifier le théologien : quelque chose dans l’attitude de foi ouvre en effet à l’accueil de l’autre, et empêche le repli sur une certitude close.
Une ouverture sur l’universel, impliquée par les récits de création et les perspectives eschatologiques, rejoint celle de la rationalité, à condition de ne pas se traduire par une prétention de vérité sectaire et intolérante. La rationalité ne doit pas servir seulement à ériger des systèmes qui verrouillent les croyances ou les interdisent. Elle porte aussi une dimension critique. Elle doit conduire à élucider nos présupposés culturels souvent impensés, qui débordent à la fois les faits et la pure logique, et à prendre conscience des différents registres de langage : le langage scientifique moderne et le langage symbolique et mythologique ne peuvent se confondre ni se substituer l’un à l’autre, ils n’ont pas le même objectif ni le même fonctionnement, et leur conception du vrai est différente.
Il est vain de vouloir réintégrer Dieu dans les registres de l’objectivité et de la subjectivité, balisés par la modernité, comme je l’ai montré dans l’ouvrage (Sixième partie) alors que l’enjeu de leur naissance a été associé à l’acquisition de leur autonomie par rapport à la théologie. La distanciation entre l'objet étudié et l'acteur de la connaissance n’est pas pratiquée seulement par les sciences des religions, elle correspond en effet à la modernité. Elle s’enracine dans la démarche réflexive de la raison scientifique et philosophique. Mais elle n’est pas purement rationnelle, elle hérite aussi de l’écart creusé par la foi biblique entre ce qui est et ce qui doit être : un Dieu qui sauve détache de tout objet idolâtré et empêche de sacraliser toute puissance cosmique ou politique.
Le bouleversement attribué à Dieu comme un sentiment, dans un registre symbolique qui peut paraître mythologique, a une portée plus ample que toute rationalisation. Il concerne la culture, le rapport au monde, la prise au sérieux d’un mal injustifié et l’entrée dans une histoire. La théologie chrétienne tente d’entretenir ce mouvement de conversion en choisissant d’être habitée par cette symbolique qui ne peut être purement rationnelle. Ce qui constitue ainsi un autre versant de sa démarche lui fait parler de Dieu comme un acteur, mais sans entretenir le climat d’une concurrence ou d’une rivalité entre le divin et l’humain. C’est culturellement que Dieu prend et fait sens, et ouvre la culture à une transcendance nouvelle : la christologie orthodoxe a refusé de choisir entre le divin et l’humain. La Révélation n’est pas extraculturelle mais intérieure au monde humain qu’elle crée, recrée et transfigure, ce qui doit dissuader de tout extrinsécisme. Tel est le présupposé fondamental qui commande les rapports entre sciences (humaines), philosophie et théologie. Celle-ci doit démythologiser parce qu’elle veut être rationnelle, mais elle doit aussi assumer un registre mythique dans la mesure où il lui permet d’interroger la raison sur ses présupposés implicites. Elle vit de cette tension inconfortable qu’elle ne doit pas éluder dans l’établissement d’une doctrine prétendument immuable. Plutôt qu’un concordisme qui emboîte dans un langage unique, c’est un croisement des approches qui me paraît fécond pour le travail théologique : se laisser habiter par la rationalité critique, par la symbolique biblique, elle-même liée à un contexte mythique. Cette interculturalité est intérieure à notre propre situation, et au christianisme historique, avant même la confrontation avec les cultures d’autres continents.
Quid alors des vecteurs de mondialisation et des phénomènes de postmodernité qui traversent la civilisation européenne ainsi que son rapport au divin ? Si le jeu d'opposition entre théismes et athéismes est de moins en moins la clef de notre éthos post-moderne affronté à des phénomènes d'indifférence ou de recompositions religieuses de toutes sortes, n’est-ce pas justement l’indice d’un échec, celui de l’objectivation et de la subjectivation de Dieu, impasses symétriques de sa modernisation ? L’essentiel ou le salutaire ne serait-il pas alors, au-delà de la question de Dieu, sa signification, son enjeu, l’orientation fondamentale de la culture, et notamment le rapport entre faits et valeurs ? Ce que nous jugeons être indifférence vient de ce que le terrain a changé, le critère de l’existence (chapitre 66), la façon de donner sens, ce qui était à l’œuvre déjà dans l’athéisme qui en était le signal.
Quant à la mondialisation, elle n’est pas qu’un processus unique de centralisation, ou d’uniformisation sous l’impact de la science, nouveau modèle de probité intellectuelle, et de la technique, nouveau modèle d’efficacité. Plus qu’une nouvelle rupture, elle est un bouquet d’évolutions différentes et inégalement investies dans les différentes cultures – la rationalisation en étant une des dimensions – et de promotions revendicatrices de spécificité, soucieuses de traditions propres. Elle entretient ainsi un pluralisme de fait et de droit qui pose un problème plus large de décentration et de relativisation qui a commencé à apparaître dès le XVIe siècle. En prenant une dimension écologique et planétaire, voire extraterrestre, elle fait interroger sur l’anthropocentrisme récurrent de notre culture auquel le christianisme historique n’a pas échappé et dont il peut aujourd'hui être accusé.
Une déseuropéanisation de l'Évangile a commencé dans les anciens « pays de mission », elle n’est pas uniquement ni d’abord de notre ressort. Mais nous pouvons y contribuer en travaillant sur notre propre situation culturelle, et en prenant du recul sur ce qui l’a constituée, qui fut d’emblée pluriel, ce qui invite à un décentrement du regard. Notre lucidité et notre liberté par rapport à nos présupposés seront favorisées par une distance critique, au nom de la raison et de la foi, et par l’accueil du devenir de l'Évangile dans d'autres civilisations que la nôtre. Un obstacle commun est le rôle de la religion comme sacralisation des normes, légitimation des pratiques et des croyances. La foi est culturelle, mais avec une dynamique qui empêche de l’identifier à un état de la culture, qu’il soit traditionaliste ou postmoderne.
Jean-Luc Blaquart