L'année de l'éduction sentimentale : extraits

Extraits © Gallimard

« Un instant, en respirant l’air chaud, plein d’une odeur d’herbe séchée, elles pensèrent à leurs poumons saturés de particules fines, au ciel saturé de particules fines, à l’odeur de gaz d’échappement sur les boulevards, à l’incessante circulation des livreurs et des cars de tourisme qui tournaient à la recherche d’un parking sans arrêter leur moteur, à l’orage qui peut-être se préparait là-bas, aussi, qui ferait claquer les fenêtres ouvertes des appartements, qui soufflerait jusque dans les couloirs du métro, et noircirait le ciel d’une couleur de mazout. À Paris, en cette fin d’été, le ciel du soir était de couleur soufre, une couleur de poison, on s’empoisonnait – cette couleur de poison magnifique, si belle au-dessus du pont Saint-Michel ou de la passerelle des Arts,

mais ici, en pleine campagne, l’air était pur, on aurait pu se croire au dix-neuvième siècle si des voitures ne passaient pas de temps à autre sur la route ; les vaches disposées sous les arbres composaient ce genre de tableaux des petits maîtres d’autrefois qui remplissent les musées, si justes qu’on a l’impression que les bêtes vont se mettre à remuer la queue et que les nuages vont glisser, « se dilater lentement dans le ciel vide, quelle chance, dirent aimablement les deux invitées, ce grand jardin, cette belle maison, tout cet air pur, c’est magnifique !

— J’aime la campagne, dit Anne. J’y allais quand j’étais petite.

En réalité, l’immobilité de la campagne leur faisait peur. « Tout cet air pur » (comme elles dirent) les étouffait. Ce silence. Ce suspens. Elles avaient posé leurs sacs à côté de leur chaise, avec les magazines. Elles regardaient autour d’elles. Le grand ciel vide, laiteux et trouble, semblait glisser vers la bordure de l’horizon.

La maison était ouverte, sombre, comme une maison des Tropiques. »


« Calme-toi, se dit-elle. C’est un insecte. Il y a ce jeune homme, dans la maison, tu le sais. Nous, les femmes, produisons des hommes. C’est quand même extraordinaire. Les hommes nous font peur, - car de qui avons-nous peur quand nous sommes enfermées entre femmes dans une maison isolée ?- Mais nous produisons d’autres hommes (nos fils) qui nous protègent. Le monde est bien fait ! Sois optimiste, se disait-elle, sois positive. »


« Dans l'ombre qui s'étendait sur le champ, se profilait pourtant quelque chose qui avait persisté en elles, à leur insu, quelque chose d'induré - ces images que le temps dépose -, c'était là, au Malebranche, dans la petite salle sombre où ils allaient jouer au flipper, la salle du fond (là où la bande avait ses habitudes), qu'Irène avait pleuré pour une histoire de coeur dont personne d'autre qu'elles ne se souvenait. Pour une histoire vieille comme la lune, comme les été au mont Athos. Cette histoire faisait partie du dépôt qu'avait laissé en elles l'existence. Elles en parlaient encore. Elle les remuait encore. Elles en souffraient encore? »


« Pour chacune d'elles, la vie des autres était un mystère. Mais elles avaient besoin des autres pour apprécier ce qu'elles vivaient. »