Témoignages

La parade

Capitaine THIBAUT

Médénine le 24 janvier 1916 (*)

Mon cher Albert

Ce matin j’ai commandé pour la première fois une parade d’exécution. Oh ! ce n’est guerre compliqué ; c’est toujours imposant la première fois qu’on la voit. Voilà pourquoi le règlement prescrit que tous les jeunes soldats de la garnison doivent assister à la première parade d’exécution, c’est pour frapper leur imagination et pour donner l’exemple.

Voilà en quoi consiste ce matin la parade. J’avais un détachement de toutes les troupes de la garnison que j’ai disposées en carré dans l’ordre de bataille, c’est à dire, tambours et clairons, Zouaves, 126e Territorial, Infanterie d’Afrique, Tirailleurs, Spahis, Trainglots.

Le condamné, qui en l’espèce était un Joyeux condamné pour refus d’obéissance et insultes envers un supérieur a été amené dans le carré où je me tenais à cheval, ayant le greffier à côté de moi. Je lui donne l’ordre de s’avancer seul à 10 pas de mon cheval et de se découvrir. Je fais présenter les armes, je fais ouvrir le ban, et je donne l’ordre au greffier de lui donner à haute voie la lecture du jugement. Lecture faite, je fais fermer le ban, reposer les armes et le condamné défile devant les troupes sur les quatre faces du carré ; après quoi, il est livré à la gendarmerie et reconduit en prison. Voilà mon cher enfant à quoi conduisent les mauvaise réponses et les refus d’obéissance ».

(*) Carte adressée par le capitaine Thibaut du 126ème RIT en Tunisie, à son fils Albert Thibaut, alors que ce dernier est sur le front de l’Ouest à Verdun – voir le témoignage suivant.

Mourir à Verdun

Albert THIBAUT

Souvent il m’est demandé si j’ai tué beaucoup d’Allemands au cours de ma guerre, soit dans la bataille de la Somme en 17 soit à Verdun peu après, où d’ailleurs j’ai été blessé gravement. C’est une question à laquelle je ne peux pas répondre. Il faut comprendre que dans la tourmente des combats, au milieu d’éclatements et de sifflements de projectiles de toutes sortes, dans une tranchée battue par l’artillerie, qui plus est, souvent aveuglés par la pluie battante ou le brouillard, ou dans la nuit noire, il était bien difficile de distinguer une cible toujours fugitive et mouvante. L’Allemand, comme nous d’ailleurs, n’allait pas s’attarder à découvert sur le terrain. Et si par hasard une occasion d’un tir se présentait, jamais nous ne savions s’il avait atteint son but.

En fait, le plus souvent la mort intervenait, pour les uns comme pour les autres, à l’occasion de pilonnages d’artillerie de tout calibres, sans qu’on puisse dire qui mourrait sous le déluge de feu. L’artillerie ne cessait de tirer pendant des heures, parfois des jours. Le terrain bouleversé, labouré, creusé, haché par la quantité d’obus qui s’abattait, laissait peu de chance à se sortir du danger de mort. Ce sont ces journées de peur sous les combats d’artillerie titanesques où bien de mes camarades ont été tués à mes côtés et dont je me souviens avec tristesse. J’ai eu de la chance de me sortir vivant de cet enfer : Verdun.

A Perpignan le 24 janvier 2004 (*)

(*) In memoriam - Albert Thibaut est décédé en 2004 à l’âge de 104 ans (Voir son premier témoignage dans notre Tome I).

Le Poutou

Blanche Schmitt-Berthier

mère de notre ami sculpteur Alain Fous

En juin 1919 les organisateurs avaient décidé des emplacements des personnalités invitées pour la fête de la Victoire.

Cela se passa en partie sur le quai face au Grand Bazar (aujourd’hui les Galeries Lafayette), depuis le petit pont en briques en dos d’âne sur la Basse, face au Castillet et le Haut du quai Vauban d’un côté, de l’autre la rue de la Têt.

Le Maréchal [Joffre] sur le trottoir adossé à la rambarde du quai, ainsi que toutes les personnalités, cela faisait beaucoup de monde.

Le Maréchal regardait vers le bazar placé en face de la porte centrale. Sur le trottoir du bazar étaient placées plusieurs rangs de délégations féminines, jusqu’au coin du [l’actuel] boulevard Clemenceau, donc sur la droite du Maréchal.

Sur sa gauche, la rue du Rempart Villeneuve à son départ était obstruée sur toute sa largeur par un podium faisant une sorte de large palier aux larges marches qui devaient recevoir des élèves des écoles, collèges et pensionnats féminins catalans, toutes en costumes et coiffes de dentelle.

A l’époque la coiffe catalane se portait encore beaucoup. On voyait, souvent en ville, des dames d’un certain âge circuler avec leur coiffe de dentelles (faites de points de rendu) habillées de noir et quelque fois avec un châle brodé sur tissus soyeux. Maman avait une amie qui avait toujours porté la coiffe de dentelle. Elle me prêta sa plus belle.

Vint le matin du jour dit de me coiffer et m’habiller du costume catalan et de m’accompagner au rendez-vous. On nous installa sur cette sorte de podium à étages qui obstruait la rue sur toute sa largeur. Nous devions être plus d’une cinquantaine [d’élèves]. Comme j’étais la plus grande on me plaça sur le dernier palier. J’allais sur mes quinze ans. J’avais la taille de 1,72 mètre. Ainsi on me voyait de loin.

C’est comme cela que je fut remarquée… et fort intimidée lorsque le Maréchal me désigna et envoya son officier d’ordonnance me chercher.

Il me donna son bras pour m’accompagner vers le Maréchal. J’aurais voulu rentrer sous terre pendant une trentaine de pas. Le Maréchal fit un petit discours, dont je ne me rappelle rien et m’embrassa sur les deux joues en disant très fort : « Aujourd’hui j’embrasse le Roussillon sur la plus belle de ses filles… ».

Et l’officier me donnant le bras me raccompagna à mon perchoir sous les yeux de mes compagnes et des invités. Depuis cela a été un souvenir merveilleux et cela le reste encore.

A Perpignan, novembre 2004

L’Absent

Témoignage recueilli et retranscrit

par madame Jean-Paul Sivieude (*)

En août 1914 j’avais 16 mois. Mon père a été porté disparu en mars 1915, puis retrouvé en novembre 1915, tombé sur les fils de fer barbelés. Son frère Jean a été tué en Mars 1916, un an après lui. Ma mère m’a dit qu’il n’était jamais revenu en permission. Pourtant il y avait une photo de lui, en militaire, dans ma chambre. Elle est restée accrochée au mur toute mon enfance et toute ma jeunesse. Si bien que cette image est devenue en moi une réalité et tout le long de ma vie, tantôt je pensais n’avoir jamais vu mon père, tantôt j’étais persuadée de l’avoir connu.

Dans mon imaginaire enfantin parfois même j’ai l’impression de le voir arriver et de me tendre les bras. Je le vois me tendre les bras – tant je l’ai désiré – je ne le vois pas me prendre dans ses bras et m’embrasser parce qu’au fond de moi je sais que ce n’est pas vrai. Les rêves et les désirs des enfants ont leur propre censure.

Tous les soirs je disais ma prière avec ma mère, cependant si jeune je ne parle pas correctement. A la fin de la prière je disais, paraît-il « bonsoir maman chérie, bonsoir a pa chéri ».

Avant la guerre mon père et son ami Durand, qui est devenu après la guerre libraire à Prades, travaillaient tous les deux chez Oriol et Ramone confiseurs. Ils avaient pour projet de s’associer et de fabriquer, ensemble, des tourons. La guerre en a décidé autrement.

« Nous serions devenus riches, ton père était si vaillant » a toujours dit ma mère.

Autour de moi on parlait toujours du front qui avançait et reculait. L’enfant que j’étais : trois ans, quatre ans, cinq ans avait du mal à imaginer le front d’un visage avancer et reculer. Cela a dû me frapper puisque à 90 ans je m’en souviens encore.

Et l’Armistice est arrivée.

J’étais à 5 ans et demi pensionnaire au Jardin d’enfants, rue de la Main de Fer. Ma mère étant obligée de travailler pour subvenir à nos besoins. Elle vendait des machines à coudre Singer, sans voiture pour transporter le matériel, sans salaire minimum garanti et sans aucune aide Un jour à midi, les cloches de la cathédrale Saint-Jean ont sonnée à toute volée : « C’est l’Armistice ! », tout le monde sautait, riait, chantait. Nous étions dans la cour d’honneur, je m’y revois encore, et me suis mise à pleurer devant cet éclatement de joie.

- « Pourquoi ? » m’a-t-on demandé.

- « Parce que moi, mon papa est mort ! »

Et je suis devenue « Pupille de la Nation », un titre dont j’ai été marquée toute ma vie

Un autre souvenir d’enfance, c’est le noir, le noir de deuil. A cette époque même les enfants portaient le deuil. Or j’allais au patronage à la rue Paul de la Mer, chez les Filles de Charité, les Sœurs de Saint-Vincent de Paul. Il y avait un ouvroir où les grandes confectionnaient des tabliers. Moi j’étais turbulente. J’aimais la vie. Or je portais un tablier noir. Pensez si j’étais heureuse lorsqu’on m’essayait un tabler de couleur. Imaginez ma tristesse lorsqu’à nouveau j’enfilais mon tablier noir… Normal puisque mon père était mort à la guerre. C’était le respect des morts à l’époque.

En grandissant j’ai vécu les brimades d’enfants, des déceptions, les problèmes de la vie…A chaque fois je me disais : « Si j’avais mon père, ça, on ne me le ferait pas ! ».

Toute ma vie cette absence, cette privation ont été pour moi une grande souffrance.

A Perpignan, mars 2003

(*) « J’ai été émue de voir à quel point, ma belle-mère – 90 ans au 6 mars 2003 – évoque ses souvenirs avec autant d’émotion et de larmes sincères »

N.D.L.R Madame Sivieude, mère, à ce jour est donc âgée de 92 ans.

Le sous-marin

Témoignage recueilli Ange Mazzuca

Sous l’occupation allemande, dans notre département, à Port-Vendres, Honoré Prats et son équipage sont réquisitionnés à bord d’un remorqueur pour les différentes manœuvres dans le port.

En 1944, le 31 juin, à quelques encablures de Port-Vendres, un sous-marin français, le Cury, fait surface et tire au canon sur des objectifs allemands causant de sérieux dégâts.

Ordre est donné au remorqueur de relever le câble d’acier sécurisant le port, afin de permettre aux vedettes allemandes d’attaquer le sous-marin.

Mais, volontairement, Prats et son équipage laissent tomber le câble à l’aplomb de l’hélice du remorqueur, retardant ainsi la sortie des vedettes allemandes, et permettant au sous-marin de prendre le large.

Honoré Prats réussit à convaincre les autorités allemandes que la fausse manœuvre de son équipage était due aux circonstances exceptionnelles et à la précipitation. Il échappe de justesse au peloton d’exécution… à 92 ans Honoré Prats habite toujours à Port-vendres et se souvient encore.

A Perpignan mars 2003