Philosophie et théologie

La philosophie est une démarche strictement rationnelle, elle ne fait pas appel à une révélation qui supposerait une foi comme celle de la Bible. La théologie, elle, est une réflexion qui suppose cette foi et part donc du donné d'une telle révélation.

Cela est clair et simple à comprendre. Mais la réalité est plus complexe...

La théologie a en effet été inventée en Grèce ancienne, au pays des philosophes, qui voulaient réfléchir rationnellement sur le divin (Platon, La République, § 379). Quoi de plus rationnel d'ailleurs que le mot "révélation" qui fait croire à un dévoilement de la vérité (c'est ce que veut dire le mot grec "aletheia" que nous traduisons ainsi) alors que les mythes la déformaient ?

Aux premiers siècles du christianisme, les auteurs chrétiens considéraient la théologie comme païenne et se nommaient eux-mêmes philosophes. C'est de la pratique des écoles philosophiques, et non de la Bible, qu'est venue l'utilisation importante des mots "doctrine" et "dogmes" dans le christianisme, que nous avons tendance à prendre comme symbole du religieux...

Au Moyen-âge, plusieurs raisons, et notamment la difficulté de rendre parfaitement compatibles les textes d'Aristote et ceux de la Bible dans le cadre de la formation des clercs de l'Eglise, ont conduit celle-ci à distinguer une philosophie purement rationnelle et une théologie inspirée de l'Ecriture. Dans ce contexte la philosophie était une propédeutique, une préparation à la théologie.

Mais dans la société moderne peut-il encore en être ainsi ? Quand l'Etat moderne garantit la liberté de conscience et de recherche, la philosophie ne recouvre-t-elle pas tout le champ des questionnements et des réponses ? Et en même temps peut-elle encore exclure de ce champ la théologie parce qu'elle ne serait pas libre ? Comment met-elle en oeuvre la liberté de conscience ?

Sur les rapports complexes et évolutifs entre philosophie et théologie dans l'histoire, on consultera l'Anthologie parue aux éditions du Cerf. dont on pourra lire ma recension ci-après.

Philosophie et théologie dans la période antique, Anthologie tome I, 400 pages

Philosophie et théologie dans la période médiévale, Anthologie tome II, 468 pages

Philosophie et théologie dans la période moderne, Anthologie tome III, 492 pages

Édition du Cerf, Paris 2010, sous la direction de Philippe Capelle-Dumont

C’est un monument, cette grande anthologie de textes qui veut mettre en évidence les rapports entre philosophie et théologie à travers les âges. Elle comporte trois volumes consacrés respectivement aux périodes antique, médiévale et moderne (jusqu’au début du XX° siècle), en attendant un quatrième volume qui sera dévolu à la période contemporaine. Priorité y a été donnée aux textes, par la taille de police et le nombre de pages, même si chaque chapitre présentant un ou des auteurs ou un courant de pensée commence par une introduction, qui peut parfois prendre autant d’ampleur que les textes choisis eux-mêmes.

Chacun des trois volumes commence par une introduction générale qui éclaire le contexte de la période ; on lira notamment avec grand profit la présentation très éclairante et documentée que donne O. Boulnois sur l’évolution des rapports entre la philosophie et la théologie au Moyen-âge. « L’entretien infini », tel est le titre donné à ces pages qui pourrait indiquer l’esprit des trois volumes : dans leur diversité, les textes montrent à la fois la permanence, la richesse des échanges entre les deux disciplines et leurs métamorphoses : de mêmes ambitions et arguments s’empruntent, se croisent, se répondent, se retournent. Une parenté dans l’origine et les multiples liaisons dans l’histoire font de ces pages les balises d’une commune aventure du sens, se nourrissant souvent des mêmes symboles et des mêmes concepts. Tout au long des siècles, il y a débat, mais ce fait même suppose un accord de fond des protagonistes sur cette valeur fondamentale de la rationalité dans et par la discussion. Ainsi ce qui les unit peut être en même temps ce qui les oppose, dans un jeu qui ressemble souvent à un « je t’aime - moi non plus » : le balancier fait aller la complicité jusqu’à un certain mimétisme, qui peut se muer en véritable concurrence et une quasi identification par laquelle l’une absorbe ou résorbe l’autre. Il peut à l’inverse durcir la distinction et la répartition des domaines et des compétences en séparation qui peut aller jusqu’à l’ignorance et l’incompréhension mutuelle.

Il est évident que les rapports entre philosophie et théologie n’ont pas été thématisés en tant que tels par tous les auteurs cités. Mais il s’agit souvent davantage de montrer comment ils sont mis en œuvre dans leur façon de penser, à propos de Dieu ou du monde. La question du statut de la ou des (deux) vérités est naturellement un enjeu majeur du débat. Elle engage de part de d’autre la question de l’autorité au nom de laquelle on s’exprime, et donc une réflexion critique sur le langage tenu. C’est au fond un travail qui reste à poursuivre de chercher pour chaque texte les sources d’inspiration et le statut du vrai.

Le grand bénéfice de cette anthologie est d’aider à sortir des mutilations qui affectent la compréhension de notre histoire culturelle du fait de l’application anachronique de catégories toutes faites et d’idées préconçues. Nos conceptions actuelles de la philosophie et de la théologie, quelles qu’elles soient, ne sont pas à la mesure de l’évolution de ces deux dénominations ni des démarches qu’elles recouvrent. Il nous faut mettre en question les frontières que nous plaçons de façon dogmatique ici ou là pour défendre notre propre hiérarchie des savoirs. A approfondir notre lecture des textes, on se rend compte qu’on ne sait jamais complètement de quoi on parle, et au nom de quoi on porte les jugements. C’est parfois à fronts renversés que le débat s’effectue, le théologien militant pour défendre une ambition métaphysique de la raison contre un philosophe qui cherche la lucidité sur ses propres limites : un rationalisme qui abaisse la raison, et une foi qui l’exalte. En effet la frontière entre philosophie et théologie ne saurait être la même que celle qui séparerait raison et foi. Il y a de la foi dans la philosophie européenne et de la sagesse païenne dans la théologie chrétienne élaborée à l’école des Grecs. Foi et raison sont à l’œuvre des deux côtés… On peut se demander si l'histoire des deux disciplines ne prend pas la forme générale d’un gigantesque croisement qui se dessinerait au début de l’époque moderne : avant, la philosophie est du côté de la pensée païenne, anhistorique et centrée sur le cosmos, la théologie promouvant de son côté la conception biblique du salut de l’homme. Après le croisement, c’est la philosophie, œuvre nouvelle de croyants, qui promeut l’homme et l’histoire, tandis que la théologie, en réaction, se porte à la défense de la métaphysique classique héritée de l’Antiquité. Une telle évolution, à rebours des classifications apparentes qui l’occultent, explique qu’il y ait en permanence malentendu entre le philosophe et le théologien. Il se pourrait que chacun, en critiquant ou en méprisant l’autre, s’en prenne en réalité à quelque chose en soi-même. L’histoire montre que le divin a été pris comme objet par la philosophie, et que la doctrine chrétienne s’est elle-même considérée comme une philosophie. Que le théologien soit évidemment philosophe, c’est ce que la tradition de l’Église a toujours défendu, jusque dans le parcours canonique exigé pour la formation théologique. Que le philosophe soit théologien est devenu moins facile à reconnaître, il y faut l’audace iconoclaste d’un Nietzsche.

En réalité, l’établissement des frontières entre les deux disciplines est un enjeu politique et institutionnel. Il a été le fait de l’Église, de l’Université, de l’État moderne. C’est cette dimension qui explique les multiples rebondissements de cette histoire complexe. Elle traduit dans le champ intellectuel le jeu des forces à l’œuvre dans le corps social. Ici se situe la question de l’autonomie, celle qui sépare philosophie et théologie dans l’université naissante et qui est sans doute matrice de modernité. Mais « les concepts de séparation et d’autonomie sont pour le moins équivoques, voire historiquement inadéquats, pour dessiner les traits distinctifs de la modernité » (II, p.40), s’il fallait les opposer simplement à une unité médiévale rêvée : les sources de cette autonomie sont anciennes et plurielles, elles émanent de plusieurs résistances : d’abord, chez les philosophes grecs, celle de la pensée rationnelle vis-à-vis de tout pouvoir social, de toute doxa, des croyances imposées par la conformité ambiante et les mythes transmis. Ensuite, chez les auteurs juifs ou chrétiens, la résistance de la foi biblique à la vision cosmique holistique grecque. Puis, chez les maîtres de l’université médiévale, celle de l’étude des textes grecs contre l’empiètement de la puissance ecclésiale, résistance qui va se prolonger dans le dégagement de l’État moderne par rapport à l’emprise intellectuelle de l'Église. Aujourd'hui, de quel côté est la puissance, et où sont les conformismes d’opinion ?

Le fait même de parler de philosophie et de théologie comme de réalités différentes est ainsi chargé de toute une histoire, et de la tension que le christianisme a cultivée en lui-même dès lors qu’il se prétendait rationnel ou philosophique et qu’il refusait à la fois le fidéisme et le rationalisme. Comme on ne pouvait bien sûr concilier parfaitement les auteurs grecs et la Bible, tout était une question de style, de négociation, de rapport à l’autorité des uns et de l’autre, tous sous divin patronage, ménageant pourtant et du fait même de la tension une part décisive à l’interprétation humaine.

La foi comme la raison évoluent et font sens en contexte, contexte où chacune a rencontré l’autre. Cette rencontre n’est ni pour l’une ni pour l’autre demeurée extérieure, accidentelle et contingente, elle a été incorporée dans la démarche : elle est aujourd'hui, pour la philosophie comme pour la théologie, le tissu même de ce qu’elles sont. Par delà les frontières confessionnelles et institutionnelles, ni foi ni raison ne sont des réalités univoques. Peut-être ne peuvent-elles s’élucider davantage que dans leur débat ? Au fur et à mesure qu’il avance, les rôles que jouent les acteurs en s’identifiant au philosophe ou au théologien occultent de plus en plus leur commune appartenance et leurs mutuels emprunts. N’est-ce pas aux dépens de la lucidité ?

La difficulté d’un tel ouvrage tient à la nature même de son objet, et principalement aux changements de périmètre qui l’ont affecté sur la longue durée : philosophie et théologie ne désignent plus les mêmes réalités qu’il y a vingt siècles. Inévitablement un effet de recomposition rétrospective a conduit à privilégier tel auteur ou tel courant, en fonction de notre usage actuel des catégories. On ne peut ambitionner ici de chercher l’exhaustivité, et cela n’a pas donc pas grand sens de parler de lacunes ; on pourra s’étonner quand même des absences de Newton, Rousseau, ou Voltaire. Par ailleurs il était judicieux de faire commencer la théologie et évidemment aussi la philosophie avant le christianisme. Mais alors pourquoi en limiter de plus en plus le champ, sans le justifier ? Au fur et à mesure qu’on avance, on se limite à l’Europe chrétienne latine. L’Orient est complètement ignoré après la chute de Byzance. Il s’agit en fait de la philosophie et de la théologie occidentales, mais cela est-il censé aller de soi ? Le chapitre sur l’islam, en lui-même bienvenu et intéressant par les mises en perspective qu’il permet, semble paradoxalement déborder le champ couvert par ailleurs : pourquoi le monde juif est-il absent en dehors de Philon – Spinoza n’étant évidemment pas représentatif ? Un chapitre sur la pensée britannique classique (1640-1780) ne compense que partiellement la dominante continentale du panorama. Enfin la quasi absence de la théologie moderne pose question et mériterait analyse : qu'est-ce qui se joue là, alors que la philosophie est en plein renouvellement ? Plus généralement, les critères de choix des textes ne sont pas toujours homogènes, soit qu’on donne un socle de repères classiques et fondamentaux, soit qu’on cherche à faire connaître des textes moins connus en considérant les premiers comme déjà familiers.

Ces limites qui doivent être perçues n’enlèvent pas l’intérêt de l’entreprise, le bénéfice qu’on pourra en tirer, et l’impatience qu’on ressentira de pouvoir lire le quatrième volume.