Enchantement et illusion :

à propos de l'art et de la religion

Enchantement et illusion : à propos de l’art et de la religion

Est-il possible de faire une « histoire de l'illusion » qui ne soit pas une litanie de dénonciations ? C’est le pari d’une publication (Technologies de l’enchantement, Pour une histoire multidisciplinaire de l'illusion, édité par Angela Braito & Yves Citton, éd. ELLUL 2014) qui s’est placée sous les auspices d’un article célèbre de l’anthropologue britannique Alfred Gell, « La technologie de l’enchantement et l’enchantement de la technologie », traduit à cette occasion pour la première fois en français. Des proues de canoë mélanésiennes à une sculpture de Picasso, prouesses techniques et créations artistiques semblent relever d’un même enchantement, par lequel les humains élèvent leurs cultures en s’illusionnant sur ce qu’ils sont capables de faire. Au carrefour des imaginaires scientifiques et des pratiques interprétatives développées par les savoirs littéraires, cet ouvrage multiplie les perspectives et les croisements disciplinaires autour d’une même question : comment et pourquoi apprendre à vivre avec les illusions, au lieu de s’obstiner à se battre contre elles ?

On l’aura compris, il s’agit par cette réhabilitation de l’illusion de contester le positivisme obtus qui sous couvert de rationalité a imposé une conception dualiste voire manichéenne de la connaissance : d’un côté le vrai, de l’autre le faux, d’un côté le réel, de l’autre l’imaginaire.

A. Gell compare la situation de la religion et de l’art devant le regard de l’anthropologie moderne : celle-ci brise le charme dans les deux cas, en adoptant respectivement vis-à-vis d’elles une attitude d’« athéisme méthodologique » et de « philistinisme méthodologique ». En effet « l’étude de l’esthétique est au domaine de l’art ce que l’étude de la théologie est au domaine de la religion. (…) Si les âmes modernes ont une religion, c’est bien une religion de l’art, une religion dont les autels sont à chercher dans les théâtres, les bibliothèques, les musées et les galeries d’arts, une religion dont les prêtres et les évêques sont les peintres et les poètes, une religion dont les théologiens sont les critiques, et dont le dogme est celui de l’esthétisme universel. »

Dans le domaine de l’art comme celui de la religion, la difficulté est donc d’articuler l’attitude de vénération admirative et l’attitude d’investigation objective : comment se placer en situation d’extériorité sans dissoudre par là même la spécificité de l’objet ? Comment étudier l’enchantement sans le faire disparaître ? Tenter de conjuguer adhésion et distance, croyance et critique, n’est-ce pas la condition de la théologie ? Ne vise-t-elle pas la lucidité tout en faisant jouer aux symboles leur propre effet de sens ?

Ce regard sur le processus d’enchantement met en lumière la notion d’illusion, non pour en reproduire la rituelle utilisation polémique, mais pour en développer la richesse de signification, celle qui permet de briser le cadre étroit dans lequel on enferme la conception du vrai. Dans un texte de réflexion intitulé « La religion comme illusion. Quand se joue l’accès au vrai » (in A. Braito & Y. Citton, o. c. p. 143-159), j’ai emprunté ce chemin de l’illusion comme jeu créatif et non régressif pour comprendre l’importance des symboles religieux dans la structuration culturelle.

C’est l’occasion pour la théologie d’une réflexion sur le statut chrétien de la vérité ; elle impose de remonter à l’identification historique du christianisme à la religio vera, dont le corollaire fut l’adoption de la valeur philosophique grecque de vérité : celle-ci, vécue selon le schéma dualiste réalité / illusion, a été utilisée par le christianisme contre le paganisme, puis retournée par l’athéisme moderne s’identifiant aux Lumières contre la religion.

On peut voir dans L’avenir d’une illusion – ouvrage où Freud critiquait la religion, et en particulier le christianisme, comme la réalisation des désirs humains les plus infantiles – une des expressions du grand désenchantement du monde qu’a été l’entrée dans la modernité. Or, en dépit de la prise de position abrupte de Freud lui-même sur la valeur de la religion, sa définition de l’illusion oriente vers une recherche des causes et des effets, par-delà un jugement polémique de surplomb. Prendre au sérieux l’illusion comme un « jeu » créatif, et sortir de la vanité prétentieuse et elle-même illusoire qu’il y aurait à s’en exonérer, conduit à une conception plus ouverte de la croyance, irréductible à l’aune étroite d’une évaluation scientifique qui s’instaurerait en juge suprême. La foi n’obéit pas à des critères de vérité qui la précéderaient mais elle fait advenir un monde nouveau. Dieu n’est pas vrai, à la façon d’un objet, mais il instaure un régime de vérité, c'est-à-dire une norme qui fait que quelque chose sera vrai ou pas. Il n’y a pas d’accès au réel s’il n’y a pas une scène où il peut prendre place. Et sur la scène biblique le faux pas du péché ne peut être identifié purement et simplement avec ce qu’est le faux semblant de l’apparence sur la scène philosophique que décrit Platon dans son allégorie de la caverne.

Dans un cadre contemporain de mise en perspective de l’art et de la science, l’occasion est donnée de s’affranchir d’une conception restrictive du vrai qui affecte nos dogmatismes symétriques, religieux et antireligieux, ainsi secrètement complices.

Jean-Luc Blaquart

Mon étude en libre accès : https://books.openedition.org/ugaeditions/618?lang=fr