Pouvons-nous confirmer la possibilité d’un savoir faire technique et scientifique au néolithique dédié à l'orientation lors des voyages à pieds à longue distance ?
La chercheuse C Delano-Smith* pose les bases d'une critique fondamentale publié dans l'article Cartography in Prehistoric Europe and the Mediterranean en 1987, pour aborder la problématique de la capacité d'abstraction que suppose une telle technicité et de l'absence de preuves tangibles. Or, nous souhaitons avancer une autre hypothèse. Celle d'un système d'orientation matérialisé sur des sites précis, et d'un language de signes répétés permettant un usage concret pour guider le voyageur instruit.
En l'absence de témoins et d’écrits il est pour l'instant difficile de se prononcer. Une technique et la mobilisation de principes fondamentaux comme les mathématiques ne laissent que des traces indirectes. Ces 'solutions' mises en oeuvre par les hommes doivent également répondre à des problématiques qu'il convient d'énoncer. Pourquoi développer un système d'apparence complexe, mettre au travail des personnes, réfléchir et inventer des façons de faire avancées, si on n'a pas un objectif commun, désirable et difficile à atteindre ?
Cette recherche vise à décortiquer ces questions à partir d'un exemple concret, non encore élucidé : la circulation des haches en jadeite alpine et son organisation en Europe.
On aurait en l'occurence un but avéré (Pierre Pétrequin et le projet JADE en témoignent de façon extensive) et qui a laissé de nombreux artefacts : l'extraction et la diffusion de haches en jadeite Alpine. Ces déplacements ont eu lieu, on rendu possible des trajets précis de haches, et représentaient une entreprise d'importance symbolique et politique critique dans la société de l'époque (Jeunesse, Cassen, Pétrequin). La congruence du phénomène mégalithique avec cette diffusion de haches donne une piste pour évaluer leur potentielle interrelation et proposer un rôle pratique à des lieux jusqu'à présent présentés comme 'religieux'.
Nous inférons de nos observations de terrain une série d'hypothèses sur la manière de réussir ces voyages à longue distance : après de minutieuses vérifications sur des cas pratiques, nous pensons avoir mis au jour un système de cartes gravées, un réseau de points de rendez-vous précisément positionnés, et des techniques d'orientation simples pour les relier.
Ces instruments et savoir-faire supposent qu'ils ont été constitués, accumulés et transmis, avec pas conséquent la possibilité de traces matérielles comme des lieux d'enregistrement et de transmission. On devrait trouver de véritables scènes pédagogiques (version protohistorique des auto écoles) où on apprendrait, avant de se lancer dans un voyage, à lire les panneaux indicateurs et à prendre les bonnes décisions sur la route. Or c'est ce type d'installations que nous pensons avoir par exemple autour de la Pierre des Trois Evêques (point de départ de nos investigations) .
De tels lieux doivent répondre logiquement aux 10 critères de sites mnémoniques (Kelly), car il est question d'y recevoir un enseignement technique, transmis oralement et appris par coeur, réservé à un petit groupe en charge d'une tâche importante dans la société. Il doivent en outre disposer de représentations satisfaisant les critères pour la présence d'une carte préhistorique tels qu'édictés par C Delano-Smith, et pour cela proposer un corpus de signes, répétés, congruents avec les discontinuités du paysage, qu'il convient de décoder à la manière dont A Anati (Conférences du Musée de l'Homme) l'a fait pour la période antérieure.
L’ethno archéologie, l'histoire de la cartographie, la sémiotique et l'expérimentation sur le terrain, à la manière de l'interprétation de la dale de St Belec (C.Nicolas & alii) en 2021 pourront nous montrer que certaines options ou 'schèmes' au sens de l'anthropologie de la nature de Descola, apparaissent comme communes aux hommes qui ont a accomplir ce même type de performance à travers le temps et l'espace, dans des conditions techniques identiques au néolithique : pas d'écriture, aucune vision aérienne, pas de voies aménagées. Et pourtant une capacité à produire des représentations à l'échelle et à les mobiliser sur le terrain.
On aura ainsi une proposition de non-généalogie des savoirs en matière d'orientation et de mathématiques appliquées à ces tâches, avec parfois des ruptures de transmission, et le constat que certains peuples reviennent à un régime où la science des voyages se résume à une suite de 'péages' notée linéairement, quand d'autres maitrisent des parcours inouïs à partir d'un savoir profondément établi et matérialisé par des agents cartographiques (JH Genz sur la navigation dans les Iles Marshall). Nous plaçons le néolithique Atlantique dans cette seconde catégorie avec de sérieuses indications de savoir-faire et d'installations adaptés au besoin de voyage en très petits groupes à pieds. En Amérique du Nord des recherches similaires (méthodes et résultats) évoquent également un savoir faire expert dédié à un réseau de transport de bien à forte valeur symbolique.
Cependant on restera attentif tout au long de ces travaux à rester conscient de nos préconceptions, non pas sur l'incapacité de nos proches ancêtres à réfléchir exactement comme nous, mais sur l'usage que nous même nous faisons des sciences pour établir si à l'époque ils avaient une vision scientifique de leurs interactions avec l'environnement. Comme le montre l'historien des mathématiques W Wildeberg, l'intrication des propriétés 'naturelles' des mathématiques, en particulier des concepts de la géométrie sphérique dont nous héritons et des voyages sur le globe aux époques reculées ont pu en effet être à l'origine même de la science que nous utilisons pour conduire cette recherche.
*Catherine Delano-Smith a sollicité l'auteur de ce site, Thomas de Charentenay, pour produire un article dans sa revue Imago Mundi. The International Journal for the History of Cartography. Article soumis et revu par le comité de lecture en juin 2021. Non publié.
Extrait de Interprétations sociales des transferts de grandes lames polies en jades alpins dans l’Europe néolithique - Estelle Gauthier et Pierre Pétrequin
>> projet de recherche
A la recherche d’une sémiotique de la culture néolithique. Herméneutique par abduction et couplage, sur le chemin des haches en jadéite alpine
https://www.theses.fr/s379661
Première intervention au cours du colloque "Scène()" à l'Université Lyon 3 en 2023, Vers une cartographie sémiotique du vocable "scène(s)". Sur le thème "Une ‘scène pédagogique’ au néolithique ?"
>> Lien vers le poster présenté
On a tenté de mettre en forme un projet de recherche en épistémologie, visant à étayer et critiquer les hypothèses présentées autour de l'interprétation de la Pierre des Trois Evêques. Articuler ces éléments sous forme d'un projet de thèse a permis d'identifier les champs scientifiques à explorer et les ressources disponibles.
L'approche s'en trouve déployée comme une enquête par abduction sur un corpus de signes (Peirce, Eco) composé d'installations matérielles, de gravures sur pierre, mais aussi de principes géométriques et de mesures standard qui ensemble créent un système, un continuum dont la finalité (la facilitation d'échanges) aurait laissé pour trace quelques artefacts tangibles.
Le choix de l'épistémologie se fonde sur le caractère disruptif des propositions, remettant au centre les compétences scientifiques, mathématiques en particulier, de l'homme du néolithique, et tente de mettre à jour notre point de vue sur l'état des savoirs à l'époque.
Le cadre philosophique interroge plus généralement la logique du raisonnement inductif de l'explorateur qui d'observations / étonnement, en intuitions / interprétations d'indices, puis de modélisations en vérifications de terrain, dévoile les contours d'un système de représentation inaccessible immédiatement à notre compréhension mais pourtant 'là posé devant'.
Il interroge également sur les traces laissées par nos ancêtres lors de la mise en place de ces systèmes, et de la distribution géographique des savoirs que notre enquête met au jour. Comment ces référents conceptuels ont été "construits, fixés et discutés dans cette communauté ? " (Paolucci)
"A cognition (sign) can illuminate its object under a certain respect or capacity only by referring to previous cognitions in the absence of the object. Such previous cognitions always contribute in structuring the particular point of view by which the cognition stands for his object and illuminate it under a certain respect. Peirce calls interpretants these previous (or following) cognitions that determine “the cognition which is present to the mind”. He will describe these interpretants not as some entity located in the individual’s mind, but as something culturally and intersubjectively distributed in the community (see CP 5.311). Thus, if thinking means building cognitions that stand for the objects and illuminate them in some respect, and if the particular way in which cognition illuminates its objects is always determined by interpretants (previous or following cognitions in the absence of the object that are validated inside a community), for Peirce it will become fundamental to enquire into the way through which interpretants are build, fixated and discussed by the community. The pragmatism of Peirce is exactly the theory devoted to answer this question."
in The “External Mind”: Semiotics, Pragmatism, Extended Mind and Distributed Cognition - 2011 - Claudio Paolucci - University of Bologna
Pistes méthodologiques
A la recherche d'une méthode - Pierce - publié en 1993
Semiotica e filosofia del linguaggio - Umberto Eco -1984
The “External Mind”: Semiotics, Pragmatism, Extended Mind and Distributed Cognition - 2011 - Claudio Paolucci - University of Bologna
Comment on invente les hypothèses : Peirce et la théorie de l'abduction - Frédéric Roudaut - 2017
De la sémantique structurale à la sémiotique des cultures - François RASTIER - 2017