Les kangourous : extraits

Extraits © Gallimard

« Je crois que tout a commencé par la pluie. Il pleuvait sans arrêt depuis septembre. Toutes les matinées commençaient par cette petite déception inaperçue mais terriblement déprimante. En me réveillant le matin, en tirant les rideaux, je me souviens que je voyais les lignes fines, tracées à la règle, sous le cône du réverbère en face de la fenêtre de ma chambre ; des lignes toujours légèrement de biais, mais régulières, trop régulières pour être vraiment naturelles. C'était ce que je me disais.Je me réveille toujours tôt, avant qu'on ferme l'éclairage public.

Je me mettais à la recherche de mon parapluie, et je me souvenais qu'il avait une baleine de cassée (ce qui n'a rien d'étonnant pour un parapluie acheté en solde).

En dehors de la pluie, ma vie était plutôt paisible. Depuis le mariage de Philippe, elle s'écoulait comme celle de tout le monde, de manière insensible, sans que je m'en aperçoive vraiment, au point qu'il m'arrivait parfois, quand j'étais au bureau, assise devant l'écran de l'ordinateur que je venais d'allumer, de m'inquiéter un peu, je dois le reconnaître (mais c'était toujours fugitif, et presque imperceptible).

L'écran à cristaux liquides bleuissait ; je suivais le décompte de l'horloge qui venait d'apparaître à droite, sur la barre des menus. Sur un écran d'ordinateur, l'horloge remue un peu puisque les chiffres se transforment. Cette partie de l'écran bouge toujours. C'est comme un battement de cils qui attire l'œil. Le passage du temps est sensible. J'avais soudain conscience de ce que cela représentait.

Je repensais à la sculpture qu'on avait installée au milieu du jardin des Plantes : c'était un gigantesque sablier, assez laid, fait de deux blocs superposés en verre. Le sable blanc s'écoulait du rectangle du haut par des trous bizarrement répartis et il formait en bas de petits dômes de volumes inégaux, lisses et appétissants comme ceux d'un entremets. Ce sable venait de la baie de Somme. C'était indiqué à côté sur une notice explicative, et je me demandais pourquoi (l'origine du sable n'ajoute rien ; elle n'a pas d'incidence sur la mesure). Chaque fois que je passais par le jardin des Plantes, je regardais pourtant la sculpture. C'était net : le volume des dunes du bas augmentait.

Je me mettais à taper. J'aime sentir sous mes doigts le contact des touches. Je tape très vite, un avantage dans mon métier. J'utilise tous mes doigts et je sais les placer. Le clapotement souple du clavier me réconforte. Toutes proportions gardées, j'imagine que c'est ce que doivent ressentir les pianistes.

Mon travail n'avait pourtant rien à voir avec la musique. Je tapais des lettres courtoises, mais fermes, précisant que les conditions de garantie des contrats ne permettraient pas le remboursement escompté. Les dédommagements que nous offrons ne compensent jamais entièrement le préjudice. C'est un principe. Sinon, comme disait Brottier, où seraient nos bénéfices ? Je renvoyais aimablement, mais fermement, nos assurés à la lecture des clauses. Je tapais : « Dans vos correspondances ultérieures, veuillez rappeler le numéro ci-joint et la date de déclaration du sinistre. »

Pendant que je tapais, mon esprit voyageait. Je sentais un cercle d'humidité autour de mes chevilles. Je me disais qu'il fallait absolument que j'achète un nouveau parapluie, qu'il ne fallait pas oublier.

Pour des courriers de cette nature il aurait suffi d'éditer une lettre type. Mais l'humanité est bizarre. Les gens rêvent tout debout. Les hommes ne veulent pas voir la vérité (surtout dès qu'il s'agit de leurs préjudices). Je suis payée pour le savoir. Une partie de nos assurés s'obstinaient à mentir, échafaudaient toutes sortes d'escroqueries mesquines, inventant des histoires à dormir debout pour des bris de lunettes ou de la tôle froissée.

Je n'en étais pas dupe.

Je me souviens qu'une personne s'est obstinée pendant deux ans pour le remboursement d'une ceinture d'imperméable façon panthère brûlée par son pressing. Pendant deux ans, j'avais reçu tous les quinze jours une lettre d'une grande écriture maladroite et violette dans laquelle la boucle des l, trop maigre et penchée vers la droite, ressemblait, sans barre, à un t. J'imaginais une femme entre deux âges, très maquillée, probablement de condition modeste, avec un rouge à lèvres vif, tirant sur l'orange, des cheveux teints en blond très pâle et beaucoup de noir sur les paupières. Le genre de celles qui misent sur l'impression panthère lorsqu'elles n'ont plus grand-chose à espérer.

À partir d'un certain moment, il faut qu'une femme se résigne. C'était l'opinion de maman.

Maman faisait partie de ces femmes, si rares aujourd'hui, pour qui la discrétion et la simplicité sont le signe absolu de l'élégance. Comme elle disait souvent : « On ne se lasse jamais du bleu marine. » »