Peut-on parler de culture religieuse ?

PEUT-ON PARLER DE « CULTURE RELIGIEUSE » ?

On connaît la boutade de Françoise Sagan : "La culture c'est comme la confiture, moins on en a, plus on l'étale". Avoir un peu de culture religieuse, ne serait-ce pas utile pour ne pas paraître tout à fait idiot, et pour mieux réussir les mots croisés ? Cela ne donnerait-il pas une sorte de vernis qui permette de faire briller son esprit ou de prendre un air entendu à l’évocation de certains mots : « messianisme », « eschatologie », « fondamentalisme »… ? Ou bien l’enjeu est-il ailleurs ?

LE RAPPORT DEBRAY

En février 2002, Régis Debray, à la demande de Jack Lang, ministre de l’Education, publiait un rapport sur l’enseignement de la religion à l’école. En voici quelques extraits significatifs, qui marquent une certaine ouverture dans la conception de la laïcité.

Un constat

Argumentaire connu. Le maillon manquant de l'information religieuse rend strictement incompréhensibles, voire sans intérêt, les tympans de Chartres, la Crucifixion du Tintoret, le Don Juan de Mozart… C'est l'aplatissement, l'affadissement du quotidien environnant dès lors que la Trinité n'est plus qu'une station de métro, les jours fériés, les vacances de Pentecôte et l'année sabbatique, un hasard du calendrier… Comment retracer l'aventure irréversible des civilisations sans prendre en compte le sillage laissé par les grandes religions ?

Une distinction importante

Personne ne peut confondre catéchèse et information, proposition de foi et offre de savoir, témoignages et comptes rendus. Le premier type d'enseignement…présuppose l'autorité d'une parole révélée incomparable à toute autre. Le second procède à une approche descriptive, factuelle et notionnelle des religions en présence, dans leur pluralité, de l'Extrême-Orient à l'Occident, et sans chercher à privilégier telle ou telle. La République n'a pas à arbitrer entre les croyances, et l'égalité de principe entre croyants, athées et agnostiques vaut a fortiori pour les confessions. Donner à connaître une réalité ou une doctrine est une chose, promouvoir une norme ou un idéal en est une autre.

Légitimité des deux approches

Pas plus que le savant et le témoin ne s'invalident l'un l'autre, l'approche objectivante et l'approche confessante ne se font concurrence, pourvu que les deux puissent exister et prospérer simultanément (ce que permettent la liberté de conscience et notamment les diverses Facultés de théologie, dont certaines sont d'État, comme en Alsace-Moselle).

Donner au mot « fait » un sens large

Les religions ont une histoire, mais ne sont pas que de l'histoire, et moins encore de la statistique. Dire le contexte historique sans la spiritualité qui l'anime, c'est courir le risque de dévitaliser. Dire, à l'inverse, la sagesse sans le contexte social qui l'a produite, c'est courir le risque de mystifier. La première abstraction fait l'entomologiste, sinon le Musée Grévin. La seconde fait le gourou, sinon le Temple Solaire. Il est parié ici sur une troisième voie : informer des faits pour en élaborer les significations, …réduire sans aplatir, expliquer sans dévaluer, donner à sentir sans se mettre en avant.

Une façon ouverte de définir la laïcité

La laïcité n'est pas une option spirituelle parmi d'autres, elle est ce qui rend possible leur coexistence, car ce qui est commun en droit à tous les hommes doit avoir le pas sur ce qui les sépare en fait. La faculté d'accéder à la globalité de l'expérience humaine, inhérente à tous les individus doués de raison, implique chemin faisant la lutte contre l'analphabétisme religieux et l'étude des systèmes de croyances existants. Aussi ne peut-on séparer principe de laïcité et étude du religieux.

Le refoulement du religieux comme trou noir de la Raison témoignait peut-être d'une laïcité encore complexée par ses conditions de naissance, une " catho-laïcité " ou d'une contre-religion d'État marquée par les combats qu'elle a dû livrer, vent debout, contre la catholicité du Syllabus et de l'Ordre moral. Le temps paraît maintenant venu du passage d'une laïcité d'incompétence (le religieux, par construction, ne nous regarde pas) à une laïcité d'intelligence (il est de notre devoir de le comprendre). Tant il est vrai qu'il n'y a pas de tabou ni de zone interdite aux yeux d'un laïque.

CULTURE RELIGIEUSE : DU COMBAT AU DEBAT

« Culture », « religieuse » : deux mots flous et ambigus.

Qu’est-ce que la culture ? Elle n’est pas seulement ni d’abord dans les livres. La culture est d’abord vécue : c’est ce qui nous fait parler, penser, espérer, représenter et organiser le monde qui nous entoure, avoir des préférences et des valeurs. La culture, c’est ce qu’on apprend, fût-ce déjà par imprégnation ou par imitation, dès la naissance.

Qu’est-ce qui est religieux ? Ce n’est défini que dans une culture donnée, et le contenu peut en être très variable. Où commence et où finit le religieux ? Ainsi le christianisme a imprégné l’art, la littérature, la philosophie, et même les fondements de la science occidentale. Aussi vaudrait-il mieux parler de « dimension religieuse de la culture ».

Deux grandes conceptions de la culture

Une conception normative, inspirée de l’humanisme classique, considère que la culture est composée des grands modèles à imiter. L’autre, plus inspirée des sciences humaines, voit dans les réalités culturelles des faits à étudier de façon neutre et objective.

La première conception risque de devenir endoctrinement si elle oublie de former l’esprit critique. La seconde risque de distraire de l’essentiel : la conduite de la vie, les choix fondamentaux de l’existence.

La dimension religieuse de la culture

Quand la dimension religieuse de la culture faisait partie de la vie quotidienne des Français, elle était passée sous silence à l’école publique. Toutefois cette dimension était inégalement vécue : de façon variable selon les familles, les milieux sociaux, les régions ; ensuite elle cloisonnait les traditions : par exemple un catholique ignorait tout de Lüther et de son apport ; un chrétien ignorait tout de l’islam. Enfin elle se limitait souvent à des pratiques et à une mémorisation peu réfléchie de quelques points de doctrine.

Aujourd’hui, nos sociétés sont pluralistes : de multiples traditions se côtoient. Aucune confession n’est plus en situation de monopole. Aussi chacun a-t-il à découvrir les croyances et convictions des autres. Où cela se fera-t-il ?

D’autre part les exigences de sérieux et de rationalité apprises à l’école et à l’université mettent en porte-à-faux une relation souvent instinctive ou naïve (de conservation ou d’opposition) aux traditions religieuses. Où se fait la confrontation ?

Le fait religieux

Dans la seconde conception de la culture, on étudie les religions comme des faits, en écartant la question de leur pertinence pour notre vie. C’est la position dominante adoptée par Régis Debray (page ci-contre). Elle met en œuvre les sciences des religions.

Et au-delà du fait ?

Une fois les faits constatés (à supposer qu’ils puissent être compris et interprétés sans déjà faire certains choix), qu’en faisons-nous ? En quoi sont-ils « intéressants » ? Ces informations nous encombreront-elles de connaissances exotiques et nous distrairont-elles de l’essentiel, ou bien nous aideront-elles à devenir plus humains, et à mieux conduire notre existence ? Notre culture ne nous est pas purement extérieure, elle nous imprègne à notre insu, elle nous influence dans nos décisions les plus personnelles. D’autre part les choix de nos convictions et de nos croyances importent pour la conduite de notre vie et le devenir de la société.

Quelle laïcité ?

Dans un premier modèle de laïcité, toute la dimension religieuse de la culture est censurée à l’école, reléguée du côté des goûts privés. Elle est exclue de la culture commune et communicable, parce qu’on a peur de ses modèles (première conception de la culture). Les seuls modèles valables communiqués sont irréligieux. C’est une laïcité de combat.

Dans un deuxième modèle, la dimension religieuse de la culture est étudiée objectivement, à distance, sans que personne ne prenne position par rapport à elle (deuxième conception de la culture). Le seul modèle proposé est scientifique, il écarte tout jugement de valeur. C’est une laïcité de constat, qui prend le religieux comme un fait (R. Debray).

Dans un troisième modèle, la dimension religieuse de la culture est reconnue comme une réalité à étudier objectivement mais aussi comme matière à un choix, à une décision qui importe pour la conduite de la vie et l’orientation de la société (l’une et l’autre conceptions de la culture). C’est une laïcité de débat entre les différentes options et convictions.

Théologie et sciences des religions

Les sciences humaines étudient la culture, incluant ses dimensions religieuses, comme une réalité objective à comprendre de l’extérieur par l’histoire, la sociologie, la psychologie…

La théologie se laisse interroger par la richesse symbolique d’une tradition et met en valeur sa fécondité dans la culture aujourd’hui.

Sites Internet

Le Rapport Debray : www.education.gouv.fr/rapport/debray

Théologie et sciences des religions à l’Université Catholique : www.icl-lille.fr