Les Femmes-cygnes de la mer

Texte de Douglas Hyde puis traduit du Gaelique en Français par Georges Dottin

A Rinn-Culuisge (Roaringwater Bay), à l’ouest du comté de Cork, la mer pénètre profondément dans les terres, comme un fleuve, et les garçons qui demeurent dans le voisinage ont l’habitude de se réunir pour jouer, sur le bord, pendant les beaux jours.

Un jour, un garçon d’environ quatorze ans était seul sur le rivage et regardait sans crainte sur la mer où il y avait des lueurs vertes produites par l’éclat du soleil, et pas un souffle de vent dans l’air. Il s’était assis souvent avant ce jour au bas du flot qui battait maintenant contre les pierres au-dessous de lui, mais il pensa qu’il n’avait jamais vu l’eau plus belle et plus séduisante, et il se dit à lui-même que s’il avait un bateau, il aimerait à aller faire une promenade ; mais il n’y avait pas de bateau en vue. Après avoir regardé quelque temps à l’entour, il aperçut une planche de boit tout près de lui, et en même temps il vit trois cygnes nager à la surface du golfe et venir vers lui. Ils tournèrent de-ci de-là, mais au bout de peu de temps, ils arrivèrent devant lui. Le garçon fut pris d’une grande joie en voyant la forme des oiseaux. Il rassembla toutes les miettes de pain qu’il avait dans sa poche et les leur donna à manger. Il pensa qu’ils n’étaient pas sauvages ; ils semblaient si doux et si familiers ! Ils s’avancèrent tout près de lui, mais chaque fois qu’il essayait de les prendre, il ne réussissait pas à les toucher.

Ils n’étaient pas depuis longtemps auprès de lui qu’ils semblèrent devenir encore plus beaux et plus brillants, et son désir de les prendre s’accrut. Pour satisfaire son désir, il prit la planche de bois, s’assit dessus et suivit les cygnes. Il dirigea la planche à sa volonté en plongeant rapidement les mains dans l’eau, comme on fait d’ordinaire avec les rames. Les cygnes continuèrent à aller devant lui, mais il ne put les atteindre. En peu de temps, il se trouva au milieu de la mer. Il était fatigué et il s’arrêta de ramer ; alors il changea de couleur, de crainte de ne pouvoir regagner la terre. Mais les oiseaux s’approchèrent et se rassemblèrent autour de lui comme s’ils cherchaient à le remettre de son trouble, et ils firent en sorte qu’il oublia le danger où il était. Plein d’affection pour eux, il étendit rapidement la main pour prendre la plus beau de la bande, mais il porta trop lourdement sur le bord de la planche : il manqua son coup et il tomba dans les vagues de la mer.

Quand il s’éveilla du saisissement qu’il avait éprouvé, il était étendu sur un lit de plumes, dans le château le plus beau qu’eût jamais vu l’œil humain et trois dames se tenaient au pied du lit. L’une d’entre elles prit la main du jeune garçon et lui demande aimablement comment il se faisait qu’il fût là.

- « Je n’en sais rien », dit le jeune garçon, et il leur raconta le malheur qui lui était arrivé en route.

- Consens-tu à rester auprès de nous, enfin ? dit la plus jeune, nous te souhaitons la bienvenue. Mais si tu restes ici pendant trois jours, tu ne pourras jamais plus demeurer dans ton pays, car le vent et le soleil te gêneraient.

Il était si charmé dans son cœur par la beauté du lieu qu’il promit de ne pas se séparer d’elles. Elles conduisirent de chambre en chambre dans la maison ; chaque chambre l’emportait sur l’autre en beauté et en richesse ; elles étaient pleines de monceaux d’or et de riches soieries. Il avait souvent lu des descriptions du Paradis et il se demanda à lui-même si c’était là l’endroit qu’on appelait de ce nom.

Il resta avec un grand plaisir dans son nouveau pays pendant cinq ans, mais au bout d’un temps il fut pris du désir de retourner voir ses parents et les gens de sa famille. Il craignait qu’il ne lui fût pas possible de le faire, et son cœur se remplit de tristesse et de trouble sans que les dames en eussent connaissance. Un jour qu’il était couché au pied d’un arbre et que des larmes coulaient sur ses joues, une vieille sans dents vint à lui et lui dit :

- Si tu me promets de m’épouser, je te conduirai chez toi demain.

- Je ne t’épouserai pas, dit-il, quand même tu aurais la moitié des richesses du monde.

Elle ne l’eut pas plus tôt entendu dire ces mots qu’elle bondit hors de sa vue. En même temps, les trois dames, qui étaient à l’ombre d’une tour près de lui à écouter sa conversation, l’abordèrent : elles le remercièrent de la réponse qu’il avait donnée à la vieille femme, et lui dirent qu’en récompense elles le feraient remonter chez lui.

Au moment où le soleil se leva, le jour d’après, en s’éveillant, il se trouva assis sur un monticule, au bord de la mer, à peu de distance de la maison de son père. Lorsqu’il regarda devant lui, il vit les trois cygnes qui nageaient dans le même bas-fond où ils étaient cinq ans auparavant. Ils lui faisaient signe de la tête, comme s’ils lui disaient : « Adieu, ami de notre cœur ! » Ce faisant, ils plongèrent sous l’eau et ils partirent sans qu’on sut ce qu’ils étaient devenus.

Il se rendit chez lui, et il raconta l’histoire qui est rapportée ici. Comme son père et sa mère n’avaient pas d’autre enfant que lui, on peut s’imaginer comme ils furent joyeux de son retour, qu’ils n’espéraient pas. Les gens qui entendirent son histoire s’émerveillèrent mais ne le crurent pas, bien que ce fût la pure vérité.

Au bout de peu de temps, il fut pris du désir d’aller au beau pays qu’il avait quitté pour revoir l’endroit où il avait demeuré, et ses amies, mais il ne savait comment accomplir son projet. Son père et sa mère se désolèrent qu’il voulût les quitter, eux qui n’avaient que lui, mais il ne voulut pas suivre leur conseil. Il alla en bord du golfe et se mit a pleurer, mais ce fut en vain, car il n’avait ni connaissance, ni information, ni secret sur l’endroit où étaient allés les cygnes. On ne put le forcer à s’éloigner de là et à n’y pas retourner, jusqu’à ce qu’il mourût à cette place même.

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C'est à un monde étrange et merveilleux que nous convie Georges Dottin dans ces Contes et Légendes d'Irlande. Un monde peuplé de "leprechauns", de fées, de géants et de nains, de filles de roi et d'animaux fabuleux.

Directement traduits du gaélique, ces contes reflètent à la fois, par leur rusticité et leur étrangeté, toute la puissance de la mythologie de l'Irlande celtique et l'essence de ce monde primitif à jamais disparu. Ils sont à eux seuls une clef majeure pour la compréhension de ce que pouvait être la vision celtique du monde bien avant l'arrivée du christianisme. Les Contes et Légendes d'Irlande restent un ouvrage indispensable à la connaissance des fondements culturels de la verte Erin.

Sommaire :

  • Préface
  • I. Les femmes-cygnes de la mer
  • II. La seconde vue
  • III. La chanson des lutins
  • IV. Le tour que les bonnes gens jouèrent à O'Mahony et à son garçon
  • V. Les lutins et la jeune mariée
  • VI. La chevauchée nocturne
  • VII. Le corps sans âme
  • VIII. Les exploits de Fionn mac Cumhaill et du géant Seachrân.
  • IX. Le mort reconnaissant et la magicienne
  • X. Le petit garçon et le grand géant
  • XI. Le grand boiteux et le glaive de lumière
  • XII. Le magicien roux et le glaive de lumière
  • XIII. Fionn mac Cumhaill et son pouce de science
  • XIV. La magicienne et le poulain enchanté
  • XV. Les deux frères et la sorcière
  • XVI. Les trois chiens merveilleux
  • XVII. Le roi des saumons
  • XVIII. Le roitelet vindicatif
  • XIX. Le trèfle à quatre feuilles
  • XX. La nappe et la musette magiques
  • XXI. Le lutin des tombes
  • XXII. Les fantômes du cimetière
  • XXIII. Le diable et l'ermite
  • XXIV. Le joueur qui entra au paradis
  • XXV. Le Gobân Saor et saint Moling
  • XXVI. Le trépas et le médecin
  • XXVII. La morte pour rire
  • XXVIII. La cinqcentennaire
  • XXIX. La vieille idiote
  • XXX. L'idiot et sa mère
  • XXXI. Confusion de personnes
  • XXXII. Le forgeron qui guérissait le mal de dents
  • XXXIII. Les trois conseils
  • XXXIV. Le frère pauvre et le frère riche
  • XXXV. Le rêve de Eôghan O'Mulreide
  • XXXVI. La belle-fille de Gobân Saor
  • XXXVII. Le roi aux oreilles de cheval
  • XXXVIII. Le petit Murchadh et le grand Murchadh