L'évolution du salut chrétien : que devient le salut dans la société moderne ?

L’évolution du salut chrétien : que devient le salut dans la société moderne ?

Résumé

La perte de crédibilité de l’annonce chrétienne d’un salut tient-elle à la montée concurrentielle d’autres formes – modernes et séculières - de salut, ou bien est-elle un des aspects d’une crise plus large qui touche aujourd'hui toute espérance, y compris celle qu’entretenait la foi au progrès ? La question ne peut trouver de réponse si l’on n’examine pas les relations paradoxales qui ont à la fois séparé et uni christianisme et modernité, et leur façon de se situer l’un et l’autre dans une histoire.

Introduction : un salut commun ?

Une difficulté majeure du christianisme confessant dans nos sociétés contemporaines tient à leur apparente indifférence par rapport à la question du salut. Le caractère « vital » de la foi ne peut être perçu s’il ne s’appuie sur une attente ouverte sur un avenir. Or l’effacement d’une telle attente est une caractéristique qui est souvent mise en avant dans l’évolution actuelle des mentalités. Elle peut être comprise si elle replacée dans une crise qui est celle de la modernité, à deux titres : d’abord la modernité y est affectée dans le projet qui l’animait, en particulier sous la forme d’une espérance historique de changement social. En même temps elle y est active car elle y poursuit le mouvement de critique, désillusion et désenchantement qu’elle avait effectué à l’égard des croyances traditionnelles, en l’étendant à ses propres idéaux modernes eux-mêmes : c’est en effet le mythe du progrès avec son optimisme inconditionnel qui fait l’objet de soupçon.

Il convient donc de replacer la difficulté actuelle du christianisme dans cette crise de la modernité : ce n’est pas seulement l’espérance chrétienne mais toute espérance d’un avenir meilleur qui est affaiblie. Nous vivons ainsi un nouvel épisode de l'histoire des rapports entre salut chrétien et modernité. Le désinvestissement de l’avenir vient déranger un compromis fragile et récemment effectué dans l'Église catholique entre les deux ; mais en même temps il attire l’attention sur une communauté de croyance qu’il révélerait par contraste : la politique moderne, et plus largement la croyance en un progrès historique, est-elle la continuation sous d’autres formes de l’espérance chrétienne du salut ? Quelle parenté les relie ? Comment cela peut-il éclairer la signification de la crise actuelle ?

La réflexion qui suit repose sur trois hypothèses : la première diagnostique le changement actuel du rapport à l’avenir comme l’expression d’une crise des idéaux de la modernité. La seconde lit ces idéaux comme une recherche de salut nouveau, technique et politique, auquel toute la planète est en train de se rallier. La troisième pose comme cadre de compréhension l’évolution des rapports historiques entre le salut moderne et le salut chrétien.

Si la modernité peut être comprise comme recherche d’un salut, comment définir ce terme ? Qu'est-ce qu’un salut ? J’appellerai ici salut ce qui donne à la fois remède aux maux et perspective aux désirs. Il conjugue quatre dimensions, en articulant ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous - c'est-à-dire en régulant la question de l’acteur : individu, société, Dieu – et en structurant espace et temps – c'est-à-dire en régulant la façon de décrire la situation.

Le salut espéré s’exprime dans un imaginaire foisonnant, on en connaît les formes les plus classiques dans les traditions chrétiennes[1] : repas festif, cité, jardin, lumière, paix, abondance, santé, éternelle jeunesse, non pénibilité. Ces images montrent comment la vie moderne a tenté - et souvent jusqu’à la réussite - de réaliser ces rêves de bonheur ; mais elle l’a fait par un salut séculier : il se réalise sur terre et maintenant, non plus dans un au-delà céleste et post mortem, et pour tous indépendamment des appartenances religieuses, et non comme récompense d’une confession de foi. En mettant en œuvre le programme de salut chrétien, la modernité l’affaiblit en s’en nourrissant : plus on peut être heureux ici et maintenant, et moins le besoin se fait sentir d’un autre bonheur promis. L’annonce chrétienne d’un salut est alors reléguée dans un domaine résiduel comme ce qui ressortit au passé et doit être confiné à la sphère privée, en supplément optionnel au salut moderne, hors du domaine de réalité commune partagée.

Le salut moderne s’est-il donc substitué au salut traditionnel chrétien ? Et si la modernité « achève » (en prenant ce mot avec l’ambiguïté de l’Aufhebung de Hegel) le christianisme, le fait-elle en le supprimant ou en le poursuivant ? Ces deux formes de salut se sont affrontées dans nos sociétés européennes au cours des derniers siècles : d’une part, celle que transmettaient les Églises, et particulièrement l'Église catholique positionnée comme défenseur de l’ordre d’avant la modernité, d’autre part celle que portait la modernité annonciatrice d’un âge nouveau en rupture avec l’ordre ancien. Ces deux formes sont à remettre elles-mêmes en perspective dans une histoire commune, qui permet de les faire sortir de leur manichéisme réciproque : l'Église catholique a condamné la modernité comme péché et perdition, les idéaux de la modernité ont pris distance avec le christianisme traditionnel comme illusion et obscurantisme. Cette ressemblance et cette symétrie dans l’opposition mutuelle révèle peut-être une parenté, comme si les deux camps se disputaient un même salut.

Trois illusions à dissiper

Notre rapport à l’avenir a changé : celui-ci nous paraît plus problématique, voire menaçant, nous avons l’impression de ne plus maîtriser notre destin, nous avons le sentiment de vivre dans une société à risques. Comment penser et vivre l’espérance chrétienne dans une telle situation ? Avant de répondre à cette question, il convient de prendre quelque recul par rapport à un tel « sentiment », une telle « impression » : ces mots indiquent que le rapport à l’avenir n’est pas objectif, mais qu’il est orienté par des attitudes qui peuvent se révéler trompeuses du point de vue de l’historien. Trois illusions en particulier gênent l’intelligence de notre situation : l’illusion de la nouveauté du risque, celle de la perte de maîtrise, celle de la perte des valeurs.

La première veut ignorer que la dimension de l’avenir et celle du risque sont inséparables. Elle a voulu considérer que la nouveauté ne pouvait être que positive ; or cela a été une croyance de la modernité pour laquelle changement et progrès sont devenus synonymes. Dans les périodes antérieures, le changement était au contraire le plus souvent considéré comme une menace et un danger : mieux valait s’en tenir à ce qui était connu et ancien. La dimension de risque n’est-elle pas inhérente à l’avenir ? Était-elle moins présente dans une société dépourvue des assurances et de la protection sociale et technique que nous avons, et où la maladie, la famine, la guerre, le pillage pouvaient s’abattre du jour au lendemain ? En somme nous ne faisons aujourd'hui que revenir à la situation habituelle des communautés humaines qui redoutent ce qui pourrait leur arriver et dont l’expérience leur montre qu’elles ne sont pas abritées. L’avenir est par nature le domaine du possible, il est donc projectif, coloré par les peurs et les désirs. La vision qu’on en a est déterminée par l’imaginaire qui nous habite.

La deuxième illusion est celle de la perte de maîtrise. De quelle maîtrise parlons-nous ? Quel siècle a maîtrisé son avenir, et d’où vient ce fantasme d’une maîtrise du destin ? Notre situation doit ici faire l’objet d’une mise en perspective à l’aune d’une double échelle : celle que balisent les « Trente glorieuses », et leur mythe d’une croissance ininterrompue dans nos sociétés avant l’établissement de la concurrence mondiale et la perception de la limitation des ressources naturelles ; et celle que balisent les trois siècles d’essor de la civilisation européenne occidentale, lié à l’optimisme des Lumières, mythe du progrès moderne contre l’obscurantisme médiéval. Ce mythe formait le projet d’une action humaine politique agissant sur « l’histoire » : le mot dans son sens moderne suppose que le temps ne soit pas « chaotique » mais ordonné, permettant une maîtrise, liée à un sens auquel croire. L’avenir est en particulier une question politique, car il déborde les possibilités des individus, il engage le social, « l’histoire ». Cela appartenait traditionnellement aux dieux, et échappait aux humains. Seule la modernité a imaginé sortir de cette « hétéronomie », pour donner aux citoyens pouvoir sur leur destinée et la construction d’un monde meilleur.

Nous ressentons d’autant plus vivement la mise en cause des idéaux modernes que nous sortons de cette période des Trente glorieuses qui en avait poussé le plus loin la traduction économique avec ses répercussions dans la vie quotidienne. S’ajoute à cela la prise de conscience des difficultés nouvelles que suscite l’accélération du changement lui-même : paradoxalement, la volonté moderne de nouveauté a produit des résultats qui échappent en partie aux acteurs, et le projet de maîtrise se retourne en impuissance devant la complexité des effets induits. Plus que jamais l’avenir nous échappe : la complexité des interactions rendait déjà imprévisible l’évolution des systèmes naturels, celle des systèmes humains ou humanisés est plus grande encore. Nous voici donc ramenés sur ce plan à la condition commune historique, en quête d’une maîtrise qui ne saurait qu’être illusoirement totale, qu’elle prenne la forme, traditionnelle et hétéronomique, de l’obéissance à un ordre imposé par des puissances tutélaires ou celle, moderne, de l’action volontaire et responsable[2].

La troisième illusion est celle de la perte des valeurs. S’il y a en effet une constante que les historiens soulignent, c’est bien la permanence d’un tel sentiment. Perte des valeurs ? Constat de toujours : ce thème était commun à bien des auteurs antiques - mythe de l'âge d'or, idéalisation du passé, déploration du relâchement des mœurs, de l'argent corrupteur, des dangers de la vie urbaine, de la dégradation des spectacles… Écrivains païens (Cicéron, Horace, Ovide, Pétrone, Properce, Quintilien, Salluste, Sénèque, Tacite, Tibulle, Virgile) ou chrétiens (Saint Augustin, Tertullien) sont ici sur la même ligne pour vivre l'histoire comme perte, le temps comme oubli, usure, vieillissement. C’est que les valeurs sont toujours au fond des valeurs perçues comme « perdues », c'est-à-dire non respectées, non honorées. Elles sont spontanément situées sur le terrain de l’éternel et de l’intemporel, car elles sont précisément ce qui peut être opposé légitimement à ce qui arrive, et comme ce qui permet de le juger. C’est adossés au bien que nous faisons face au mal.

Cette attitude relève d’un imaginaire qui pose les valeurs au commencement : ce qui vaut à l’origine, telle est la matrice des grands mythes antiques. Ils expliquaient le mal, dans un récit qui faisait du temps une chute, une descente, un oubli, et invitait au retour, à la réparation et la restauration de l’ordre originel. Or, pour interpréter le temps, existe un autre grand imaginaire alternatif qui rivalise avec le premier, l’un ou l’autre dominant tour à tour : il ne mène plus du bien vers le mal mais suit le chemin inverse. Engageant le combat contre le réel, il promet une libération, et une nouvelle naissance : il fait monter et grandir les hommes vers une identité qui se dessine devant eux. Ce scénario, privilégié par la modernité, lui a fait substituer l’homme capable à l’homme coupable. Il n’a toutefois pas complètement étouffé son rival, qui subsiste par exemple dans notre Déclaration des Droits de l’Homme sous la forme de la valeur que possède tout homme en naissant : cela montre qu’aucune valeur, pas même celles de la modernité, ne peut être vécue sous le mode de la pure invention, mais seulement trouvée, perçue comme déjà là depuis toujours.

Une fois dissipées ces trois illusions, et du même coup éclairé ce contexte que nous croyons nouveau, la tâche s’impose, pour penser la relation de la foi chrétienne à l’avenir et à sa crise actuelle, de le médiatiser par une réflexion sur l’évolution de son rapport à la modernité. Si la situation présente peut être comprise comme un deuil vis-à-vis de certains mythes de la modernité, l’espérance chrétienne du salut doit être interrogée dans sa relation avec la conception du salut que la culture moderne a formée et qui est actuellement contestée par ce qu’on appelle la postmodernité.

L’espérance chrétienne et le salut moderne : trois temps d’une évolution

Il est possible de baliser l’évolution de la conception chrétienne du salut par l’évocation de trois moments. Le premier correspond au salut visé dans la société médiévale, qui fut largement inspiré par la théologie augustinienne. Il articulait une conception du monde à la fois pessimiste et providentialiste et la perspective d’un salut des âmes qui ne devait pas négliger les devoirs d’ici-bas.

Par rapport à ce salut, la modernité a opéré un déplacement qui concerne à la fois les acteurs, l’espace et le temps. L’acteur principal n’est plus divin, mais humain, en même temps individuel et collectif : l’autonomie morale et politique, par laquelle les hommes décident de l’ordre juste, rompt avec l’hétéronomie dans laquelle on était sauvé par Dieu en faisant pénitence. Le monde est valorisé comme lieu du salut, et son histoire comprise comme temps de réalisation du bonheur humain, orienté par « le progrès », affranchi de tout le pessimisme dualiste qui affectait la conception des acteurs humains marqués par le péché, du monde d’ici-bas et de la temporalité.

La sécularisation du salut, ce n’est pas seulement l’affranchissement de l'Église et de son pouvoir, mais la valorisation du « siècle », c'est-à-dire le renversement du rapport entre la religion et l’histoire : la religion fait partie désormais de l'histoire et non l’inverse. On parlera d' « histoire des religions », alors que l'histoire antique des humains était placée dans un cadre englobant transcendant, qu’il soit celui des mythes, de la métaphysique ou de la foi biblique. C’est au XIXe siècle qu’apparut l’incompatibilité entre les deux saluts, sous la forme de deux cadres concurrents, deux grands récits prétendant chacun englober et juger l’autre. D’un côté, le projet moderne était interprété dans la théologie catholique comme orgueil humain prométhéen, péché adamique, transgression de l’ordre sacré. De l’autre, le catholicisme fut interprété comme antimoderne, donc lié au passé, obstacle au développement de la science et de la raison. Sans être aussi brutal, le conflit fut aussi vécu dans le protestantisme, car il touche le cœur même de la foi chrétienne et non des aspects périphériques. Hegel fut le premier à tenter une réconciliation, en imaginant une synthèse entre les deux saluts : son intuition était qu’ils correspondaient à une seule et même histoire, celle de l’Esprit divin à l’œuvre. Cette intuition s’est retrouvée chez bien des penseurs chrétiens au XXe siècle, et finalement dans la Constitution Gaudium et Spes de Vatican II, elle est aujourd'hui largement partagée.

Vatican II a en effet rompu avec cette opposition entre histoire sainte et modernité, entre salut des âmes et évolution historique, entre action de Dieu et progrès humain, entre « la foi » et « la vie ». La majorité des théologiens ont mis en sourdine la théologie pessimiste du péché originel que l’augustinisme avait développée et que les Lumières avaient combattue, ainsi que la théologie de la réparation sacrificielle qui lui était associée. Ils ont au contraire mis en valeur les affinités entre la foi biblique et la modernité, tout en promouvant une lecture historique et critique de la Bible qui obligeait à un deuil du cadre intemporel et métaphysique dans lequel elle était traditionnellement interprétée. Ils ont fait leurs les valeurs de la liberté personnelle, du combat pour la justice, du progrès et de l’avenir. Réciproquement, on a mis en exergue le rôle de la foi dans la genèse de la modernité, et notamment dans sa conception d’un temps ouvert sur l’avenir et attentif à la nouveauté.

Cependant l’enjeu de Vatican II reste conflictuel dans l'Église catholique aujourd'hui. Il oppose deux conceptions du christianisme, du salut, du « royaume » : un christianisme qui contribue à l'histoire dans laquelle le salut arrive et où la dimension sociale est essentielle, et un christianisme qui est le dépositaire d’une vérité et d’un salut qui appartiennent à un au-delà de l’histoire, et où la dimension individuelle est dominante : deux façons antagonistes de mettre en rapport histoire et salut, deux conceptions du salut, l’une extrahistorique visant la « vie éternelle », l’au-delà, préparé par une relation directe de l’âme avec Dieu, l’autre intrahistorique travaillant à un salut collectif, ici-bas, en reconnaissant toutes les médiations humaines dans leur autonomie par rapport à l’action divine.

Cet antagonisme induit des appréciations divergentes sur la « réussite » du christianisme : doit-elle se mesurer à l’aune du succès qu’il rencontre dans les sociétés ? Ou bien les critères sont-ils hors de l'histoire ? Quelle sorte de succès doit-il viser ? Sur le plan horizontal de l’accroissement numérique ou du poids politique, ou bien sur un plan vertical tout autre, invisible, celui de la Cité céleste d’Augustin ?

Dans un climat de réussite et de progrès – prospérité économique, projet de « développement » mondial, essor scientifique et médical -, la recherche de crédibilité du christianisme était fortement aspirée du côté d’une « consonance » ou d’une harmonie entre un salut chrétien qui engloberait cette histoire heureuse, la justifiant et se réalisant en elle et par elle. C’était le contexte de Vatican II. On retrouvait ainsi quelque chose de ce qui avait prévalu encore jusque Turgot - une convergence entre développement de la civilisation et celui du christianisme. Aujourd'hui la prise de distance par rapport à Vatican II se fait d’autant plus tentante que la modernité optimiste des Trente glorieuses s’éloigne. L’Église doit-elle revenir à la position conservatrice préconciliaire dans laquelle elle se croyait investie de la mission d’empêcher le développement de la société moderne, c'est-à-dire maintenant d’en faire ressortir ? L’expression de « contre culture » est ambigüe, signifie-t-elle retour en arrière ou bien contribution à une culture nouvelle, postmoderne ? Dans les deux cas, elle est liée à un contexte nouveau, de désenchantement vis-à-vis du progrès et de crise des idéaux : cette théologie risque d’être encore une justification de l’époque, et idéologique.

Aujourd'hui les « horizontalistes » sont partis nourrir un christianisme diffus, « culturel », de diaspora dans la société, investissant le religieux dans l’action - humanitaire, protestataire, source d’utopies alternatives - au risque de dissoudre l’évangile (mais n’est-ce pas la finalité du sel ?) ou d’en perdre la saveur en l’identifiant à la modernité et en faisant du christianisme une variété d’humanisme. Mais les « verticalistes » sont eux-mêmes vite rattrapés et englobés dans une vague tout aussi « culturelle » et moderne de spiritualité, recherche de sens, développement de soi, individualisme de consommation. Ainsi, d’une façon ou d’une autre, les chrétiens se réconcilient-ils avec le monde, mais avec un monde qui ne s’est pas pour autant arrêté de changer. Ce changement a-t-il donc un rapport avec la foi chrétienne ?

Espérer par-delà les mythes de la modernité

La foi chrétienne doit-elle être identifiée avec l’optimisme moderne, avec la réussite de ses idéaux ? On obtient alors un monisme : la modernité achève la foi chrétienne. Doit-elle être au contraire identifiée avec le pessimisme antimoderne, avec l’échec de ses idéaux ? C’est ici le dualisme qui prévaut. Il me semble que la foi chrétienne doit nous aider à prendre de la distance critique vis-à-vis des deux attitudes.

D’un côté la dimension socio-historique fondamentale de la Bible doit empêcher les interprétations de type gnostique qui placeraient le salut ailleurs, dans un autre monde, alternatif, ou qui le réduiraient au sens, dans un « accompagnement spirituel » qui renoncerait à avoir prise sur les événements. Le salut biblique n’est pas seulement dans l'histoire - la rencontre de Dieu ne se fait pas ailleurs que dans les événements vécus par Israël - mais par l'histoire : il consiste à passer à l'histoire comme foi en une nouveauté bonne, qui permet de parler d’une « histoire du salut » : le salut est une histoire, il est de vivre dans une histoire ouverte, qui donne à espérer et faire confiance.

Le christianisme est évidemment nourri de cette foi et ancré dans cette conception, il la renforce et l’actualise – c’est sa dimension eschatologique. Il est habitation créatrice du temps pour le transformer en histoire, avec un passé dont on peut rendre grâces et un avenir à espérer. Il ne raconte pas des événements qui arriveraient indépendamment des choix humains, il ne révèle pas un sens qui ne se réaliserait pas dans l'histoire. Même quand sa forme augustinienne a distingué et opposé deux cités, cette théologie n’était pas séparable de l’évolution de la société et de la culture méditerranéenne puis européenne : le salut des âmes a fait système avec une institution ecclésiale forte qui a façonné institutions et mentalités[3].

Cependant de l’autre côté la foi chrétienne met en porte à faux contre les réalisations historiques du salut, contre les messianismes. Si Jésus est confessé comme Christ, c’est de façon paradoxale dans le Nouveau Testament, en rupture avec les attentes de l’époque et la sacralisation du Temple, de la Loi ou de la lutte armée[4]. Il y a un réalisme biblique sur le mal, à distance de toute conception simpliste du Règne de Dieu et de toute solution « juste »[5] qui viendrait mettre fin à l'histoire. Le christianisme n’est pas une théodicée – démonstration de Providence, sens déjà là, ordre du monde, Raison, âge adulte, marche de l’Histoire - qui sacraliserait la façon dont l'histoire se déroule. Car cette histoire est une histoire de violence et d’injustice, le temps y coule dans le sens des vainqueurs, et faire mémoire d’Israël et de la Croix du Christ c’est faire mémoire des vaincus (J.-B. Metz).

Ainsi la foi chrétienne fait-elle vivre une tension de et dans l’histoire. Il y a un régime chrétien de temporalité, où le décisif est arrivé sans supprimer l’espérance et l’attente[6]. Ce temps où Dieu est venu en ce monde a pris un poids, une gravité, une densité nouvelle, qui donne une qualité et un goût particulier au présent, et une liberté singulière par rapport à la loi des puissances régnantes. Plus de nouveau messie à attendre. Mais le retard de la Parousie laisse ouvert et comme en suspens ce temps. Les premiers siècles montrent cette ambivalence chrétienne par rapport aux « temps présents », qui s’exprime dès les épitres pauliniennes et magnifiquement dans l’épitre à Diognète[7]. D’où cette tension dans le christianisme entre les deux tentations d’intégration (la société chrétienne) et d’évasion (sortir du monde). C’est dans ce contexte que la catastrophe de la chute de Rome a été interprétée par Augustin comme déconnection entre l’ordre politique et le salut, mais pas déconnection avec l'histoire : il y a deux cités entremêlées, jusqu’au dernier jour, et l’ordre culturel romain a survécu à l’ordre politique, en partie par l’action de l'Église…

Cette ambivalence laisse ouvertes deux interprétations de la Bible : comment comprendre l’expression : « Son règne n’aura pas de fin » ? Qu’est-ce que le « dernier jour », est-il celui où tout commence vraiment ? Selon quel régime ? Peut-on sans contradiction penser la fin de l'histoire tout en en gardant le bénéfice ? Y a-t-il liberté sans histoire, sans autre certitude que dans la confiance ? Le piège idolâtrique antique de l’enfermement dans l’ordre de l’origine se retrouve ainsi du côté de la fin.

Le salut transforme le destin en histoire, fait entrer dans une perspective nouvelle d’avenir. Y compris contre les scénarios qui font sortir de l'histoire ou mettent fin à l'histoire : les messianismes d’exil de l’âme, d’avènement de la société idéale ou de réconciliation totalitaire entre individu et société[8].

Les chrétiens et les juifs qui ont inventé la modernité ont pris au sérieux cette espérance et cette conception d’un temps ouverte vers un avenir nouveau, ils les ont retournées contre ce qu’il y avait dans le christianisme de tradition conservatrice sacralisant le passé. Les thèmes modernes du progrès, de la croissance, de l’âge adulte, du développement expriment une forme de messianisme, se positionnant comme achèvement de l’Histoire et périmant toute autre forme culturelle. Mais c’était en réaction au christianisme traditionnel tel que l'Église l’avait imposé avant la modernité et tel qu’une certaine théologie a voulu le défendre jusqu’aujourd'hui. Ce christianisme était lui-même une forme de messianisme, combinaison d’un salut des âmes dans l’au-delà et d’un pouvoir providentiel de l'Église dans la société d’ici-bas.

L’espérance moderne a mis à mal le salut chrétien traditionnel, elle est aujourd'hui elle-même en crise. Comment l’interpréter ? Elle peut l’être sous la forme d’un réajustement de la conception du salut, dans les trois dimensions du rapport aux acteurs, à l’espace et au temps.

Du côté des acteurs, on constate une crise des institutions qui donnaient visibilité au projet, et corrélativement le désir des individus d’une plus grande liberté vis-à-vis d’ordres sociaux qui se trouvent affaiblis par leur confrontation dans un monde dont l’échelle le soustrait à la maîtrise de chacun d’eux.

Du côté de l’espace, cet élargissement de l’échelle qu’on appelle mondialisation relativise les idéaux et sape la crédibilité d’un monothéisme historique tel que la modernité occidentale l’avait développé en écho au salut chrétien sous la forme d’un progrès univoque dont elle se considérait le porteur.

Du côté du temps aussi l’échelle a changé et s’est élargie, l’histoire humaine n’occupe plus qu’une place dérisoire dans celle du cosmos. On prend conscience de façon plus générale du fossé qui sépare l’histoire comme sens ou projet et l'histoire comme fait objet d’enquête, résistant à toute théodicée ou à toute philosophie qui la comprendrait comme victoire d’idées ou de valeurs. Par ailleurs l’accélération du changement fait découvrir que l’avenir échappe de plus en plus aux prévisions, et qu’ainsi l’histoire est hors contrôle : plus on va vite, moins on voit à l’avance. Ainsi sa lisibilité se trouve amoindrie, que ce soit en termes d’harmonie ou de sens transcendant ou bien d’objectifs humains pour l’action. L’avenir se trouve en défaut d’objectivité – pour la science ou la prévision - et en défaut d’attractivité et de valeur – pour une liberté qui prend peur devant tout programme de changement.

Ainsi est-ce la modernité elle-même qui produit son propre désenchantement, son autocritique, parce qu’elle est faite de tension interne entre morale et science, liberté et vérité, subjectivité et objectivité. L’expression « postmoderne » exprime cette ambiguïté, car la préoccupation de l’ « après » qu’elle révèle encore se trouve vécue dans le conflit entre les utopies qui tiraient la modernité et l’exigence que celle-ci a développée d’avoir à regarder la réalité en face. On s’aperçoit ainsi que ce qui vient après ne correspond pas à la figure promise.

Il convient toutefois de distinguer cette perte de visibilité ou la peur de l’avenir et le désinvestissement vis-à-vis de lui : l’avenir n’est bouché que s’il existe, et pour celui qui s’en préoccupe. Si l’avenir disparaissait, on n’en parlerait plus, il s’évanouirait doucement en perdant consistance. Mais il est aujourd'hui plutôt un mur auquel on se heurte, une désillusion des utopies, par confrontation à une réalité, la « vraie » histoire, qui nous échappe, non par inconsistance, mais par sa cruelle réalité même. Ce qui se révèle inconsistant, ce n’est pas l'histoire et l’avenir, mais l’imaginaire de nos projections sur eux.

Il est de la nature de l’espérance d’être en crise, de douter, de se vivre contre l’évidence : il n’y a pas de crise pour celui qui vit dans l’intemporel, le cycle perpétuel ou l’éternel retour. La crise d’une certaine visibilité ou lisibilité de l’avenir est deuil d’une illusion de maîtrise, qu’elle vienne des certitudes conservatrices de jadis ou des utopies modernes. Se préoccuper de l’avenir, c’est entrer dans l’attente, accepter l’incertitude : la Bible le montre, l'histoire n’est pas un long fleuve tranquille ni un progrès ininterrompu.

Conclusion

La vraie question est de savoir si la foi est épuisée par ses réalisations historiques, qu’elles soient de type médiéval ou moderne, et notamment par cette double création en partie antagoniste du christianisme comme « religion » et de la culture moderne comme sécularisation - toutes deux aussi prétentieuses l’une que l’autre ? La foi chrétienne n’a à s’identifier ni à la modernité ni à ce que la modernité appelle la religion.

Penser « l'histoire en Dieu » et non « Dieu dans l'histoire[9] », c’est renoncer à tous les rôles donnés à Dieu d’acteur justicier ou providentiel, d’énergie de croissance ou de dessein manipulateur qui conduiraient à légitimer théologiquement ce qui arrive. C’est accueillir une histoire qui n’a pas de sens elle-même mais où du sens peut naître : pour la foi, c’est placer toute l'histoire, y compris ce qu’elle présente de scandaleux et d’énigmatique, dans la relation évangélique au Père qui fait pleuvoir sur les bons et sur les méchants, qui autorise la confiance alors que l’avenir n’est pas écrit, ni par la science ni par la Bible.

Jean-Luc Blaquart

Ce texte a été publié dans la revue Mélanges de Science Religieuse, « L’espérance au risque des catastrophes », 2011 Numéro hors-série pp. 71-82.

[1] Les ouvrages de Jean Delumeau en dressent un tableau détaillé, notamment Que reste-t-il du paradis ?, éd. Fayard, 2000.

[2] M. Gauchet a bien analysé ces deux stratégies comme deux tentatives de maîtrise, l’une par l’action humaine libre, l’autre par le respect d’un ordre originel, cf. Le désenchantement du monde, éd. Gallimard 1985 p.VII.

[3] Cf mon étude sur « Religion et politique : les avatars du salut chrétien » in Baziou, Blaquart, Bobineau (dir.), Dieu et César, séparés pour coopérer ?, DDB 2010, p. 53-67.

[4] Cf mon ouvrage Dieu bouleversé, éd. du Cerf 1999, quatrième partie.

[5] Cf mon ouvrage Le mal injuste, éd. du Cerf 2002.

[6] Selon le mot d’O. Culmann, le combat important a été livré, mais la guerre n’est pas encore terminée (Comprendre Bultmann, éd. du Seuil 1970, p.61).

[7] Pour ce texte et sur ces questions, je renvoie à mon étude déjà citée « Religion et politique : les avatars du salut chrétien ».

[8] P. Manent, Cours familier de philosophie politique, éd. Gallimard 2001, p. 263.

[9] J. Moltmann, Le Dieu crucifié, trad. fr. éd. du Cerf 1990 p. 282-285.