Thierry Machuel

Ensemble d'oeuvre : DARK LIKE ME, op. 18, pour grand chœur mixte

PAROLES CONTRE L'OUBLI, op. 57, pour chœur de chambre à voix mixtes

AMAL WAQTI, op. 61, pour mezzo-soprano et cornet à bouquin

KEMURI, op. 40, pour chœur d'enfants, ténor solo, accordéon et gongs chromatiques

LEÇONS DE TÉNÈBRES, op. 59, pour trio à cordes

Sommaire des cours :

I. Éléments de biographie

1. Biographie

2. Références

3. Le rapport à la voix / chœur

4. Ses œuvres

5. Les œuvres au programme

II. Dark Like Me

Dark Like Me, op. 18, pour grand chœur mixte

Seul Afraid et Homesick blues sont au programme.

1 - ▶ Strange Fruit

2 - ▶ Brass spittoons - Puzzled

3 - ▶ Afraid - Homesick blues (extrait imposé)

4 - ▶ Daybreak in Alabama

5 - ▶ Dream Variation

1. La communauté humaine du choeur

a) Projet

Thierry Machuel :

Découverts dans une anthologie de poésie Noire américaine il y a de cela près d’une vingtaine d’années, les poèmes de Langston Hughes m’avaient immédiatement frappé. Leur ton prenant, la réalité sans fard, l’expression à la fois dense, rigoureuse et profondément émouvante m’apprenaient à l’époque une manière de penser la poésie tout à fait nouvelle. Cela que je cherchais, la beauté sertie dans le réel, était là sous mes yeux. Je n’avais plus qu’à me mettre au travail… Ce ne fut pas facile pour autant. J’avais encore peu d’expérience des montages de textes : juste celle de Voir et Ensemble, cantates pour lesquelles j’avais réuni des textes de Guillevic puisés dans plusieurs recueils, plusieurs décennies d’écriture. Ces premières tentatives m’avaient conforté dans la direction des « livrets-tableaux », la mise bout à bout de poèmes d’un même auteur mais de recueils différents, tissant par moi-même une histoire en contrepoint des histoires puisque, d’un poème à l’autre, le livret finit par dessiner quelque chose qui n’était pas présent au départ, et qui ressort peu à peu comme une trame, un maillage auquel la musique va désormais concourir. Destinée au Jeune Chœur de Paris, l’œuvre devait répondre à la demande de Laurence Equilbey, qui voulait un « hommage à ». J’ai dédié cet hommage à Billie Holiday, dont le talent d’interprète est aussi créateur dans Strange fruit. Sans m’étendre sur la genèse de cette chanson célèbrissime, disons que là encore, la force d’expression m’a entraîné : j’ai souhaité tout de suite en faire une variation pour chœur qui serait l’introduction – obligatoire – de Dark like me, et présenterait ainsi toute la suite chorale comme une rêverie dont Strange fruit serait le cauchemar ultime. [...] La nécessité de créer des contrastes vifs entre les tableaux m’a imposé l’ordre des poèmes autant que celui des écritures musicales. Mais aussi, comme toujours, avec des ajustements en cours de composition, car chaque nouveau choix détermine le suivant et ainsi de suite. Donc, choisir de donner à l’introduction un caractère d’immobilité, de suspension, a eu la conséquence de donner à Brass spittoons un caractère expressionniste, enlevé, presque joyeux. Il n’était évidemment pas possible de demander à tout un chœur une intensité du dire comparable à celle de Billie Holiday, déjà inimitable pour une seule et même personne. J’ai donc dû repenser tout cela, reléguant la mélodie de Lewis Allan à l’arrière plan bouche fermée (mais elle ne cesse jamais d’être là) pour fabriquer une sorte de bloc vocal en grisaille, d’où parfois s’élève une plainte déjà presque étouffée. Les mots sont psalmodiés sans affect par des spectatrices médusées, la chose est trop horrible pour pouvoir être chantée. Pourtant, peu à peu les voix se lèvent, puis la polyphonie se fait plus forte et l’on rejoint très brièvement la mélodie d’origine, pour un climax en double chœur, avec deux blocs harmoniques qui se heurtent violemment. Le tout cesse comme un cri interrompu, et le chœur entame une série de réservoirs descendants que j’ai travaillés pour donner le sentiment d’une parole bégayante : tous les « for the … » employés dans le poème sont remis ensemble comme une litanie, puis, les images disparaissent l’une après l’autre, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que « for the wind », répétée longtemps. On finit sur une nouvelle montée, de bouche fermée à « ô », où les hommes rejoignent l’aigu de leur tessiture afin d’atteindre le maximum de puissance, tandis que ce qui reste du texte, psalmodié par les femmes, se trouve dans le grave et prend en voix de poitrine une intensité douloureuse, impuissante à exprimer le cri. Le démarrage de Brass spittoons est brutal. Une voix de contremaître nous réveille par un ordre lapidaire, et la musique commence. Un sifflotement nous rappelle peut-être la chanson précédente, tandis que l’énoncé des noms de grandes villes, rythmé, suggère que l’on est dans un train, regardant défiler des paysages derrière une vitre. Les « ne ne ne » très légers donnent une sensation de défilement qui reviendra dans Homesick blues, quoique de manière différente. [...] Puzzled permet aux chanteurs de se reposer avec un peu de voix parlée, dans un effet de foule qui ne doit pas être revendicatif : il s’agit de conversations de rue, rien de plus, avec des nouvelles qui semblent provenir d’une presse toute récente : la hausse des prix, les taxes, dont les plus pauvres font les frais. Le chant qui en surgit soudain (Afraid) est à la mesure de la frustration ressentie. Le magnifique poème Homesick blues m’a semblé tellement en réponse d’Afraid, que je me souviens avoir composé l’ensemble de la polyphonie très rapidement, sans me poser de questions … dans le métro parisien. J’ai été porté par le texte comme rarement, et l’idée du contrepoint en imitation du train – du temps ? – qui passe m’est venue physiquement, par les secousses ressenties entre les stations, et les images qui défilent à des vitesses différentes selon que le regard se pose sur le proche ou le lointain. Bien sûr le solo de soprano qui suit nous libère soudain de toute cette complexité, ainsi que de toute tension vitale : il s’agit encore d’un rêve, mais heureux (d’un poème incroyablement généreux), dans lequel j’ai souhaité que la soprano, Billie donc, soit celle qui éveille les êtres autour d’elle, qui crée l’harmonie, qui compose la vie comme on écrit une partition. C’est pourquoi ce sont les notes qu’elle chante qui se propagent à tout le groupe et réveillent les consciences. Après cela, il fallait une conclusion où tout le monde s’approprie son rêve, afin qu’elle-même puisse se retirer, sa mission accomplie en quelque sorte. Le texte de Langston Hughes que j’ai choisi pour cette conclusion est très touchant, il dit à peine, chacun peut se l’approprier, le penser pour soi. J’ai placé ce poème sur une mélodie chantée par les hommes et les femmes, comme un premier choral simple qui s’appuie sur un second, à quatre voix cette fois, énoncé avec quelques mots du fameux discours de Martin Luther King, tandis que les solistes donnent un léger frémissement à l’orchestration vocale. Billie Holiday reprend la parole à la toute fin pour les derniers mots du texte et finit seule : elle retourne dans l’ombre, le rideau est tombé, mais son témoignage subsistera.

b) Les textes

Textes de Dark Like Me :

2) Analyse

a) Afraid

Afraid est un chant sur la solitude, la nuit et la peur. C'est un tableau très court, qui va s'enchainer avec Homesick blues.

Caractéristiques :

  • Tonalité de do#min (mais avec un ré bécarre)
  • Pulsation ternaire (évocation du blues),
  • Mélodie qui débute par un intervalle tendu de triton (sol# - ré), mise en valeur de "cry", et se termine par le triton opposé ré - sol# sur "afraid",
  • Silences dramatiques entre chaque phrase,
  • Pédale de sol# tout du long, donne un sentiment de fixité, d'immobilité,
  • Homorythmie.

b) Homesick blues

Chant qui parle du désir de retour vers le sud, de la nostalgie des origines. C'est un chant sur le voyage, sur l'ailleurs, mais dans un climat mélancolique, de souvenirs.

Caractéristiques :

  • Pièce proche du blues : mesure ternaire, mélancolie, grille à 3 accords I, IV, V en do# mineur (mode de la transposé sur do# -sans sensible-),
  • Structure simple (AA'B) avec des carrures très strictes de 4 mesures,
  • Progression dynamique vers l’aigu,
  • Le thème passe des barytons aux sopranos,
  • L’effectif choral s’amplifie tout le long de la pièce,
  • Effet de crescendo par paliers,
  • Trame chorale d’accompagnement en relais et diminutions rythmiques évoquant le départ, l’accélération et de « roulis » du train,
  • Brouillage harmonique par tuilage (la fin d'une phrase enjambe le début de la suivante) dans l’enchainement des phrases, amplifié par l’acoustique réverbérante,
  • Fin suspensive sur ½ cadence en sol# pour enchainer avec Daybreak in Alabama en lab.

III. Paroles contre l'oubli

1) Le chant choral, expression de la vie réelle.

a) Projet

Paroles contre l'oubli fait suite à une œuvre antérieure, Les Nocturnes de Clairvaux op.49. Les Nocturnes sont des chants sur des textes de détenus de la Prisons Centrale de Clairvaux (détenus condamnés à de longues peines), mêlés à des Psaumes, des moines de l'Abbaye de Citeaux. La prison Centrale de Clairvaux était en effet, avant la Révolution française, une abbaye, celle de Clairvaux. Les détenus sont enfermés dans une prison, mais aussi dans une ancienne abbaye ! C'est donc une œuvre qui parle de l'enferment (carcéral et monacal) et du rapport au temps qui passe.

Le projet de Paroles contre l'oubli est différent. Le compositeur nous l'explique :

Alors que les Nocturnes récemment inaugurés consistaient en une plongée dans les mondes carcéral et monastique, le besoin se faisait ressentir d’un autre regard à offrir au public, plus accessible : le thème de l’oubli et du passage inexorable du temps, qui nous concerne tous, m’a fournit la matière pour un travail musical presque à l’opposé du premier. Autant, dans les Nocturnes, je me suis efforcé de restituer en musique ce temps carcéral dont parlent tous les enfermés, sans limite perceptible, autant pour les Paroles contre l’oubli j’ai privilégié la brièveté, l’instantané, comme un portrait photographique de chacun des auteurs. Dix Paroles, dix miniatures. Sans autre lien entre elles que celui du contraste nécessaire, là encore, d’une figure à l’autre.

Les Nocturnes et Paroles contre l'oubli ont fait l'objet d'une vidéo, sortie en DVD en 2009, sous le titre Or, les murs :

Paroles contre l'oubli est donc une œuvre exclusivement centrée sur la parole des détenus, dont voici les textes.

b) Textes

T. M. : "J’ai placé les textes dans un ordre permettant une entrée en matière sans heurts. En ouverture, celui de Pierrot ne cite pas la prison, tout le monde peut s’y reconnaître. L’écriture chorale en miroir entre les voix de femmes et les voix d’hommes épouse les intentions du texte jusqu’à « donnez-moi autre chose que le vide » où les lignes vocales plongent depuis le suraigu jusque dans le gouffre du grave en quelques secondes. Puis les voix reprennent leur dialogue mélancolique, miné par l’oubli."

I : "L'oubli"

Ecoute

Dans le miroir du temps se reflète un visage

que les doigts recherchent pour lui donner un âge.

On fouille le passé, implorant le repère,

tout paraît cassé, le regard s'y perd.

Donnez-moi autre chose que le vide,

je refuse l'image de ces rides,

tout ce que je vois me blesse,

rien ne me rappelle ma jeunesse.

Pourquoi tout s'est enfui,

ma mémoire est dans l'oubli !

Pierrot

T. M. : "Juste après, le texte de Jacky S. développe explicitement cet oubli, double : celui des autres vis-à-vis de soi, et le sien propre, identitaire cette fois. Une longue monodie porte ce long poème, dans une descente perpétuelle qui traverse tour à tour la tessiture des femmes, puis celle des hommes."

II : "J'avais une vie de rêve"

Ecoute

J'avais une vie de rêve,

beaucoup de gens qui m'aimaient. Depuis toutes ces années,

ça a bien changé.

Plus de nouvelles,

à part de temps en temps.

Ça s'est réduit au néant.

Qui j'étais,

je commence à l'oublier.

Tout mon passé

n'est plus qu'un vague souvenir. Je ne me rappelle

presque plus rien.

Tous les proches sont partis.

Je fais partie de l'oubli.

J'ai oublié moi-même

qui j'étais.

Je n'ai plus

tous ces sons familiers à mes oreilles. Il ne me reste

que le son des verrous.

Où sont passés

le bruit des oiseaux de mon enfance,

l'aboiement des chiens?

Même le vent,

je ne l'entends plus.

J'ai oublié tout ça

pour me retrouver dans ce silence.

J'entends le silence.

Jacky S.

T. M. : "Le court texte d’Éric est comme une brève remontée vers la lumière, à l’inverse du chemin précédent. La musique est fuyante, insaisissable comme son auteur."

III : "Tapi dans l'obscurité"

Ecoute

Tapi dans l'obscurité

Telle une ombre ...

luttant pour sa survie

Suspendu au filament de la mémoire

Un son.... un parfum... une saveur exaltante.

Un réflexe pour que la lumière jaillisse.

...

Éric

T. M. : "Le texte en basque de Kirru est traité avec un rythme de marche, exprimé bouche fermée, comme avec difficulté, dans une polyphonie à six voix qui ne module jamais, paysage désespérément immuable."

IV : "Egunero"

Ecoute

Egunero lanera bidean

kartzelaren aurretik pasatzen naisenean

eta egunero

ez nuen ulertzen

nola ulertzen dugun

hau guztia. Eta orain,

orain barruan nagoela,

oraindik ez dut ulertzen.

Kirru Tous les jours

j’allais au travail

en passant devant la prison

tous les jours,

et je ne comprenais pas

comment comprendre tout cela

et maintenant

maintenant que je suis dedans

je continue à ne pas comprendre.

T. M. : "Avec Franck, j’ai enfin pu donner au milieu de ces portraits une touche d’humour, à défaut de légèreté. La grinçante dérision de son propos me permet d’installer chez les hommes un ostinato d’accompagnement à deux voix quelque peu goguenard, sorte de pompe déglinguée, simple en apparence mais redoutable de difficulté, tant pour la justesse que pour la coordination rythmique. Les voix supérieures ont un mode différent, avec une théâtralité marquée. L’écriture se renverse plus loin pour aboutir à la « défaillance humaine » à partir de laquelle notre mécanique s’interrompt, laissant place aux angoissantes affirmations sur le néant. La fin se noie dans un accord polytonal."

V: "Les affres de l'oubli"

Ecoute

Nous pourrions en dire des choses

... le concernant

On pourrait essayer d'expliquer

son raisonnement, version psychanalyse ...

Mais non restons réaliste simpliste ...

Il s'invite ou on l'invite, l’oubli.

C'est une échappatoire, une défaillance humaine.

Il repose comme il énerve,

on le recherche ou l'on s'échappe d'un embarras avec lui.

Il est bien l'oubli, c'est un néant, pas bien méchant.

Que dire d'autre de lui ...

C'est déjà un oubli.

Franck

T. M. : "Cette disparition en un cluster tenu jusqu’à l’effacement des voix marque un basculement du cycle vers une tout autre réalité [...]"

VI : "Ces âmes nos âmes" AU PROGRAMME

Ecoute

Ces âmes, nos âmes, nourries dès l’apparition du jour

jusqu’au recouvrement nocturne, de ce que les illusions

servent par désir de quelque chose qui s’émiette et se

poussièrise, n’apaise jamais et a faim de néant.

Voisines au cours des repas aux couverts argentés

d’orgueil, des sœurs macabres qui leur parlent par

intermittence l’idiome des mirages et celui de l’éphémère.

Vagues, hallucinées par les rêveries d’un destin peint de la

fluorescence des poésies déclamées dans les vallées de

l’égarement

...

Elles auraient glissé avec fluidité et sans obstacle,

enveloppées d’une sensation de tendresse doucement

mensongère, vers la demeure de l’oubli et de la

perdition...

Etape ultime, franchissement irréversible, gouffre des

naufragés ... emportant le souvenir de leurs passages et

de leurs œuvres désertiques, cailloutés de passions qui

pèsent sur le profond et interminable enfoncement dans

une mémoire qui ne parlera qu’autour d’une balance

dressée. Nul pour percevoir dans l’intérieur de leurs

habitacles corporels, des cœurs cernés, enchaînés,

cadenassés et scellés jusqu’à ce que toute formule

prétentieusement magicienne ne puisse briser le

moindre maillon…

Des âmes, des hommes qui courent sur le tracé d’un

chemin…

S-M.

T. M. : "Après le monologue étouffant de S.-M., le texte d’Adrien V.B. sonne comme un appel d’air. Mais il est tout aussi désespéré. La formule obstinée des voix d’hommes, « respirer » puis « oublier » sur deux notes, fait un lien musical entre ces mots et nous prépare à la conclusion, « on ne peut pas oublier de respirer », où le ton se durcit."

VII : "Les parfums enivrants"

Ecoute

Je veux oublier ces parfums enivrants,

ce vent qui traverse les barreaux

de ma cellule

pour me rappeler

mes années de liberté.

...

Je veux oublier ...

mes pensées ...

son visage.

J’aimerais oublier

tout simplement la vie,

mais on ne peut pas oublier

de respirer !

...

Adrien VB

T. M. : "Après, nous arrivons aux textes les plus violents. Dumè A. d’abord, le « condamné à vie ». Son caractère mutique dans la vie courante, et celui, excessivement lyrique, de son poème, m’ont conduit vers une forme très contrastée, morcelée à la manière d’un motet. Plusieurs écritures s’y succèdent afin de restituer les images le plus fortement possible : prise de parole commune à tout le chœur avec une violence saccadée, resserrement des voix autour des mots « qui peut me répéter… », et surtout l’effet d’étouffement de la polyphonie, à partir d’une triple octave qui mot après mot se remplit, les notes s’empilant depuis le grave jusqu’à l’aigu comme des pelletées de sons atteignant la saturation sur « …où tout se resserre ». Le solo de basse qui succède est accompagné par le chœur bouche fermée, mais les tensions n’ont pas disparu."

VIII : "Dans le fracas des souvenirs"

Ecoute

Dans le fracas de mes souvenirs,

Je sens mes pensées s'emmurer

Sans même les sentir

Serait-ce une façon de les oublier?

Repoussant ma réalité

En écoutant les termes, là où je souris

Qui peut me répéter

Que je suis condamné à vie!

Paradoxe des mots,

Quand on vous enterre,

Dans l'ombre des murs où tout se resserre.

Je perds mes plus belles images

Mon esprit s'égare dans un nuage

Mes rires n'ont que la couleur du gris

Ils se cognent au froid de l'oubli

Dumè A.

T. M. : "Avec Régis S., nous abordons la violence à travers un langage plus littéraire, longuement pensé. Il y a du recul, de la distance chez cet auteur. Une forme de philosophie, qui nous interpelle d’autant plus vivement que le cheminement intérieur des mots sera long. J’ai choisi deux textes parmi beaucoup d’autres, et les ai mis en regard, l’un aux voix de femmes, chanté souplement, volontiers vocalisé, l’autre aux voix d’hommes, plus raide, homophone. Il s’agit de préparer l’arrivée sur ce mot incroyable, ce rejet à la fin du poème et donc de la partition, « insignifiantifié », au moment où l’autre poème arrive sur les mots « est-ce que tu t’en soucies ? ». Pas de violence musicale donc, juste ce double choral mettant en valeur les correspondances entre les deux textes."

IX : "Jusqu'à ton nom"

Ecoute

Jusqu’à ton nom

S’en est allé,

Ultime fragance

D’essence,

D’identité Ensevelie

Au plus profond

D’on ne sait quel tréfonds.

Et te voici réduit

À non-étant,

Dénié dans ta réalité,

Piètre fragment

D’humanité Insignifiantifiée.

Et me voilà

Enfermé dans l’oubli

Maintenant que tu es partie,

Avec pour reliquat

Le non-choix

Nostalgie ou furie,

Est-ce que tu t’en soucies ?

...

Régis S.

T. M. : "Pour conclure ce cycle de portraits - qui a pris finalement de vastes proportions (près de 25 min) - je ne voyais rien de plus approprié que le texte d’Agustin F.A.. D’abord, pour évoquer cette liberté dernière du détenu, de conserver sa dignité par la pensée, dans l’attachement à des valeurs. Après les années d’emprisonnement, la perte de liens sociaux, la misère carcérale, cet attachement à l’idéal revêt une tout autre ampleur. Il y a du cri dans ce texte, quelque chose de l’ordre de la profession de foi, qui appelle l’hymne, au sens religieux du terme. Tout en sachant ce que le peuple basque a pu souffrir à travers ces luttes fratricides, on ne peut s’empêcher de reconnaître au texte d’Agustin F.A. une portée universelle, tant les mots qu’il emploie sont du langage commun : « ceux qui sont tombés dans le chemin » peuvent s’y reconnaître, de tous combats et de toutes causes. C’est pourquoi je pense que ce texte a une vocation bien plus large que celle des contextes basque ou claravallien. [...]"

X : "Ez dut ahaztu" AU PROGRAMME

Ecoute

Ez dut ahaztu neure nortasuna,

Diedanei maitasuna

Noiz eta zergatik hona iritsi nintzen,

Nondik nentorren ezta nora joan nahi dudan ;

Nor daukadan bidelagun ezta nork traba egiten didan ;

Bidean erori eta gogoan daramatzadanak.

Ezta eurei eskeiniko diedala askatasunez beteriko egun gorri hura.

Ahantzi ezkero : ez nintzateke ni!

Je n’ai pas oublié mon identité

Je n’oublie pas l’amour des autres

Quand et pourquoi je suis arrivé ici

D’où je viens et où je veux aller

Qui j’ai pour ami dans le chemin Et qui m’empêche

Je porte dans mon souvenir Ceux qui sont tombés dans le chemin

À eux j’offrirai la liberté Quand viendra ce jour rouge.

Si j’oubliais cela, je ne serais plus moi.

Augustin F.A.

2) Analyse

a) VI : Ces âmes nos âmes

Présentation de Thierry Machuel :

"Grâce au texte de S.-M. J’avais au départ un poème de plusieurs pages, extrêmement dense, parfois confus, et il semblait a priori impossible de le mêler aux autres tant il était singulier. Mais c’était intéressant justement en raison de ces différences. Avec l’accord de l’auteur, j’ai procédé à des coupures et sélectionné les passages qui apportaient vraiment quelque chose de neuf par rapport aux autres contributions. Le texte de S.-M. peut faire penser au slam, à juste titre. Mais la partition musicale est très éloignée de ce style, lyrique et déclamatoire : il s’agit d’une fugue en voix parlée, non déclamée, avec un dire sobre et retenu, dans laquelle une battue à quatre temps permet de se repérer sans imposer quelque pulsation que ce soit. Il n’y a donc pas de rythme ou même de pulsation au sens solfégique du terme. En revanche, les mots et les phrases sont inscrits sur les portées de sorte que l’on sache comment coordonner les 4 voix entre elles. Cela est très important, car tout le travail d’écriture repose sur cette coordination : en effet, les voix ne commencent pas toutes au même moment, puisque les entrées se succèdent comme dans n’importe quelle fugue, ce qui fait que chacune a une longueur différente : la voix qui entre la première a plus à dire que celle qui entre en deuxième et ainsi de suite. Cela représentait pour moi un très long travail de réécriture du texte, ajusté différemment à chaque voix, de telle sorte que celles-ci par moments s’éloignent totalement les unes des autres, et à d’autres moments au contraire, se rapprochent petit à petit jusqu’à dire les mêmes mots ensemble (« vers la demeure de l’oubli et de la perdition », ou encore « autour d’une balance dressée »). Un peu comme des trains se déplaçant à des vitesses différentes, avec parfois des variations de ces vitesses qui les amènent à rouler soudain de manière parfaitement synchrone. Ces points de rencontre, rares, sont précédés et suivis d’effets de convergence ou de divergence, ce qui différencie l’œuvre d’une fugue traditionnelle et la place plutôt dans le registre d’une création « plastique », où le poème serait comme dans un jeu de miroirs. Une courte mélopée est entendue au centre : il s’agit d’une citation abrégée du thème que j’avais composé dans le style grégorien pour les Nocturnes de Clairvaux, dans sa version en second mode à transposition limitée*, ce qui lui donne un caractère légèrement oriental."

* Modes à transposition limitée : Modes répertoriés par Olivier Messiaen, qui ne peuvent être transposés qu'un nombre limité de fois, avant de redevenir identique à eux-mêmes. Le mode 2 est le mode « ½ ton/ton » :

Caractéristiques :

  • texte long et dense,
  • Utilisation de la voix parlée, chuchotée, chantée, imitant le vent,
  • Création d’un "nuage" sonore avec un débit de texte important,
  • Écriture imitative proche du canon (de la fugue),
  • Effet rythmique important du fait de l’indication "très articulé",
  • Mise en valeur de la phrase répétée « ces âmes… » (écrite en caractères plus gros),
  • Effets de puissance lors des tutti homorythmiques (qui servent de transitions),
  • Structure tripartite (A-B-A' + coda) avec impression de symétrie autour de la seule mélodie chantée au centre de l’œuvre (effet de "miroir", de "franchissement").

b) X : Ez dut ahaztu

Présentation de Thierry Machuel :

"Pour conclure ce cycle de portraits - qui a pris finalement de vastes proportions (près de 25 min) - je ne voyais rien de plus approprié que le texte d’Agustin F.A.. D’abord, pour évoquer cette liberté dernière du détenu, de conserver sa dignité par la pensée, dans l’attachement à des valeurs. Après les années d’emprisonnement, la perte de liens sociaux, la misère carcérale, cet attachement à l’idéal revêt une tout autre ampleur. Il y a du cri dans ce texte, quelque chose de l’ordre de la profession de foi, qui appelle l’hymne, au sens religieux du terme. Tout en sachant ce que le peuple basque a pu souffrir à travers ces luttes fratricides, on ne peut s’empêcher de reconnaître au texte d’Agustin F.A. une portée universelle, tant les mots qu’il emploie sont du langage commun : « ceux qui sont tombés dans le chemin » peuvent s’y reconnaître, de tous combats et de toutes causes. C’est pourquoi je pense que ce texte a une vocation bien plus large que celle des contextes basque ou claravallien.

La mélodie destinée aux mezzos et aux barytons à l’octave s’est vite imposée, ainsi que la mesure à cinq temps répartis en deux temps de détente et trois de tension. Plusieurs écritures se combinent symétriquement en partant du centre de la tessiture du chœur : la première, harmonique et respiratoire, pour les ténors et les altos sur de longues tenues qui peu à peu s’approprient les mots les plus forts du texte ; la deuxième avec le thème aux mezzos et barytons, nerveux, tendus, d’un lyrisme hiératique ; la dernière en traitant les voix extrêmes, sopranos et basses, comme des instruments qui se relaient sur un continuo de croches scandées, sopranos en moïto évoquant un cri de douleur lancinant parce que maintes fois répété, basses sur l’incipit du texte « Ez dut ahaztu » (« je n’ai pas oublié ») répété en boucle sur une seule note, syllabes claquant sèchement comme le bois dur sur une caisse claire. Cet effet en relais fini par se superposer dans les derniers mètres, tout le monde étant parvenu à l’extrême de sa tessiture, les voix déformées par la tension et le cri."

Caractéristiques :

  • Texte en basque d’Agustin F.A., sur le souvenir et l'identité,
  • Utilisation d’une mesure à 5/8 inspirée du « zortziko », danse traditionnelle basque à 5 ou 7 temps (déjà utilisé par Ravel, d’origine basque, dans son quatuor à cordes). Fait référence à la 1ère phrase du texte "Je n'ai pas oublié mon identité",
  • Longue progression dynamique jusqu’au tutti final puissant,
  • Thème modal en mode de mi sur ré puis sur mi (Phrygien) sur des carrures de 7 mesures,
  • Mélodie confiée aux mezzos et barytons tout du long,
  • Ostinatos mélodiques et rythmiques aux basses et sopranos,
    • aux soprano, un motif en croches régulières, sur la même note, approchée au 1/2 ton supérieur. Il commence en moïto. C'est une technique vocale (très utilisée dans les échauffements, qui consiste, par exemple, à tenir le "in" du mot anglais "sing". La bouche est ouverte, mais le son résonne dans les cavités nasales. Ensuite, il passe sur "a".
    • Répétition obsessionnelle de "je n'ai pas oublié" aux basses,
  • Harmonie aux altos et ténors : Ils ont aussi pour rôle d'évoquer le souvenirs, car leur texte est en décalage (en retard) par rapport à la mélodie principale ("je n'ai pas oublié" débute mes.11)
  • Percussions avec les pieds des chanteurs comme une sorte de marche funèbre inexorable et obsessionnelle (souvenirs lointain et déformé de la danse "zortziko"),
  • Beaucoup de répétitions dans les formules d’accompagnement comme pour souligner le caractère monotone de la vie carcérale.

IV. Amal Waqti

1. La voix humaine pour dépasser les conflits

a) Projet

Présentation de Thierry Machuel :

Je connaissais depuis longtemps la poésie de Mahmoud Darwich lorsque je suis tombé sur l’anthologie publiée par Actes Sud, qui regroupe un certain nombre de recueils dont "Etat de siège". Ce recueil m’a tout de suite interpellé : il fallait que je m’y attelle ! Le choix des poèmes, en revanche, fut plus difficile, tant ils sont forts chacun à sa manière. Mais là encore j’étais aidé par l’expérience de travaux de collectage antérieurs.

Ecrit à l’origine pour Marcel Pérès et Jean Tubéry, ce Duetto pour baryton et cornet à Bouquin a été enregistré avec la mezzo-soprano Roula Safar, la partie vocale étant donc transposée le plus souvent à l’octave supérieure. Les rapports harmoniques en ont certes été changés par moments, mais nous avons conservé les tensions et le travail du timbre autant que possible, celui de la chanteuse étant parfois très proche du cornet.

C'est Roula Safar qui m'a aidé dans le très long et difficile travail d'analyse du texte, syllabe après syllabe.

Comme l’écrit Farouk Mardam-Bey dans le texte d’introduction à l’anthologie, ce recueil « cherche à capter en une centaine de fragments des choses vues ou entendues à Ramallah en 2002, lors de l’offensive de l’armée israëlienne contre le territoire palestinien autonome ». Cela explique l’aspect photographique de ces courts poèmes, tout comme l’impact qu’ils provoquent sur le lecteur. Peu de mots, et une vérité, tranchante comme une lame effilée, affrontant l’indicible. J’ai donc choisi ces textes en formant, là encore, un parcours plus intérieur que narratif.

1 - Amal Waqti n°1 La première pièce du cycle est très lente, elle se complaît dans l’attente. Le cornet plaintif, la voix rentrée, tout nous paraît frappé d’impuissance, et les derniers mots, « nous cultivons l’espoir » prennent un ton désespéré. Le motif du cornet ponctue inexorablement le récitatif vocal par ses plaintes interrogatives. Il est repris à la voix vers la fin, les rôles se sont échangés mais l’atmosphère générale demeure.

2 - Amal Waqti n°2 La deuxième pièce du cycle est ouverte par des sons tendus, très dissonants : le cornettiste chante dans son instrument à l’unisson de la note qu’il joue, mais en ondulant très légèrement, ce qui a pour effet de produire des battements dans le son initial, un peu comme une répétition très rapide et perlée. Le son nous agresse, et bientôt vient s’y superposer la voix, celle d’un otage interpellant son gardien. On sent la colère qui monte, la tension intérieure devient perceptible en intensité. Le chanteur tourne autour des notes du cornettiste, dans un unisson qu’il ne trouve jamais, ce qui amplifie l’effet de battement et de fureur.

3 - Amal Waqti n°3 Dans la troisième pièce, les lignes se dissocient nettement : le chant est figé sur cinq notes disjointes, le tout martelé jusqu’à la folie, tandis que le cornet dévide une mélopée en notes conjointes, rythmée comme une danse alternant binaire et ternaire, presque sensuelle à force d’ornements. Cette partie instrumentale représente la terre, le lieu pour lequel on combat, où l’on se tient sans faiblir.

4 - Amal Waqti n°4 Après cette étape vive et brève, vient ce que je nomme « choral du refus ». Un texte admirable de lucidité, sur la double tentation de soumission à l’ennemi tout autant qu’à la haine. Il fallait ici la plus extrême simplicité musicale, l’effacement devant une parole vécue pleinement avant d’avoir été poème. Le cornet doit s’unir à la voix, la voix sonner avec la même plénitude que l’instrument. En sol mode de ré dans les trois premiers systèmes, la pièce module ensuite après les mots « qui es-tu pour que je t’aime », et l’on finit en mi mode de la.

Depuis les mélismes chromatiques des parties 1 et 2, jusqu’à l’atmosphère dépouillée du choral, il y a une progression musicale qui accompagne le passage de la parole destructrice - parce que tue - à la parole constructive – celle d’un juste aveu.

5 - Amal Waqti n°5 AU PROGRAMME Le final exprime la liberté intérieure enfin reconquise, la possibilité de ressentir hors de la haine et des contraintes de l’occupation politique : les sens nous rapportent toujours des échos du monde, le goût du café, le chant des oiseaux, les arbres, les nuages et surtout la lumière du soleil qui se lève. Le mode utilisé est simple, il rappelle les chants traditionnels bretons, et contraste ainsi avec la langue, qui porte la chanteuse vers une interprétation orientalisante. La partie de cornet, mélodie très simple écrite d’un seul jet et la voix qui s’en fait l’écho se répondent sans cesse, en un jeu serré d’imitations et d’ornementations, un dialogue dégagé des contingences du temps, souverainement insouciant.

b) Textes

Mahmoud DARWICH est un poète palestinien. A l'âge de 9 ans, part en exil au Liban avec sa famille. A son retour, il trouve son village rasé par l'armée israélienne. A 19 ans, rejoint le parti communiste et écrit de nombreux articles qui lui vaudront des peines de prison, d'assignation à résidence et l'exil (Moscou, Le Caire, Beyrouth, Paris). Revient en Cisjordanie en 1995. Meurt aux USA. c)

Le cornet à bouquin

2) Analyse

Caractéristiques :

  • Mode de ré sur la (la-si-do-ré-mi-fa#-sol),
  • Carrure de 4 mes,
  • Forme : Introduction - A - B - A'
  • Pulsation très perceptible pendant l'introduction, puis brouillage progressif : sentiment de liberté, d'improvisation,
  • Beaucoup d'imitation entre la voix et le cornet à bouquin.

V. Kemuri

1. La voix comme ouverture du monde

a) Projet

Kémuri, op. 40 est une série de 24 pièces dans lesquelles Thierry Machuel met en musique des haïkus d’ISSA et des Tankas de TAKUBOKU. L’idée est de raconter la dernière année de Takuboku et son dernier jour. Ce qui apporte une double unité temporelle à l’œuvre (une année et un jour). Les 14 haïkus représentent le passage des saisons du printemps au dégel, sont confiés uniquement au chœur d’enfants et sont construits sur une série de 12 sons qui traverse l’année, à raison d’une note par saison. Les 10 tankas, expriment le cheminement intérieur du poète ainsi que ses dernières heures et sont confiés au ténor solo. Le chœur commente les interventions du ténor démarrant toujours d’un unisson qui se déploie en « éventail » jusqu’au cluster (grappe de sons) pour retourner à l’unisson, ainsi Kemuri est aussi selon son auteur, une œuvre pédagogique amenant le chœur d’enfants à appréhender la musique moderne. Ces « clusters choisis » sont là pour « colorer » les haïkus selon leur sens ou leur caractère.

b) Structure de l'œuvre

H = haïku, T = Tanka, M = Mélange des deux, enf = chœur d'enfants, ten = tenor solo, sop solo = soprano solo (enfant)

Les chants sont enchainés

c) Textes

  • Les haïkus sont de brefs poèmes consacrés à des moments éphémères.
  • Les tankas, plus subjectifs sont des méditations de l’homme sur sa destinée.

Langue: japonais

Montage entre des Haikus de Kobayashi Issa (1763-1828), poète et moine bouddhiste du XIX°, plus connu sous le prénom de plume Issa (« Tasse-de-thé »)

et des Tankas de Takuboku Ishikawa (1886-1912), pseudonyme du poète japonnais Hajime Ishikawa.

X

Sois donc rassuré –

les fleurs aussi qui voltigent

prennent ce chemin (Haïku)

XI

Les rêves de ma femme

n’étaient autrefois que de musique

aujourd’hui elle ne chante plus (Tanka)

XII

Pas chose facile

d’être né homme ici-bas

crépuscule d’automne (Haïku)

XIII

Une fois encore si j’entendais cette voix

totalement alors ma poitrine s’allégerait (Tanka)

XIV

Tellement amaigri

ton corps ne semble plus

qu’un bloc de révolte (Tanka)

textes empreints de nostalgie

2) Analyse

Caractéristiques :

  • Chœur d’enfants chantant les Haïkus,
  • Ténor solo représentant le poète et chantant les Tankas,
  • Accompagnement à l’accordéon dont le jeu rappelle le Shô Japonais, orgue à bouche utilisé dans la musique traditionnelle,
  • Gongs et tam-tam pour la couleur asiatique par le timbre,
  • Écriture imitative en dialogues,
  • Mélodies utilisant le mode mineur, ou le mode 2 de Messiaen (ton-½ ton), très explicitement dans le chant XII,
  • Harmonie utilisant des couleurs tonales ou modales selon l’échelle mélodique,
  • Tuilages et enchainements progressifs,
  • Clusters « choisis » partant et finissant sur des unissons,
  • Ecriture en éventail, parfois en miroir : visée pédagogique et proche du codage vertical de l’écriture du Japonais,
  • Écriture fortement figurative pour décrire en musique les atmosphères poétiques des textes (figuralismes),
  • Jeux vocaux et travail sur les nuances et les phonèmes.
  • Utilisation de la voix de falsetto (voix de tête) au tenor (référence au théâtre Nô et Kabuki japonais)

VI. Leçon de ténèbres

1. De la voix humaine à la voix instrumentale

a) Projet

Présentation de Thierry Machuel :

Ce que l’on entend généralement par Leçons de Ténèbres est une œuvre religieuse qui s’appuie sur des extraits de psaumes, des paroles de révolte de Dieu contre son peuple et des hymnes, dans le temps le plus fort de la Passion, entre la célébration de la mort du Christ et celle de sa résurrection. Le rite comporte dans cette période des gestes très particuliers, extinction progressive de toute lumière sauf une, que l’on garde cachée comme une certitude intérieure, silence, attente de l’aube qui, dans la disposition habituelle des architectures écclésiales, portail à l'occident et chevet à l’orient, pénétrait dans le chœur au matin de Pâques, face aux fidèles, éclatante et comme une émanation divine. Il s’agit donc, au propre comme au figuré, d’un dialogue entre ombre et lumière, âpre, sans concessions.

C’est dans le contexte particulier de ma résidence à Clairvaux que j’ai eu la possibilité de composer un trio à cordes pour le trio Pasquier (Régis et Bruno Pasquier, Roland Pidoux). La double identité de ce lieu chargé d’histoire, monastère d’abord puis prison, m’a inspiré le projet : des Leçons de Ténèbres sans texte ni référence religieuse, exprimant la révolte des détenus autant que leurs appels intérieurs ; rendre compte par la musique d’images qui me restent de la traversée des grilles et des murs, dont certains appartiennent encore à l’ancienne abbaye, comme un appareillage de pierre et de béton mêlés.

La thématique est donc inspirée de trois éléments : le trio d’abord, avec un thème dodécaphonique en deux accords de trois doubles-cordes ; la prison ensuite, avec une série de 12 notes jouées chacune deux fois par un effet de rebond, à la manière du son produit par les serrures électroniques dont le tintement a remplacé celui des clefs métalliques ; l’abbaye enfin, avec un shéma temporel extrêmement strict (comme la Règle monastique développée selon la liturgie des Heures, aussi contraignante que l’organisation carcérale) conçu pour une durée de douze minutes réparties en huit minutes de son et quatre de silence (total ou partiel).

La mesure est à cinq temps, le plus souvent deux noires puis trois, afin de donner une alternance brève/longue qui, dans un tempo de 60 à la noire, suggère une respiration inquiète.

La forme est en miroir temporel : dernière section en inversion de la première, le grave du début se concluant sur l’extrême aigu des accords de la fin. Il y a donc dans le trio comme deux figures inversées, l’une dans l’ombre carcérale (début, mesures 1 à 14) et l’autre dans la lumière (fin, mesures 131 à 144), qui n’en forment qu’une, à l’image du destin qui unit le Christ et le bon larron au moment de leur supplice commun. Toute la partie centrale de l’œuvre vise à unifier l’ensemble des motifs.

b) Le genre

Les leçons de Ténèbres sont un genre musical liturgique créé en France au XVIIe siècle et destiné au premier des trois nocturnes qui accompagnent chaque office des Ténèbres (matines des jeudi, vendredi et samedi saints). L'office porte le nom de ténèbres puisqu'il est chanté normalement très tôt le matin dans l'obscurité plus ou moins complète. Cet office dure entre 1h30 et 2h45 et raconte les douleurs de la Passion de Jésus-Christ, le Jeudi saint, au Jardin des Oliviers; le Vendredi saint, devant les tribunaux et au Calvaire; le Samedi saint, au Sépulcre.

Ce genre disparaît dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais fournit un thème lyrique souvent évoqué en littérature jusqu'à l'époque contemporaine.

2) Analyse

Sources vidéos : T. Capelle / Ac Versailles