Extraits du roman Une façon d'aimer, ©  Editions Gallimard

Ma tante est prise d’assez loin ; elle a vingt-sept ans, ou vingt-huit. Elle porte une de ces robes claires, d’été, à la mode dans les années cinquante : un imprimé fleuri dont on ne distingue pas le motif, une jupe large et froncée de type « parachute », l’ourlet à la cheville. Je suppose que ce nom « parachute » venait de la guerre encore proche. La mode s’empare de tout, même du pire.

En la voyant, on se rappelle les principes de l’époque :

L’élégance est dans le maintien.

On ne peut pas toujours être belle, on peut toujours être élégante....

Oui, on doit s’estimer heureuses, a pensé grand-mère en regardant sa fille ; on doit s’estimer heureuses de vivre; il faut passer par les étapes ; c’est pareil pour tout le monde : une fois que c’est commencé, on ne peut pas s’en extraire : on ne peut pas reculer ; on ne peut pas revenir en arrière, regarder toujours en arrière. Le mariage est « une loterie ». La vie est une loterie.

Elle a dit : « Tu as vu ? Il fait noir plus tôt maintenant. Passe-moi du papier de soie, veux-tu ? »

Elle est repassée à des sujets plus futiles : « Il faudra que tu prennes des robes légères, du coton. As-tu assez de robes en coton ?

J’ai vu la large piste rouge en latérite qui rentrait dans Douala et devait être « la route de l’aviation ». Sur les photos, elle est grise. Le reste de la ville, en dehors du quartier administratif et de ses avenues à angle droit était fait d’un entassement d’échoppes sombres et désordonnées comme des intérieurs de garage ; le ciel était gris, orageux, l’air suffocant - un voile humide. Vers six heures, on avait l’impression que quelque chose couvait dans la touffeur des massifs ; la ville devenait bruyante, les oiseaux des vasières s’abattaient sur les arbres ; ils détérioraient tellement les jardins qu’il fallait faire venir des chasseurs ; on entendait des coups de feu dans la ville, on tuait des oiseaux par centaines ; quand on tirait en l’air, ils fuyaient et migraient vers l’estuaire, il y avait sans arrêt la menace des oiseaux. Ils étaient trop lourds pour les branches, ils couvraient les jardins de leurs déjections.

Tout cela enveloppé par la fumée des feux de déforestation - on voyait des départs de feu le long de la route. On respirait cette odeur de cendre légère, de bois mouillé, de soir tombant.

Il tourna plus doucement, la tenant de plus près, sans presque bouger, faisant du sur place. Il pouvait sans doute respirer les cheveux blonds de sa nuque. Elle avait le nez sur ses pattes d’épaule. En dansant, il fredonnait quelque chose en anglais :

on a day like today,

we passed the time away

-       C’est joli, dit-il au bout d’un moment, ces fleurs, sur le tissu de votre robe, qu’est-ce que c’est ?

Elle dit : des violettes.

Il rit : des violettes....

Il ne restait que deux ou trois minutes avant la tombée de la nuit. Dans les manguiers ruisselants de pluie, les perroquets commençaient à crier. On ne savait pas ce qui se passait au cœur de Douala.

Vers six heures, le couvre-feu fut décidé. Ils écoutèrent la nouvelle à la radio. Il était applicable à six heures et demie. Ce soir-là, les voitures militaires qui avaient barré les accès à la ville circulèrent dans les rues. Elles roulaient très lentement, le toit fermé, en quadrillant les rues comme des convois funéraires. Elles longeaient le port, puis revenaient par le quartier d’Akwa, l’hôpital, la place du gouvernement où plusieurs véhicules stationnaient. Les militaires avaient des porte-voix et ils demandaient aux gens de rester chez eux.