Le Temps des dieux

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[2000] Gallimard, coll. « l'Arpenteur », 160 pages.

4ième de couverture

«Il faisait chaud, c'était le cœur de l'après-midi.

Sous l'avancée du toit, sous les branches immobiles, on sentait se concentrer cette obscure noirceur qui couve au cœur des beaux jours.

Il y avait une barre d'ombre sous les poiriers en espaliers, un carré d'ombre sous le siège de la balançoire.

Les pneus de la bicyclette appuyée au garage étaient tout ramollis.

Les arums suaient un pollen jaune citron.

La petite fille n'avait pas le droit de sortir sans chapeau.

On lui versait un verre de citronnade.

Elle y plongeait le museau jusqu'aux yeux, comme la cigogne de la fable, et tandis qu'elle buvait, ses cils, qui tremblaient toujours légèrement, sensibles et fureteurs, frôlaient doucement le bord.

L'enfance est là.

La sensation perdue, si délicate.» 

[2000] Vidéo présentant le roman

LeTempsDesDieux.mp4

«Le temps des Dieux» : Dominique Barbéris 

Avec une voix juste et émouvante, Dominique Barbéris dessine le paysage où elle fut une petite fille

Le Monde, 22 octobre 2000, Patrick Kéchichian


En raison même de son universalité, ou plus simplement de sa banalité, le thème de l'enfance conduit souvent et sans difficulté au pire. La plate mièvrerie guette, ou bien son envers : l'exploitation du trouble et de la perversité forcément polymorphe des enfants. Une voix fausse, c'est-à-dire laide, bruyante ou désaccordée, donne immédiatement envie de se boucher les oreilles ! Au contraire, une juste voix, lorsqu'elle existe, ne trompe pas. C'est elle que Dominique Barbéris manifeste constamment dans le très beau récit qu'elle vient de publier. Sa voix, il suffit de l'écouter, même si elle n'a pas vocation à faire beaucoup de bruit.

Les « dieux », ici, ce sont les adultes, les « grands ». C'est dans leur « temps » et dans leur espace que vit « la petite fille », l'héroïne du livre, que l'auteur semble avoir fort intimement connue - et c'est pour cela qu'elle ne lui donne pas d'autre nom. Nous sommes dans les années 60, dans un pays du Nord : « Intérieur flamand », précise le titre de la première des deux parties du livre, divisées, sans nécessité toujours visible, en chapitres et sous-chapitres. « C'était le progrès, le milieu du vingtième siècle. Les routes du monde étaient lisses. Des lignes jaunes les partageaient et semblaient dessiner sur la face de la Terre l'image de l'infini. Les vacances confinaient à l'éternité. » Les enfants n'ont pas un âge précis, sans doute parce que le temps n'a pas encore la signification rigide qui s'imposera plus tard.

Quelques pages plus haut, Dominique Barbéris avait écrit : « Certains souvenirs sont une pente qu'on ne remonte jamais. » A la fin du livre, à propos de « la petite fille » et de son « fiancé », Thierry, elle dit de même : « C'était eux, et pourtant rien de ce qu'ils étaient ne serait conservé. C'était l'été. Pourtant rien de cet été ne devait survivre. » Ce « rien » répété donne la note continue, basse et mélancolique du récit.   .../...

Violences d'enfance

Le Figaro littéraire, 14 décembre 2000, Patrick Grainville

Le Temps des Dieux. Des parents tout-puissants, maîtres de la loi, de l'ordre. Le temps des enfants capricieux sous l'oeil sévère. Une divinité moins massive, plus volatile, plus précieuse plane en eux. Si bien que le divin change de camp et habite, surtout à la fin, la grâce, les curiosités et les jeux éphémères des enfants.

Dominique Barbéris a composé un livre très écrit, très sensible, souvent drôle, mais finalement très cruel sur une petite fille. On peut s'y tromper, ne voir dans son récit que les décors moirés, les atmosphères, les rituels subtilement évoqués d'une enfance protégée, en pays flamand. Mais derrière ces apparences délicates, Le Temps des Dieux est un roman violent. Cette violence surgit sans avoir l'air d'y toucher. Elle est rapide. En quelques phrases à peine plus marquées et plus noires. Le mal est là, le mal est fait. On ne s'y attendait pas. D'abord il faut veiller chez Dominique Barbéris aux inflexions de la lumière, aux variations des heures. Elle est dotée là-dessus d'une sorte d'hyperesthésie, oui, d'une subtilité vive. Tout commence par le soir, la rue crépusculaire d'une petite ville du Nord, ses bow-windows, son marchand de glaces, ses familles honorables. Leur obsession de la loi, de la propreté, du travail. Cette beauté d'un soir qui " exagère ". Il y aura aussi la lumière flamande de trois heures de l'après-midi, " sans noyau, sans soleil " comme la lumière de la vie intérieure, écrit l'auteur. Dans les dernières pages s'épanouit la profusion dorée du soleil d'été. Puis reviendra le soir comme la loi du monde et la main noire des Dieux. La lumière dit tout. Elle trahit le coeur et ses incantations muettes. Êtres et choses ne sont pour l'héroïne que des degrés de la lumière et des paliers de pénombre.

Un personnage domine, Madame, qui s'occupe de la fillette, se fâche, lui prend la main pour traverser la rue. Cette Dame, c'est sa mère, " le mot surgit : Maman. C'est comme tomber. C'est comme saigner ". Et ce qui pouvait paraître feutré dans cet univers, ciselé dans l'écriture exquise, devient plaie. Ce livre est plein de ces constats, de ces arrêts. De ces tranquilles cris. Avec souvent les mêmes saveurs, le même talent de perception concrète, de précision visuelle et tactile d'une Colette ou d'un Proust (la description des petits-suisses !). Les étés, les roses, les fruits. Mais les Dieux surveillent ce monde parfait. Trop. C'est la plénitude qui manque. Et c'est sur cette nuance entre perfection et plénitude qu'au secret tout se fêle. La petite fille observe sa mère qui lui tourne le dos dans la cuisine : " Tous les enfants ont appris à regarder un autre être avec cette convoitise absolue, dans l'attente d'une consolation qui sera toujours incomplète. " Car les Dieux sont inflexibles. Ils guettent les mauvaises notes. Ils détestent qu'on se salisse. La petite fille se fait " discrète, précise et neutre ", toute proche des chats, de sa poupée.

.../...

Dominique Barbéris possède l'art du trait. Elle se venge. Elle nous saigne d'un silence rayé. La seconde moitié du roman rayonne d'une grand-mère magnifique qui sauve l'éternel été du monde. Et qui sera remerciée en une phrase discrète. Mais infinie. Le Temps des Dieux peut être lu comme un livre sur le vert paradis perdu. Mais il est perdu au coeur.