L’instit, ce mythe vivant est disparu

Même s’il était de petite taille, à nos yeux notre instit était grand. Le plus grand de tous les hommes du village et de tous ceux qui habitent les hameaux avoisinants. L’instit est toujours grand, capable de toucher le ciel. Cueillir les étoiles les plus lointaines sans monter sur une échelle. Le nœud simple et bien fait d’une cravate fine avec une chemise classique blanche. Toujours propre. Une paire de chaussures noire bien cirée, toujours hautement cirée. Ainsi fut notre instit. Le vôtre aussi. Il nous faisait peur. Ce n’était pas une peur mais une sorte de sentiment profond et incompréhensible. Entre amour, fascination et respect.

La première fois que j’ai vu une paire de lunettes posée sur un nez, c’était sur celui de mon instit. Et depuis, toute image de lunette est liée à celle de l’instit. Dans le village, il ne passait pas inaperçu. Il était écouté et respecté. De temps en temps, je fréquentais le petit café du village, mais je n’avais jamais aperçu mon instit dans cet espace bruyant. Je faisais toutes les acrobaties possibles afin qu’il ne me voie pas attablé dans ce lieu réservé aux adultes. Dès que je le croise sur mon chemin, la tête baissée, je change de trottoir. Il avait une démarche spéciale et unique. Une démarche à lui seul. J’ai toujours imaginé notre instit comme l’homme le plus riche de la terre. Il n’avait pas besoin d’argent. Tout ce qu’il demandait, tout ce qu’il voulait était exaucé. Comment ? Je ne l’ai jamais imaginé dans le besoin des autres. Au contraire, c’était lui qui venait au secours des autres. Toujours souriant, enthousiaste ! Raisonnant. Il détenait toutes les solutions de tous les problèmes des villageois. Magie et magique! Vous vous souvenez des noms de vos instits. Moi, les noms de mes instits je les ai bien mémorisés. Ils s’appelaient Si Daoudi, Si Hamid, Si Dahmane, Si Chérif.

Aujourd’hui il n’y a plus d’instit. Le monde est sombre. Triste. Vide. Aveugle. Beaucoup d’écoles, des milliers d’écoles sont bâties. Elles ressemblent à des fantômes. Certes, dans ces écoles, existent des classes avec des tableaux noirs, des brosses, des craies de toutes couleurs et des fenêtres, mais sans âme. Le maître du lieu fut l’instit. Les cahiers scolaires de douze, de vingt-quatre ou quarante-huit pages portaient en 4e de couverture les tables d’addition de soustraction et de multiplication. Ces cahiers magiques n’ont plus d’existence. Jadis, ils dégageaient l’odeur mystérieuse d’encre et le parfum de poésie. Le maître ne fascine plus. Plus de nœud bien fait d’une cravate fine avec une chemise blanche classique. Rien sur rien ! Plus de ce respect-là qui ressemblait au sentiment de crainte. Les livres scolaires jadis ensorcelants et prenants sont déplumés de leurs beaux textes. L’arbre est effeuillé de ses poètes : Dib, Kateb Yacine, Aragon, Malraux, Sartre, Zola, Balzac, Taha Hussein, Tawfik al Hakim, May Ziadah, Elia Abu Madi, Georgi Zaydane, Abu al Qasim Chabbi… l’élève partage avec son maître le trottoir, le café, le portable et même la cigarette !

Rendez à l’école son instit avec le nœud unique de sa cravate fine. Rendez au village la démarche impériale de l’instit sur le trottoir. Rendez à l’instit le ciel plein d’étoiles à cueillir.

Amine Zaoui (avec son aimable autorisation), texte paru dans Liberté.