Qui est incroyant ?

QUI EST INCROYANT ?

Résumé

L'incroyance est une notion relative, qui renvoie aux critères de jugement : ceux-ci peuvent se situer à différents niveaux, et le passage de l'un à l'autre est révélateur de l'évolution en profondeur de notre culture.

Réfléchir sur l'incroyant, c'est s'interroger sur les critères qui permettent de le définir. L'incroyant ne partage pas une croyance. Laquelle ? Le mot "incroyant" est un terme relatif, parce que la façon d'être jugé incroyant a changé dans l'histoire selon le contexte. C'est un terme relationnel : on est toujours l'incroyant de quelqu'un, par rapport à des croyants. L'incroyant est celui qui ne croit pas ce que doivent croire les individus dans une société donnée. Quand tout le monde est censé croire au Dieu chrétien, l'incroyant est celui qui est accusé de ne pas y croire. Mais croire à quoi ? À la bonté de Dieu, à son action, à son existence ? On a de tout temps accusé d'athéisme – d'être sans (le vrai) Dieu – ceux qui croyaient en d'autres divinités. Un auteur chrétien comme Justin se disait lui-même athée vis-à-vis des dieux de l'époque. Cela suppose la possibilité d'un écart par rapport à la croyance dominante. Cet écart peut être manifeste, visible dans le comportement extérieur. Mais il peut aussi rester caché, intérieur, restreint au for interne, à la conscience personnelle.

Cet écart était particulièrement caché dans les sociétés où l'obligation de conformité était très forte. On peut toutefois se demander si sa consistance n'en était pas du coup très réduite : dans quelle mesure ce qui ne peut s'exprimer, ce qui n'est pas reconnu socialement, culturellement, existe-t-il ? Ce qui n'a pas de mot pour se dire – quelque chose comme de l'athéisme, avant le 17ème siècle en Europe, par exemple – a-t-il sens ? Quand une société privilégie les rites collectifs, les pensées et sentiments individuels non partagés ont-ils du poids, y compris pour ces individus eux-mêmes ? La notion même de "croyance" a-t-elle sens (en tout cas pas le même qu'aujourd'hui) dans des sociétés du mythe et du rite ? On se souviendra à ce sujet de la réflexion très stimulante de Paul Veyne dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes[1]?

Quand l'insensé devient pensable

Jusqu'à ce que nos sociétés se soient donné comme règle la liberté d'opinion, les incroyants étaient objets d'un jugement. Ils étaient considérés comme immoraux, et pouvaient même passer pour fous. Dans le Proslogion d'Anselme de Canterbury, "l'insensé" est celui qui nie l'évidence de Dieu, il est ainsi rejeté dans le non-sens, et exclu de l'intelligibilité. En même temps il est reconnu, identifié, sa présence n'est plus censurée ; la culture reconnaît ainsi un décalage entre le fait (il y a des gens qui nient Dieu) et le droit (c'est impossible théoriquement, théologiquement, logiquement, a priori). La théologie se fait à cette frontière vitale pour la culture. Frontière où se fait la reconnaissance de ce qui apparaît pourtant comme non-sens. Cette frontière n'est pas fixe, elle s'est déplacée, avec Thomas d'Aquin : dans un monde dont la consistance devenait plus forte, la référence aristotélicienne aidant, et le rôle fondamental du sujet plus reconnu, l'existence de Dieu resta évidente en soi, mais pas pour l'esprit humain[2]. Elle se déplaça encore avec Descartes et le primat du cogito : Dieu devra être prouvé à partir d'un moi qui a d'abord échappé au doute[3]. La montée d'une "incroyance" possible est liée à la crise d'un paradigme platonicien qui postulait l'évidence ontologique du Bien. Pour des auteurs anciens comme Clément d'Alexandrie, vouloir prouver Dieu à partir d'autre chose, c'était partir de quelque chose de moins certain que lui ! Quoi de moins fiable que de s'appuyer sur le monde sensible ? En ce sens l'apparition de l'incroyance est liée à l'émergence d'une conception du réel qui donne de la consistance à un monde autonome ainsi qu'au sujet humain. Mais cette consistance nouvelle n'est-elle pas en rapport avec une prise au sérieux de la création biblique ? Comme si Dieu se cachait derrière son œuvre…

Dans le Proslogion d'Anselme de Canterbury, il était impossible de nier l'existence de Dieu si l'on comprenait qu'il est "tel que rien de plus grand ne peut être pensé". Aujourd'hui la conception d'un tel être n'induit plus son existence nécessaire mais plutôt le soupçon sur son caractère idéologique ! Qui juge en effet de ce qui est plus ou moins grand, et en fonction de quoi ?

Du rite social à la libre croyance

Les sociétés modernes cultivent la "liberté de conscience". Leur norme publique consiste à rendre possible la libre expression des convictions. Quand désobéit-on à cette norme ? Quand on ne tolère pas d'autres croyances que la sienne : c'est la logique de la Révolution française. L'écart par rapport aux dogmes catholiques, auparavant refoulé hors du domaine public, peut donc s'exprimer librement, du moins tant que l'ordre public n'en souffre pas[4] : concession qui révèle l'impossibilité de purger le domaine des croyances de toute norme sociale. Chacun peut croire ce qu'il veut et l'exprimer, au moins en principe, pour le reste il faudrait vérifier de plus près… Les confessions religieuses sont en tout cas subordonnées à un bien plus élevé, d'ordre public, incluant la tolérance à l'égard de ceux qui confessent autrement ou ne confessent pas. Le véritable incroyant aujourd'hui, c'est l'intolérant ou l'intégriste.

Cette conception suppose un décalage entre domaine public et domaine privé : ce qu'on peut appeler "incroyance" publique normative - en France, la laïcité - n'a de sens que s'il y a des croyances privées libres, et non une "incroyance" générale : que signifierait-elle d'ailleurs, puisqu'il n'y aurait plus une "croyance" majoritaire à nier ? L'État comme arbitre suppose qu'il y ait des croyances à arbitrer. Au contraire le laïcisme militant a voulu imposer comme croyance à l'individu cette incroyance publique officielle ; il est encore foncièrement dans l'ancienne logique totalitaire d'identification entre une norme publique et les croyances exprimées par les individus.

Il me semble intéressant de comprendre une dynamique de la tradition chrétienne comme promotion de l'exigence vis-à-vis du for interne : ce qui prime est de plus en plus la conviction intime, la "croyance" personnelle, l'adhésion individuelle. Là est la nouveauté chrétienne en matière de "religion", quand celle-ci se limitait dans l'Antiquité romaine à la ritualité socialement requise. D'où cette éducation à l'intériorité, qui s'effectue en rupture par rapport à la norme sociale officielle impériale, et non sans affinité avec la sagesse de type philosophique. Ce qui commandait de façon atavique et implicite le rapport à la réalité est porté à la conscience de l'individu comme ce sur quoi il a à se prononcer de façon nouvelle et décisive. Ici pourrait se comprendre la description de l'Église par Marcel Gauchet comme "bureaucratie du sens"[5], liée à cette exigence nouvelle de conviction intime. Exigence portant sur le vécu psychique, les représentations, les intentions, les sentiments. Sur un changement intérieur dont l'individu lui-même va se tenir pour responsable.

La culture qui se met en question

A partir de là il est possible d'interpréter plus largement l'évolution de notre culture en lien avec la mise en œuvre dans l'éducation d'une double normativité : celle de la rationalité issue de la philosophie grecque et celle de la conversion biblique. Cette normativité a ceci de particulier qu'elle demande à la culture se juger elle-même. En effet la raison chez les Grecs se définit comme la critique de leurs propres mythes, et la foi des Hébreux comme dénonciation de leur idolâtrie sans cesse renaissante. Notre culture qui a croisé les deux en a recueilli et entretenu l'exigence centrale et commune : la mise en question de soi. Non seulement de chaque individu par rapport à ses propres choix – la conversion –, mais de la culture elle-même par rapport aux normes sacrées qu'elle transmettait jusque-là. Cette mise en question a fini par ébranler les certitudes les plus assurées héritées de l'Antiquité : aussi bien l'ambition grecque d'un savoir métaphysique que la croyance sémitique en l'intervention d'un Dieu dans l'histoire. Cela me paraît très caractéristique de la modernité dans laquelle nous sommes entrés. La phrase de Freud "Je n’ai aucune crainte du Bon Dieu. S’il arrivait que nous nous rencontrions un jour, j’aurais plus de reproches à lui faire qu’il n’aurait de choses à critiquer en moi"[6] est très significative de ce nouveau contexte : l'idéal transmis par la culture n'est plus seulement l'instance qui culpabilise l'individu – le "sur-moi" – mais il est lui-même soumis à la critique. De cette critique l'individu est l'acteur, en même temps que l'objet, armé par la culture des ressources qui permettent cette mise en question : une certaine exigence de vérité – échapper à l'illusion et au délire –, une certaine exigence de liberté – sortir de la soumission à un ordre sacré. On pourra ici relire les textes où Freud reconnaît ne pouvoir connaître les limites du mouvement d'élucidation qu'il met en œuvre[7]. Nietzsche me semble avoir perçu cet "ascétisme" de la culture moderne, exigence de la culture vis-à-vis de ses propres idéaux qu'elle conteste au nom même des traditions qu'elle porte. Il y a là une façon de comprendre ce qu'on a appelé la "postmodernité"[8].

Quatre niveaux d'incroyance

On pourrait donc distinguer schématiquement quatre niveaux où situer le jugement d'"incroyance" :

1. À un premier niveau l'incroyant est l'autre, extérieur à la culture dans laquelle on se situe : le "barbare", l'"infidèle", le fou, l'insensé. A ce niveau, la frontière entre croyant et incroyant passe entre les sociétés. Ceux qui ne croient pas ce que nous croyons sont dans une sorte de chaos, de non-sens ; sont-ils même humains ? Ce que nous jugeons comme le plus grand mal menaçant est expulsé sur la culture étrangère.

2. À un deuxième niveau l'incroyant est celui qui ne respecte pas les normes de la culture, il est l'anomique, celui qui par son comportement ou son langage met en question le caractère indiscutable de ces normes : c'est le "mécréant", l'hérétique, le traître ou l'apostat. La frontière entre croyant et incroyant passe maintenant à l'intérieur de la société. Celle-ci se défend contre le désordre en l'imputant aux individus anomiques, à ceux qui ne sont pas conformes.

3. À un troisième niveau l'incroyant est chacun en tant qu'il se met sous le regard de Dieu et se juge pécheur, pas parfaitement conforme aux normes de la culture. La frontière entre croyant et incroyant passe alors à l'intérieur de chacun. Seul le croyant se reconnaît pécheur, incroyant. Le mal est intériorisé dans l'individu, comme une part obscure de chacun, contre laquelle il lui est requis de lutter.

4. À un quatrième niveau l'incroyant est chacun en tant qu'il est appelé à discerner dans la culture ce qui doit être mis en question, au nom des exigences que cette même culture porte. La frontière entre croyant et incroyant passe à l'intérieur même de la culture et de ses valeurs. Le mal est alors assumé par la culture comme ce qui vient d'elle-même, de ses propres idéaux. On voit bien qu'ici l'incroyance n'est plus identifiable à un manque d'exigence mais qu'elle fait partie de la normativité portée par nos traditions culturelles dans ce qu'elles ont de plus scrupuleux – dira-t-on "religieux"? – vis-à-vis d'elles-mêmes[9]. Reste à discriminer cette incroyance-là, consciencieuse et exigeante, de l'incroyance pratique, insouciante et sans scrupules. Ce qui est moins facile qu'il n'y paraît, étant donné l'impact sur les désirs individuels de la culture qui les modèle, et notamment de celle qui ordonne paradoxalement de cultiver l'affranchissement de toute règle.

Jean-Luc Blaquart

Ce texte a été publié dans la revue Mélanges de Science Religieuse, tome 63 n°3, juillet-septembre 2006.

[1] P. VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l'imagination constituante, éd. du Seuil Paris 1983

[2] SAINT THOMAS D'AQUIN, Somme théologique 1a pars, q. 2, art. 1

[3] DESCARTES, Méditations métaphysiques, troisième méditation

[4] Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, article X

[5] Marcel GAUCHET, Le désenchantement du monde, éd. Gallimard 1985 p. 189

[6] Sigmund Freud, Lettre à J.J. Putnam in Correspondance (1873-1939), éd. Gallimard 1979 p. 332

[7] Sigmund Freud, L'avenir d'une illusion, tr. fr. éd. PUF 1971 p. 49

[8] J'ai étudié cet ascétisme de notre culture qui se fait critique de ses propres idéaux dans Le mal injuste, éd. du Cerf 2002, notamment le ch. 10, et la modernité comme croisement des deux normativités ou "ruptures" dans Dieu bouleversé, éd. du Cerf 1999

[9] Selon le diagnostic toujours actuel de Nietzsche, "En quoi nous sommes, nous aussi, encore pieux", Le gai savoir § 344