Les kangourous

[2002] Gallimard, Coll. L'Arpenteur, 176 pages 

Extrait

« Je revoyais aussi les kangourous.

Ils ne regardaient pas en face - une manie qu'ils ont de se présenter de profil, comme les lapins. Je n'en avais jamais vu d'aussi près. Je ne savais pas de quel animal les rapprocher  ; ils avaient des oreilles écartées, des yeux sombres et inquiets, moins veloutés que ceux des biches  ; leur museau était plus ingrat et plus court.

En fait, c'était à l'homme qu'ils faisaient penser davantage (je me le suis dit tout à coup). On aurait dit qu'ils n'osaient pas me regarder. (C'était curieux parce que je m'étais tenue devant eux  ; je les avais observés à travers les trous du grillage). Et tout à coup je me suis dit qu'ils n'avaient pas non plus dû regarder le meurtrier en face  ; mais certainement ils l'avaient vu. Aussi nettement qu'ils me voyaient. Le crime s'était passé tout près. Ils avaient entendu les cris. Ils étaient prudemment restés posés sur leur pelouse, un peu maladifs et tremblants, lorsque la femme avait crié, ils n'avaient pas dû bouger davantage. Mais ils sentaient  ; avec ce flair des animaux, ils avaient bien senti qu'il se passait quelque chose de contre-nature. Et ils se cachaient le museau. Et depuis, ils restaient assis dans cette position tellement inconfortable, ils n'osaient pas nous regarder, leurs mains d'infirmes pressées contre leur ventre, dans le geste impuissant que font certains vieillards quand ils se rappellent le passé. »

[2002] Vidéo présentant le roman

LesKangourous.mp4

DOMINIQUE BARBÉRIS
L'errance des aimants

Le Figaro littéraire, 3 octobre 2002, Patrick Grainville

Ça, c'est un titre ! Incongru. L'héroïne, employée de bureau dans une compagnie d'assurances contemple les animaux au Jardin des plantes. Elle observe leur silhouette bossue, l'oeil de biais comme celui des lapins froussards. Les moignons de leurs pattes ramenés contre la poitrine. Tribu d'estropiés solitaires, souffreteux, perdus... Les kangourous deviendront des doubles de nous-mêmes, de notre angoisse, de notre exil.
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Les dernières pages sont lancinantes. Dominique Barbéris est un écrivain. D'écriture. Une telle présence dans les mots est rare. Ce surgissement de l'intense dans l'écoulement du temps. Son sablier morose. Ces milliers de glas minuscules. Cet irrémédiable tapi dans les allées bleutées du soir. C'est déchirant comme M. le Maudit.

L'orgue de Barbéris

Les gens normaux ont tout d'exceptionnel . «Les Kangourous», de Dominique Barbéris, se promène à Paris sous la pluie.

Libération, 5 septembre 2002, Claire Devarrieux

Les kangourous mélancoliques du Jardin des Plantes ne vous regardent pas en face. La jeune femme dont nous faisons la connaissance dans le roman de Dominique Barbéris pense qu'ils n'osent pas. «Et tout à coup je me suis dit qu'ils n'avaient pas non plus dû regarder le meurtrier en face ; mais certainement, ils l'avaient vu.» Trois meurtres ont lieu, chaque fois dans le périmètre où elle vit, et comme elle est elle-même une jeune femme seule, ces drames la concernent. Elle n'en fait pas une histoire, mais l'angoisse monte. Elle a rencontré un homme à la cantine
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Son roman ne croit pas aux vies minuscules. Voir la description du quartier de pomme dans l'assiette, épluché par tante Louise, «sa précision de tableau hollandais. Comme si, pour l'exprimer, pour la représenter, il fallait arracher la matière du monde à des pans entiers de mystère». C'est le programme des Kangourous.

(1) Dans Quatre lectures, Jean-Pierre Richard consacre un chapitre à Dominique Barbéris, «Un champ d'enfance». Les autres textes sont consacrés à Pierre Michon, Pierre Bergounioux et Yves Bichet (Fayard, 150 pp., 12,00 euros).


«Les Kangourous» : Dominique Barbéris en proie à l'angoisse

Alors qu'une série de meurtres viennent d'être commis près de chez elle, une femme en mal d'amour s'invente, à en frémir de plaisir, un suspense quotidien digne des meilleurs Hitchcock.

Le Monde, 12 septembre 2002, Jean-Luc Douin


En deux, trois livres, Dominique Barbéris est passée de l'été à l'hiver, du soleil à l'orage, de l'enfance à l'angoisse. Il pleut beaucoup, sans cesse même, dans Les Kangourous. Nous y sommes loin, apparemment, des jeux de lumière appréhendés en fin de jour d'été dans L'Heure exquise (1), bien que déjà, dans cette évocation de l'âge où l'on passe imperceptiblement de l'imaginaire au réel, où l'on découvre peurs, agressions, regrets, cette romancière de la sensation laissa filtrer la menace d'une fin de rêve, l'ombre d'un précoce crépuscule, le début d'un trouble et d'un déséquilibre. Déjà dans L'Heure exquise affleurait l'ambiguïté du sentiment qui s'empare des jeunes filles : en quête de leur « genre d'homme », quoique alarmées par la bestialité du mâle, simiesque...

L'héroïne des Kangourous n'est pas guérie de cette obsession du temps qui passe trop vite, de ce désarroi mêlé d'excitation devant la mutation et la dégradation des corps, de cette ambivalence des désirs. Ni de son penchant pour l'évasion. Employée d'une compagnie d'assurances qui la paye pour empêcher les clients d'inventer des histoires à dormir debout, elle se laisse volontiers aller à voir glisser sur l'écran de son ordinateur « des ondes rêveuses, sinusoïdales, presque abstraites, comme les courants lumineux qui zèbrent le fond des piscines ». Elle vit seule à Paris depuis que son fiancé l'a quittée. Sa collègue Maryse, unique confidente, l'entretient dans l'idée que, fatalement, les histoires d'amour tournent mal. Et que, méfiance : « Les hommes... si on se laisse faire, on est fichu. »

HEMORRAGIES EN TOUT GENRE.../...

Meurtre au zoo
Dominique Barbéris raconte l'histoire d'une hantise avec empathie.
Le Temps (Suisse), 23 novembre 2002, Isabelle Martin

«Dans l'étude de Quatre Lectures (Fayard) qu'il consacre à Dominique Barbéris, Jean-Pierre Richard souligne le choix existentiel et stylistique de la romancière de «saisir le monde dans les formes les plus infimes de son glissando, de son dessaisissement»: c'est encore le cas dans son troisième roman, Les Kangourous, qui raconte une année de la vie d'une jeune femme timide, sensible, renfermée, employée au service contentieux du groupe d'assurances Prudence. «En dehors de la pluie, ma vie était plutôt paisible», déclare-t-elle au début de ce récit intimiste relevé d'un zeste d'humour.

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Dominique Barbéris raconte cette histoire d'une hantise avec une sensibilité attentive aux détails, en mettant l'accent sur des choses très humbles: les gants de la première communion ou, dans une conversation nocturne sur l'au-delà, le petit quartier de pomme épluché par tante Louise, «sa blancheur éblouie, presque surnaturelle, sa précision de tableau hollandais. Comme si, pour l'exprimer, pour la représenter, il fallait arracher la matière du monde à des pans entiers de mystère.»

La petite employée ouvre l'oeil

Lire, édition Décembre 2022- janvier 2003, Ingrid Mercks

Elle est employée chez Prudence, compagnie d'assurances. Un nom pareil, avec toutes ces histoires d'assassinat, ça ne s'invente pas. Car depuis quelque temps, un homme trucide des jeunes femmes dans son quartier, près du Jardin des Plantes à Paris.
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On se croirait dans une BD de Tardi d'après Léo Malet avec ce côté caricature du quotidien serré dans le suspense. Grâce à une subtile rhétorique qui glisse de l'observation fine vers l'introspection précise, Dominique Barbéris crée une tension à partir du plus banal. Sa petite employée, calme à la limite de la crispation, sage mais près de l'angoisse dépressive, a l'air insignifiante. Il ne faut pas s'y fier : elle contemple un drame. Le sien.