« Les trois hommes étaient à la réception quand nous étions sortis de la salle à manger. Ils ne portaient pas de vêtements de montagne ; rien de spécial ne les distinguait — sinon cette arrivée tardive. Ils n’avaient pas l’air de clients. Plutôt un air professionnel. Vu l’heure, c’était bizarre. Nous avions pensé à des hommes venus vérifier la patente, les installations sanitaires, la conformité des cuisines. Ou peut-être — bien qu’ils n’eussent pas d’uniformes — aux gens de la douane. La frontière n’était qu’à deux kilomètres. Il arrivait que des douaniers montent prendre un verre en sortant du travail.
Les trois hommes ne s’étaient pas attardés ; juste le temps de boire une bière. La voiture était repartie d’où elle venait, redescendant vers le village, plus bas, dont le nom m’échappe, refaisant le chemin en sens inverse. Il n’y avait pas d’autre solution : l’hôtel était un cul-de-sac.
Elle avait démarré très vite, dès que les hommes avaient claqué la portière, en marche arrière sur le terre-plein de gravillons (c’est ce qui m’a fait penser, depuis, que l’un des hommes devait attendre à l’intérieur). Je ne sais pas quel mot conviendrait : un associé, ou un comparse. Ou un collègue. J’ai su depuis comment, dans les milieux du renseignement, on liquide ceux qui en savent trop ou qui gênent.
Quand nous étions sortis de table, la patronne se tenait à la réception. Elle avait l’air rêveur. Elle avait dit : « Ce sont les gens de la douane. Pas de ceux qui travaillent en bas. De “gros bonnets”, ceux des bureaux. Des supérieurs. » Mais ce n’étaient pas les gens de la douane. »
« Je levai les yeux : comme la verrière était éteinte (elle avait été éteinte particulièrement tôt ce jour-là en raison des faibles mouvements à l'hôtel), on voyait bien la Voie lactée - une poussière blanche, une fine granulation. (...) Je me souvenais qu'autrefois quelqu'un, je ne savais plus qui, m'avait montré les étoiles. Je me souvenais du doigt qui dessinait leurs formes dans le ciel. (...) Je savais si peu de chose du monde, me disais-je, en regardant le ciel briller, le poudroiement du ciel nocturne au-dessus de l'Altefrau, au-dessus des sapins, des pierriers, au-dessus des pentes vertigineuses, de ce que Serge avait appelé "la noire forêt du rêve", les kilomètres de bois ininterrompus, la muette population des sapins - leurs branches... »
« La verrière éclairée au milieu de la nuit ressemblait à une île (le feu brûlant ailleurs, au milieu de la sombre forêt), une île où nous aurions été perdus,où nous aurions été une poignée d’hommes, des survivants. Je pensais en regardant le feu dans la vitre à ces contes où des voyageurs égarés aperçoivent une lumière au fond de la forêt. On croit qu’ils sont sauvés, qu’ils viennent de trouver un abri, mais c’est la maison des brigands ou d’un ogre, d’un chasseur attablé à manger le coeur chaud d’une biche. »
« Tout le monde est triste, me dit Franck. Plus ou moins triste. Quand on se rend compte. »
«Elle eut un geste pour désigner la nuit par la fenêtre, aussi dense que la sapinière qui entourait le lac, le rempart silencieux des montagnes . Je pensai : les noires forêts du rêve…les sanglantes forêts du rêve.»