"De la réalité", 

commentaire d'un texte d'Eric Weil

 

Éric Weil, « De la réalité »

 

Commentaire de l’étude d’Éric Weil, intitulée « De la réalité », publiée dans Essais et conférences tome I, Paris, éd. Plon, 1970, p. 297-323.

 

Quelle question plus fondamentale en philosophie que celle de la réalité ? Préoccupation centrale de la métaphysique, plus souvent désignée en rapport avec celle de l’être, de l’être en tant qu’être, elle survit à la crise de la métaphysique. Comment la traiter dans notre culture marquée par la modernité ?

 

Qu’entendons-nous par le mot « réalité » et quel est notre rapport avec cela ? Dans cette étude qui touche le fondement même de la perspective philosophique, Éric Weil met en évidence la démarche centrale de la rationalité dont nous héritons et qui est issue des philosophes grecs antiques : il s’y agit de dissiper l’apparence au profit de ce que nous appelons réalité en rompant avec la mentalité mythique. Cette démarche a pu s’effectuer en direction d’un détachement métaphysique du monde et des perceptions spontanées puis, dans le grand mouvement qui a fait naître la science moderne, elle a pris la forme d’une connaissance pratique des structures de ce monde. Ce qui peut ressembler ainsi à un passage d’une logique verticale transcendante à une logique horizontale et immanente conserve cependant un trait commun, qui est le refus des perceptions et interprétations immédiates et la recherche d’une plus juste vérité. Le paradoxe est que ce refus de l’immédiat s’appuie cependant toujours sur lui : la raison part de ce qui est déjà donné et qu’elle trouve comme matériau, même si c’est ce qu’elle met en doute. On pourrait ajouter que le scientifique dans son laboratoire s’appuie en dernier ressort sur des apparences, observées sur des cadrans ou des écrans, qu’il sait ne pas être la réalité étudiée, mais qui lui sont indispensables pour son étude. Le doute lui-même doit bien s’exercer sur quelque chose, dont la raison doit tenir compte et dont elle doit expliquer en dernier ressort l’existence. Ainsi ce qui est apparent, quoiqu’il se révèle illusoire, a en même temps une certaine réalité dont il faudra bien rendre compte et intégrer dans le nouveau savoir : Platon affirmait déjà qu’il fallait « sauver les phénomènes ». Par exemple le fait de voir brisé un bâton droit quand il est plongé dans l’eau correspond bien à une sensation réelle. Un spécialiste de l’optique s’intéressera à ce phénomène, le prendra au sérieux et en trouvera la cause. De même les rêves, s’ils perdent toute pertinence pour décrire les événements réels présents ou futurs, peuvent devenir en eux-mêmes un objet d’étude instructif pour le psychologue. Ce qui est une apparence à dépasser et dissiper pour une discipline scientifique est au contraire un centre d’attention pour une autre. Dès lors on peut considérer que rien n'est faux, ou plutôt que, pour être faux, il convient d’abord que quelque chose soit. Éric Weil peut affirmer que tout est réel, mais que « rien n’est absolument[1] ». Tout est réel, mais de façon variable selon le point de vue. Il n’y a que du relationnel : un réel « en soi » n’a pas de sens, puisqu’il ne serait jamais perçu ni connu. La science modifie la relation à la réalité, mais elle ne supprime pas cette relation, elle la développe et la complique au contraire. C’est ce qui constitue la connaissance.

Si tout est réel, qu'est-ce qui fait la différence entre ce qui est jugé vrai et ce qui est jugé faux ? Pourquoi ce qui est illusoire pour les uns est-il au contraire intéressant pour d’autres ? Précisément, c’est l’intérêt qui fait choisir, en fonction des besoins concrets : ceux-ci font découper dans ce qui est immédiatement donné ce qui va être retenu comme utile, ce qui va servir à satisfaire les désirs, à éviter les échecs et les souffrances. Pour cela il est intéressant de découvrir et comprendre les liens de causalité entre les phénomènes, afin de prévoir les conséquences des événements ou des actions. Ces liens doivent avoir un caractère de nécessité, pour donner à l’action une sécurité et une fiabilité suffisante : je dois savoir ce que va produire ce que je fais, et même ce que pourrait produire ce que je pourrais faire d’autre. Nécessité et possibilité s’adjoignent ainsi à la réalité en fonction de mon activité. Celle-ci prend place dans un ensemble plus vaste qui comprend tout ce que je pourrais faire et connaître, et qui déborde de beaucoup ce que je connais réellement, mais qui est comme une toile de fond indispensable pour lui donner un sens. Satisfaire mes besoins, c’est faire un tri dans ce tout et, dans la mesure du possible, changer et donc nier ce qui ne me convient pas : la réalité m’apparaît comme tout ce qui peut être nié. On doit parler même plutôt de réalités au pluriel, car elles dépendent des intérêts et sont comme eux particulières. On en prend conscience sur le fond d’une réalité globale qui inclut toutes ces réalités, tout ce que nous nions, et nos propres négations, qui ajoutent du possible, de l’irréel que nous craignons ou au contraire que nous désirons. Cette réalité est infinie, car ouverte à tout ce que nous pourrions faire, ou changer, nier. Elle est ainsi corrélative à la liberté humaine, elle-même infinie. Les réalités que nous connaissons se dessinent ainsi sur le fond d’une réalité totale qui les déborde.

Éric Weil est parti de la distance que la raison a prise par rapport à ce qu’elle jugeait faux, en vertu d’un idéal de vérité. Cet idéal est une source de dépassement, de mise en doute indéfinie de ce qui apparaît. Cultivé depuis les Grecs jusqu’à nous, il a cependant donné lieu à deux interprétations antagoniques, qui différencient les modernes des anciens : pour ceux-ci, la vérité existait quelque part, en dehors du monde sensible, comme le pensaient les platoniciens, et, pour la théologie chrétienne médiévale, dans l’esprit divin ou, dans un langage plus ou moins symbolique, au ciel, la Terre n’en présentant qu’un pâle reflet. Pour les modernes que nous sommes, la vérité est un idéal de l’esprit humain, elle n’est pas dans les choses en elles-mêmes mais dans la relation que nous entretenons avec elles, et notamment dans le langage, comme l’ont prétendu les nominalistes. Une telle conception était refusée par les anciens, car elle semblait conduire au scepticisme. Ils préféraient trouver une sécurité dans une nécessité déjà réalisée et qu’il suffisait aux philosophes de trouver, la raison consistant à se conformer à l’ordre réel par-delà les apparences dues aux erreurs et illusions humaines. Ils prolongeaient ainsi une attitude privilégiée dans les mythes qui voyaient dans une forme de destin fixée à l’origine l’explication de tout ce qui se passait dans nos vies. L’être métaphysique, comme l’arbitraire destin récusé par la raison, désignait un ordre immuable et sacré que le temps ne faisait que déformer de façon éphémère, temps des transgressions humaines tôt ou tard sanctionnées. Nécessité et obligation ne se distinguaient pas, elles étaient confondues dans cet emboîtement de l’humain à l’intérieur de l’ordre primordial. Au contraire la négation par laquelle Éric Weil définit l’homme a un sens positif, puisqu’elle est exercice de sa liberté. Cette valeur positive de la négation fonde la modernité, elle est refusée et écartée dans les cultures de la plénitude, de l’Un transcendant.

C’est la caractéristique de l'homme moderne de refuser la soumission à un ordre qui s’imposerait à lui. La réalité lui apparaît maintenant comme ce qu’il peut nier, changer, transformer selon ses besoins : chaque chose que nous rencontrons pourrait être autre qu'elle n'est en fait, et pourrait même « n'être pas du tout[2]. » Au nom de la vérité, il est possible de douter d’une réalité, comme au nom de la liberté il est possible de la combattre et de l’éliminer. La négation de l’erreur – par la raison philosophique des Grecs – et la négation de l'idole – par la foi biblique des Hébreux – ont engendré cette attitude moderne vis-à-vis de toute réalité, attitude de négation indéfinie, car correspondant à un travail critique sans fin. Au caractère infini de la liberté qui interroge répond le caractère infini de la réalité qui peut être interrogée. Seul le néant ne pourrait être nié… Mais l’idée même de néant, la possibilité qu’il n'y ait rien, était impensable dans la philosophie grecque éprise de la plénitude de l’être. Si nous nous étonnons qu’il y ait « quelque chose plutôt que rien » (Leibniz), c’est en héritant de l’invention biblique d’un créateur du monde sans lequel il n’y aurait rien, ou seulement le chaos (tohu bohu). Pas de présence ni de volonté d’un créateur dans la pensée grecque (le démiurge du Timée de Platon ne crée pas, il copie un modèle préexistant), mais l’éternité nécessaire du cosmos, qui hérite de celle du destin originel.

L'existence du « rien » est-elle possible ? Elle l’est à l’échelle de toute réalité particulière, qui peut être niée, et qui se trouve ainsi rendue contingente. Mais le « rien » peut-il remplacer le Tout, l’ensemble de toutes les réalités particulières ? Bergson avait signalé que l’idée de néant provenait d’un ajout et présupposait qu’il y ait quelque chose à nier[3]. Dans la même ligne, Éric Weil remarque que la négation est effectuée par quelqu'un : « Sans doute il est possible que rien ne soit : mais possible aux yeux de qui ?[4] » De quelqu'un dont la négation est réellement possible, de « la possibilité qui se trouve réalisée et qui peut être niée[5] ». Et si le monde est contingent, il l’est seulement « pour l'être qui part de la réalité dans laquelle il est réel lui-même avec sa liberté et sa négativité[6] ». Descartes, en philosophe de la modernité, a interrompu son doute universel par la conscience du Cogito : il faut bien quelqu'un pour douter.

Au fondement de cet enjeu, il y a la relation : pas de réalité qui ne soit relationnelle. C’est la vérité des récits bibliques de création, dans lesquels le monde entier est donné aux humains. L’accusation d’anthropocentrisme portée à ces récits laisse de côté ce fait que tout monde est un monde pour quelqu'un. Ce fait n’oblige pas à penser ce « pour » comme une finalité, et la raison moderne en dispense.

Cette importance de la relation est ce qu’occultait la métaphysique qui pense en termes de substances, les relations étant jugées purement accidentelles. « Une réalité absolue objectivée qui aurait perdu avec la négativité la possibilité et la nécessité, une telle réalité ne serait plus, car il n'y aurait plus d'êtres libres dans leurs conditions auxquels elle se montrerait[7]. » Qu'est-ce qu’un monde en soi, qui ne serait monde pour personne ? Quand je disparaîtrai, que deviendra le monde ? Il ne sera monde que pour d’autres. Mais que serait un monde de pierres et de sable ? « Parler d'une telle réalité serait aussi insensé que de parler d'un astre dont personne ne connaîtrait jamais l'existence[8]. » Pourtant nous avons besoin de cette idée-limite comme pôle d’objectivité et d’impartialité pour purifier nos perceptions et nos conceptions, alors même qu’elle ne peut faire l’objet d’une connaissance : les sciences les plus pointues et les plus avancées n’ont que plus besoin encore d’instrumentations théoriques et pratiques qui sont œuvres humaines.

Notre existence est structurée par une double inclusion : nous sommes dans le monde, et ce monde est le nôtre, il est en nous. Nous ne pouvons oublier ni l’un ni l’autre : ni nous penser sans le monde, en doutant de tout, dans un « nihilisme ontologique », un scepticisme absolu
– nous n’existons pas en effet sans le monde auquel nous appartenons. Ni penser le monde sans nous, en effaçant ce qui le constitue comme monde sensé, représenté, dans une sorte de totalitarisme ontologique qu’on peut trouver dans le positivisme ou le scientisme. Ainsi « le réel se montre au discours négateur et seulement à lui, mais ce discours est positivement réel », il est « discours de la réalité[9] » et pas seulement sur la réalité. Notre monde est habité, il est notre habitat, c'est-à-dire culturel, acculturé, mais la culture est aussi réelle, elle est le produit d’une évolution cosmique et biologique, ce qui peut faire dire que le monde se connaît en nous : « La réalité est telle que le discours y est possible[10] », « la réalité est la totalité sensée qui dans l'homme se révèle à elle-même comme sensée[11]. »

Il y a donc deux sortes de réalité : celle qui est constituée par ce que nous percevons, selon nos intérêts, notre façon d’habiter, nos possibilités d’action, réalité des phénomènes et que nous pouvons considérer comme des apparences dans la mesure où ils dépendent des filtres que nous appliquons, du langage et de la culture qui commandent nos représentations et sans lesquels nous ne connaîtrions rien. Et puis il y a la réalité plus profonde et plus globale qui nous inclut nous-mêmes et notre culture, ainsi que toutes nos représentations aussi fausses soient-elles. Réalité qui existerait même sans nous (elle serait alors simplement différente) et que par définition nous ne connaissons pas et que nous ne pouvons pas connaître, mais qu’il nous est inévitable de penser, de postuler comme un socle ou un fondement universel. Réalité en soi et au-delà de tout point de vue et les englobant, vérité absolue, ce dont nous ne pouvons affirmer la non-existence sans contradiction, c'est-à-dire ce qui est au-delà de toute négation, de toute contingence. N'est-ce pas ce qu'on nommait par le mot Dieu, et que la Bible présuppose, avant même que tout ce qui peut constituer un monde puisse exister, et qui est nécessaire pour que ce monde existe ? Horizon du sens, mais pas réductible à un sens que je produis dans mon expérience finie. Réalité ultime qui ne peut alors être niée[12].

Quant au mot exister, ne souffre-t-il pas de la même ambiguïté ? Quel sens lui donne-t-on, si ce n’est à partir de notre expérience personnelle, de notre sentiment d’exister nous-mêmes, expérience fluctuante ou même trompeuse comme dans les rêves ? Bien des cultures ont donné à toute chose le même type d’existence qu’aux humains, le positivisme fait plutôt l’inverse. Sans doute faut-il comprendre que l'existence n’a pas le même sens, ni la même réalité, selon que nous nous l’attribuons à nous-même, comme sujets, ou aux objets que nous connaissons dans le monde, ou encore à une réalité globale et fondamentale qui ferait exister sujets et objets, nature et culture, psychismes, sociétés et matières. Niveler ces différences, c’est aplatir la pensée, négliger le relief qui caractérise notre situation. C’est absolutiser une conception culturelle particulière, au mépris d’une rationalité consciente d’elle-même.

Dans Dieu bouleversé j’avais montré comment le rapport à Dieu a été en porte-à-faux dans la culture moderne qui dissocie sujets et objets, valeurs et faits : comme production psychique il est jugé illusoire, comme acteur historique et factuel il perturbe la moralité et la liberté humaine. La science l’exclut de son champ comme ce qui relève de croyance, la morale comme ce qui entrave l’autonomie du sujet responsable.

En tant qu’objet culturel, Dieu est un produit historique. Si l’on prend comme présupposé la conception moderne de l’existence, lui soumettre Dieu fait de celui-ci une illusion ou une idole, un être parmi les autres, projection imaginaire en perte de statut, dépendant d’une réalité déjà définie dans laquelle on le situe, réalité imaginée comme un monde qui contient des âmes et des corps, des humains et un ou des êtres suprahumains, par un aplatissement que la conception médiévale compensait avec une vision hiérarchique et analogique du cosmos, aujourd'hui abandonnée.

La Bible nous présente au contraire son Dieu comme premier, producteur de monde, de monde pour nous, c'est-à-dire de culture, qui peut le reconnaître comme ce qui la fonde : il crée de telle façon que les humains sont à la fois créés et destinataires de la création, ce qui peut se traduire notamment par le fait d’appartenir à la nature tout en lui faisant face[13]. Le symbole du jardin dans lequel se trouvent Adam et Eve mais qu’ils ont aussi à gérer traduit cette situation paradoxale qui conjugue finitude et responsabilité.

Le rapport entre Dieu et l’existence doit ainsi être inversé, et il invalide les traditionnelles preuves de « l’existence de Dieu » qui le soumettent à nos critères de causalité ou de moralité. C’est lui qui ouvre à la compréhension de ce que c’est qu’exister, pour les humains et pour le monde dans lequel ils vivent. Il sauve de l’inscription dans un ordre sacré qui interdit toute action jugée transgressive, comme d’un anthropocentrisme qui sort l’humain de son milieu vital. Il empêche de penser l’homme sans la nature ou la nature sans l’homme.

La réalité qu’on peut attribuer à Dieu n’est pas de l’ordre de celle qu’on peut donner aux phénomènes observables. « Elle n'est pas réelle au sens où l’est tout réel, toute particularité : (…) le discours fini de l'être intéressé n'y accède pas, où seulement en y voyant sa propre négation, la contingence de tout réel et de lui-même[14] ». Tout ce qui existe et que nous connaissons aurait pu ne pas être, pourrait ne pas exister : il pourrait n’y avoir rien, et pourtant il y a quelque chose, qui résiste à la négation illimitée, et qui rend possible cette négation : théologie négative, qui se retient d’affirmer de Dieu ce qu’il est.

Nous pouvons affirmer que tout est contingent, mais la limite de cette contingence est ce qui la rend possible, c'est-à-dire l'existence de cette affirmation : elle ne peut sans contradiction se nier, de même que Descartes sauve du doute universel sa propre pensée, le Cogito. Il lui faut bien admettre qu’il y a de la réalité, et telle qu’elle rende le discours et la pensée possibles. Si nous pouvons tout nier en pensée, et imaginer que ce monde ne soit pas ce qu’il est, il faut quand même reconnaître qu’en faisant cela nous nous appuyons sur un monde qui nous a engendrés, nous et notre capacité de négation : si nous sommes libres face à un monde désacralisé, c’est parce que le monde est tel que nous puissions vivre réellement ainsi. « L'homme est libre grâce à la condition, celle-ci ne se révèle qu'à la liberté mais aussi (…) en faveur de la liberté[15]. » Condition déterminée, détaillée par les sciences en multiples liens de causalité, et liberté morale d’infléchir le cours des événements ne sont pas incompatibles mais au contraire corrélatives. Objectivité et subjectivité, finitude et responsabilité ne forment pas un jeu à somme nulle dans lequel l’une des deux se développe aux dépens de l’autre. Notre liberté au contraire s’appuie sur la connaissance des liens nécessaires entre phénomènes. Cette nécessité n’est qu’hypothétique, elle n’impose pas absolument l'existence d’un phénomène mais seulement sous condition, si telles ou telles causes sont réunies, ce qui laisse place au hasard, rencontre contingente de séries causales indépendantes.

La réalité n’est donc pas définie par l’objectivité ni la subjectivité mais, plus radicalement, elle les renferme, « elle est l'une et l'autre et leur harmonie en tension[16] », harmonie toujours à faire, entre l’homme et son environnement. Cette tension ne s’exprime pas toujours comme chez les modernes par la claire distinction des sujets et des objets, mais plus généralement -- et c’est ce qui anime les cultures traditionnelles -- comme le danger de transgresser un ordre sacré intégrateur. Ce sont deux façons de donner sens, c’est-à-dire sensibilité, lisibilité et prévisibilité.

L'écart entre la contingence du monde et l’obligation où nous sommes de reconnaître qu’il doit être sensé, et tel que notre existence soit possible, a été traduit et en quelque sorte réduit par le mythe d’un créateur bienveillant, ou, récemment, par la formulation du principe anthropique. Il doit pourtant être assumé par la conscience d’un double englobement : c’est pour nous que le monde est contingent, entouré de possibilités en nombre indéfini, découpé et nié en fonction de nos intérêts, c'est-à-dire produit de notre culture et, dans notre modernité, posé face à nous comme un ensemble d’objets. Mais cette culture et nous-mêmes sommes aussi les produits d’un monde qui nous inclut et nous fait exister sans que nous sachions toujours pourquoi.

La culture peut être étudiée comme objet, et consommée comme tel. Mais elle échappera toujours en partie en tant que socle de l’étude et de l’intérêt qui fait consommer… car c’est toujours en elle et par elle que nous vivons. Elle fait ainsi partie de la réalité qui nous englobe.

Cette réalité, les sciences de la matière, du vivant et de l’homme n’auront jamais fini d’en améliorer la connaissance, en étendant le champ du déterminisme, des liens entre causes et  conséquences, et d’en effectuer la mise en question. Mais elles-mêmes présupposent ce qu’elles ne peuvent fonder, et qu’elles ne peuvent nier sans se nier elles-mêmes : notre existence et celle de notre culture.

Le nihilisme qui voudrait tout nier au nom de l’extension infinie des possibles trouve par conséquent un butoir, et sa propre limite. On peut remettre en question toute valeur, sauf celle qui fait ainsi questionner. Toutes sont des faits, qui sont advenus dans l’histoire et qui pourraient être autres – elles le sont d’ailleurs dans le temps et dans l’espace. Mais ce constat n’implique pas un relativisme qui considérerait que tout se vaut ou même qui ferait de l’individu un arbitre absolument indépendant et souverain.

« La vie, l'action, la science elle-même seraient inconcevables si le sens, c'est-à-dire les valeurs, n'existaient pas et si la réalité était dénuée de valeur et par conséquent insensée. (…) Puisque la science qui ne comporte aucune considération de valeur est néanmoins une entreprise humaine, elle n'est possible que dans un monde structuré et sensé[17] ». Faits et valeurs sont irréductibles, mais interreliés. Aucune valeur ne subsisterait si elle ne pouvait montrer une application pratique, aucun fait ne pourrait être observé sans attention au vrai. Toute action concilie faits et valeurs, « aucun choix ne serait imaginable si nous étions plongés dans un magma de faits[18] », une pure factualité dans laquelle on ne pourrait opérer aucun jugement de valeur.

Les faits ne forment pas un magma, un pur chaos. Leur perception suppose une certaine mise en ordre, et c’est ce que fait toute culture. En en prenant conscience, la nôtre a apprivoisé ce que ses devancières récusaient comme chaos, désordre insensé[19]. Elle a reconnu par la science sous forme de hasard et d’indifférence de la nature une réalité distante de nos intérêts mais autrement structurée et ordonnée. Elle l’a fait à l’instigation de normes rationnelles promouvant un idéal d’objectivité, produits d’une histoire où des valeurs ont organisé un monde humain. « Nous ne choisissons pas nos valeurs avant d'avoir commencé à vivre. Le monde est toujours compris avant de devenir un objet que nous questionnons ; il ne peut le devenir que si nous partons d'une orientation antérieure. La compréhension du monde précède la science[20] ». C'est toujours un monde suffisamment bon, quoique toujours partiellement, pour que l’homme y vive et le connaisse. Le fait est que l’homme est un être de valeurs dont il a besoin pour vivre. Il en va aussi pour le scientifique, la science est fondée sur des valeurs pour construire son monde.

La dissociation des faits et des valeurs qui est le propre de la mentalité moderne rompt avec la croyance en une Providence universelle et le discours de théodicée, mais elle n’impose pas pour autant de juger que le monde est insensé. Car nous pouvons juger, nous modernes, que cette dissociation même appartient à une histoire du sens, et des exigences et normes de son élaboration. « Le sens n'existe que diffracté dans les sens, sens finis historiques devenus et toujours en devenir, particuliers, cherchés et trouvés par des êtres intéressés, et qui dit intérêt dit aussi particularité[21] » : cela, nous en avons pris conscience alors que c’était refoulé ou réparé comme transgression dans les cultures passées. Mais cette conscience est possible « parce que la réalité est telle que l’être fini peut en parler, qu’il y est orienté, qu'il peut s'y orienter lui-même[22] ».

Éric Weil prend le point de vue de la rationalité moderne qui fait des humains des sujets, face à des objets, acteurs de doutes, niant le donné pour le changer dans une histoire, travaillant à la réalisation de mondes sensés, libres dans des conditions déterminées régulées par une nécessité hypothétique. Il présuppose ainsi un ordre culturel particulier : d’autres cultures, différentes, privilégient au contraire le déni de l’humain coupable de transgression, l’attribution universelle d’intentions, la pratique magique, l’entretien de certitude par conformité au donné fixé à l’origine.

Par et dans chaque culture il y a toujours du sens déjà là. Sinon il n’y aurait pas même de réel pour nous. Sens et faits se rejoignent quelque part, ils sont relativement compatibles, et se rendent mutuellement possibles, mais hors de notre connaissance. Ce qu’Éric Weil nomme « le Tout sensé » ne peut être nié sans nier ce qui rend possible de le nier, c'est-à-dire la liberté qu’il a engendrée. Aussi ne peut-il être confondu avec le monde des phénomènes ou des objets, les réalités que nous connaissons et sur lesquelles nous agissons. La modernité a appris à distinguer dans la réalité des dimensions psychique, cosmobiologique et socioculturelle, qui rendent possible notre expérience, suffisamment intégrée et harmonieuse pour se connaître, de façon finie, sous forme de représentations psychiques, d’éléments matériels et de stéréotypes sociaux, en interrelation.

C’est l’accord toujours réalisé – quoiqu’imparfaitement et toujours à entretenir – entre l’humain et son monde, harmonie biologique et culturelle, qui fait que nous existons et que nous connaissons ce monde qui nous entoure et qui nous contient. Interrelation vitale. Présupposé lourd de tout ce qu’il rend possible et même réel ! Ce Tout sensé déborde nos intérêts et nos valeurs, il les englobe et les commande sans pouvoir s’y réduire. Il entrelace humain et non-humain, culture et nature. Les deux débordent ce que nous en connaissons, même quand nous avons appris à les distinguer en brisant la croyance en un ordre sacré unitaire. Entre elles il y a toujours accord, mais partiel, transitoire et fini. Un sens total et parfait qui supprime tout écart entre faits et valeurs, entre ce qui est et ce qui doit être, peut être pensé comme un idéal mais non pas connu ou perçu « comme quand on montre un objet ou on démontre un théorème[23] ». Le fantasme de sa réalisation hante encore chez les modernes les diverses idéologies avides de solution définitive ou de simplification manichéenne, en déni de finitude. Elles n’accueillent pas la gratuité inhérente à l’altérité constitutive des relations. en cela elles s’éloignent de la réalité.

                                                                                Jean-Luc Blaquart, janvier 2024

 

 



[1] P. 302.

[2] P. 313.

[3] Henri Bergson, L’évolution créatrice, ch. IV, Œuvres, PUF 1963, p. 725 et s.

[4] P. 314.

[5] Ibid.

[6] P. 315.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] P. 316.

[10] P. 317.

[11] P. 318.

[12] Anselme de Canterbury, Proslogion. Objet de « préoccupation ultime » (ultimate concern, Paul Tillich, Théologie de la culture, éd. Denoël-Gonthier, Paris, 1968, p. 51 et s).

[13] Jean-Luc Blaquart, « Le mal présent dans la nature », in La nature vulnérable, chances et défis, à paraître, éd. du Cerf.

[14] É. Weil, « De la réalité », p. 317.

[15] P. 318.

[16] P. 320.

[17] É. Weil, « La science et la civilisation moderne », in Essais et conférences I p. 287.

[18] Ibid.

[19] « Nous savons que le monde dans lequel nous vivons est impie, immoral, « inhumain » ; nous l’avons beaucoup trop longtemps interprété à faux, mensongèrement, au gré de notre vénération, c'est-à-dire de notre besoin » (Nietzsche, Le Gai Savoir § 346).

[20] É. Weil, « De la réalité », p. 286-288.

[21] Ibid. p. 319.

[22] Ibid.

[23] P. 319.