page trois : randonnée


Le théâtre en marche de Ménard

Devant des gradins qui ramènent le rapport scène-salle à une forme d’intimité, Antonin Ménard propose Randonnée au théâtre d’Hérouville. Un spectacle, autant qu’un itinéraire futé, qui passe par les pensées de Deleuze, de Foucault ; les conversations amicales ; les babilles futiles et autres volutes d’une parole aiguisée, soucieuse des mots et de leur effet.

Craig, un jour, écrivit le « Théâtre en marche », qui ressemble à un manifeste. À sa façon, le metteur en scène Antonin Ménard et son groupe d’acteurs prirent le temps sans doute de marcher avant de rejoindre la scène et de s’y manifester. Le temps de la marche, de l’excursion, de la promenade qui, en philosophie et en littérature, se confond aussi avec le temps de la réflexion. Soit, dit autrement, un corps à corps, également, avec les idées.

« Randonnée » fait alors le compte de ces heures passées à suivre un stage de trapèze volant, à déambuler dans la Drôme, à border les sables mouvants autour du Mont-Saint-Michel et qui ont éprouvé le corps et l’esprit. Heures invisibles sur scène mais qui innervent le plateau à travers quelques figures de routards colorés, habillés de sac à dos, rendus à un bivouac imaginaire.

Alors, un cahier orange dans une main, un autre jaune plus loin, commence un dialogue. Précisément une lecture mise en dialogue entre des campeurs qui campent une communauté d’acteurs, des philosophes eux-mêmes, une équipe de rugby, des a amoureux, des danseuses, des rôles. Un peu moins que des personnages et bien davantage des voix, qui interrogent le corps et l’utopie, les mots du dictionnaire, la lointaine histoire d’une ville syrienne, les univers carcéraux, les mythes et, toujours, eux aussi.

On l’aura compris, « Randonnée » n’est pas un arrêt mais bien une étape, dans la journée, où l’on fait le point sur des idées qui s’affolent. Et dans l’affolement, avec gravité ou légèreté, chacun y va de sa demande, de son mot, de son adresse à la salle prise à témoin d’une parole déboussolée qui cherche à comprendre.

Sur le plateau, bordé d’écran vidéo (comme des cartes postales) animés du rythme d’une nature paisible pour l’un et d’un mouvement urbain pour l’autre, dans un espace ouvert où les comédiens suivent des trajectoires improvisées dans les limites de la scène, le théâtre réapparaît à la marge. Et avec lui un art de la conversation lié à l’art de l’acteur quand il est débarrassé du pathos, du vêtement du personnage, de l’imitation. Un théâtre qui ne prétend plus au vrai, mais déploie une sincérité. Bach et ses variations, ponctuent cet instant poétique. On voit en Antonin Ménard et son théâtre, avec le coucher du soleil qui gagne la scène, le geste singulier d’un metteur en scène qui tient théâtre, d’abord, pour le lieu d’une communauté qui se parle, enfin, encore.

Yannick Butel. Ouest-France, mai 2005

Mouvement

A Caen, un spectacle d'Antonin Ménard

Théâtre fureteur Jeune metteur en scène, Antonin Ménard reprend les 18 et 19 décembre à Caen, Randonnée, créé en 2005, et montre une étape de travail d'un chantier théâtral sur le désir et la rupture. Antonin Ménard - metteur en scène, et performer pour Pascal Rambert - reprend son spectacle Randonnée, créé en 2005. Un spectacle qui mériterait largement une plus large diffusion, pour sa fraîcheur chorégraphique, pour ses couleurs, son énergie, et ses textes emprunts de philosophie. Ces deux soirées seront également l'occasion de montrer une étape de travail de la prochaine création de ce jeune metteur en scène. Il s'agit de Breakin’it down : un chantier théâtral sur le désir et la rupture, à partir du mythe de Bérénice, et avec la complicité des musiciens rock de newpauletteorchestra. Qu'est ce que la marche ? Qu'est ce que la pensée ? Comment restituer le mouvement de la pensée en marche ? Voilà des questions qu'aborde Ménard dans Randonnée, en y inscrivant une poétique assurément politique, et dans une esthétique très colorée. Cette randonnée est le résultat de plusieurs sessions en plein air et sur les plateaux, durant lesquels les acteurs auront pris des images, travaillé leur corps en faisant du trapèze volant, constitués des textes et des réflexions à partir de Foucault, Deleuze, Godard et autres. Sur une scène encombrée de tentes de campings, les comédiens - qui sont muni de sacs à dos et de sacs de couchages-, effectuent des chorégraphies totalement saugrenues, qui interrogent les normes sociales du corps. Sur plusieurs écrans décentrés, des images projetées de Frédéric Leterrier (auteur d'Un indien dans la réserve, documentaire tarkovskien tourné au Canada) évoquent le mouvement, l'urbain, et différents états de corps. On assiste alors à un imaginaire puissant et tranquille qui fait parfois référence à Mathilde Monnier. Mais c'est aussi un spectacle drôle et décalé, qui malheureusement ne peut faire une reprise dans les conditions requises (peu de moyens, comédiens et matériels manquant,...). Il faut aussi saluer ce groupe formidable d'acteurs et créateurs qui compose Randonnée, et que l'on a pu rencontrer dans le Laboratoire d'Imaginaire social, ou pour certains, dans les créations de David Bobée (bientôt à la Cité Internationale avec Fées, écrit par Ronan Chéneau et publié au Solitaires Intempestifs), mais aussi chez Thomas Ferrand ou Frédéric Deslias. Il s'agit de Grégory Gilbert, Fanny Catel-Chanet, Hélène Boytard, Abigail Green, Eric Fouchet, Virginie Vaillant, Clarisse Texier, Justine Haelters, Angélique Colaisseau, Jean-Baptiste Julien, Emmanuelle Hadjadj, Stéphane Babi Aubert, Vincent Thomasset... Un groupe inventif, très actif, à suivre absolument.

Laurent Ravïlik-Vachreau

Randonnée, mise en scène d'Antonin Ménard, les 18 et 19 décembre à 19 h 30 au Théâtre des Cordes à Caen.

(A l’arrachée…)

(…) Antonin Ménard, quant à lui, après un superbe Hamlet/Machine/Gun, a engagé ses moyens financiers pour travailler en randonnée avec son équipe. Un an plus tard, il en ressort un spectacle d’une grande intelligence, des chorégraphies inédites sur un plateau parsemé de tentes, de sacs à dos et de micros, que traverse avec légèreté la pensée de Foucault et Deleuze. (…)

Thomas Ferrand extraits

janvier-mars 2006


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réactions

Caen, le 4 janvier 2006

En mai dernier, les hasards d’une programmation m’ont fait franchir les portes d’un théâtre pour découvrir un spectacle bizarrement intitulé Randonnée.

Pourquoi dans cette douceur de mai choisir le confort d’un théâtre plutôt que de partir simplement en randonnée… Ce hasard, sans être une révélation, fut heureux et enthousiasmant.

Une « bande de jeunes », sac au dos, chaussures de marche au pied, tente « décathlon » au sol, brandissaient des cahiers d’écoliers, tels des manifestes, ou des petits livres rouges, pour murmurer, jouer, inventer leurs récits et leurs lectures. Deleuze et Foucauld en tête, micro en main, en pleine lumière ou sous une tente, dans une chorégraphie répétitive frisant le ridicule et le poétique, ils s’emparaient avec vigueur de ces philosophes impressionnants, pour dire, voire mieux, faire d’urgence leur théâtre et créer leur œuvre d’art indispensable…

Gonflés de leurs certitudes, ils m’émurent et me bouleversèrent : comment oublier que nos plateaux de théâtre, trop souvent formatés pour les besoins d’une diffusion de masse, pouvaient laisser libre cours aux penseurs, aux poètes, à la frénésie des corps lancés dans des courses insensées et sans but, au repos mérité pour des veillées dérisoires à chanter des mélodies rasantes, et à entendre des mots d’amour, déjà dits par d’autres, mais qu’il fait si bon réentendre…

Pierrot le fou n’était sans doute pas si fou, et sans être A bout de souffle Godard, avec la simplicité de ses mots concluait le spectacle, comme une évidence…

Pour ces histoires de désir, ces contes à dormir d’amour, pour cette urgence à enfiler les chaussures de randos, il faut que vous écoutiez Antonin Ménard : c’est un garçon qui rêve, qui réfléchit, et qui fait du théâtre comme on respire, dans l’air du temps, du sommet d’une falaise ou accroché à un trapèze. C’est un grand romantique – forcément quand on se prénomme Antonin -, avec ses idéaux et ses désirs ludiques… parfois lubriques, qui saura envahir vos théâtres avec ses équipiers, pour inventer des formes improbables, mais censées et belles, parce qu’elles savent rendre le public intelligent : et ça, c’est pas si facile !

Philippe CHAMAUX