L'élément non débattu

Un élément du dossier d'instruction, non présenté aux jurés lors du procès alors qu'il aurait vraisemblablement modifié le verdict, peut-il être considéré comme "inconnu de la juridiction au jour du procès", et justifier la révision de la condamnation ?

Rappel des circonstances :

Jean-Marc Deperrois avait demandé la révision de sa condamnation en invoquant, entre autres, comme fait nouveau, la phrase de Denis Lecointre à Jean-Michel Tocqueville : « tu vas passer à la télé, toi, avec c’que t’as mis dans la Josacine ». Cette phrase, dont les enquêteurs n’ont jamais demandé la signification aux intéressés, et qui n’a jamais été mentionnée lors du procès, n’a été retrouvée dans le dossier d’instruction que des années plus tard par le journaliste Jean-Michel Dumay.

La Commission de révision des condamnations pénales avait estimé toutefois, en 2001, qu’il ne s’agissait pas d’un élément nouveau puisque la phrase figurait dans le dossier d’instruction, à la disposition des magistrats et des avocats, quand bien même personne n’en a tenu compte, et quand bien même les jurés ont donné leur verdict sans en avoir été avisés.

Une mission d’information, confiée à MM. les députés Alain TOURRET et Georges FENECH, a longuement travaillé en 2013/2014 pour préparer la nouvelle loi sur la révision des condamnations pénales (votée le 20 juin 2014)

Intervention auprès des députés, et rejet de notre proposition :

Nous avons écrit le 28 janvier 2014 à tous les Députés pour attirer leur attention sur le cas de l'élément non débattu devant les jurés. Plusieurs députés nous ont répondu qu’ils avaient pris bonne note de cette questions et envisageaient d’intervenir sur ce sujet par questions écrites, ou orales, ou dépôt d’amendements (voir la sous-page ci-dessous). Par ailleurs, la mission d'information avait entendu avec attention Maître Valérie Rosano, avocate de Jean-Marc.

Mais lors du dépôt de ses conclusions, nous avons été consternés de constater que la mission renonçait à proposer qu'un élément du dossier, inconnu des jurés, et qui aurait vraisemblablement modifié le verdict, puisse être considéré comme « élément nouveau ».

Madame Estelle GRELIER, Députée de Seine Maritime, qui avait bien voulu recevoir la Présidente du Comité de soutien, nous a écrit le 4 mars 2014 pour nous annoncer que la proposition de loi avait été adoptée à l’unanimité en première lecture. Elle précisait dans sa lettre :

« […] Lors des débats en commission des lois, la question de « l’élément non débattu » a fait l’objet d’un amendement de MM. MOLAC, CORONADO et CAVARD, qui proposaient d’ouvrir la révision si un élément non débattu lors du procès pouvait permettre d’émettre un doute sur la culpabilité du condamné. Cet élément a été rejeté, pour quatre raisons explicitées par le rapporteur, M. Alain TOURRET :

« Premièrement, le recours en révision ne saurait pallier toutes les défaillances des acteurs du procès, en particulier des avocats de la défense, qui doivent soulever tous les éléments utiles à la manifestation de la vérité au cours du procès, sous l’œil vigilant des magistrats professionnels.

Deuxièmement, la mesure entraînerait une hausse considérable du contentieux préjudiciable aux magistrats de la Cour de cassation, tant il serait aisé d’extraire de pièces parfois extrêmement nombreuses le moindre élément non débattu, mais sans conséquence sur la culpabilité.

Troisièmement, en matière délictuelle, il est matériellement impossible de connaître l’ensemble des éléments débattus devant un tribunal correctionnel, où l’enregistrement sonore ou audiovisuel des débats n’a pas été prévu.

Quatrièmement, il convient de conserver au recours en révision son caractère tout à fait exceptionnel. La voie de l’appel permet déjà de soulever des éléments présents dans le dossier et qui n’auraient pas été débattus au cours du premier procès ».

Cet argumentaire a été entendu par les dépositaires de l’amendement, qui l’ont retiré de la discussion et n’ont pas souhaité le redéposer pour l’étude en séance.

Au vu du combat que vous menez depuis de nombreuses années pour la réhabilitation de M. DEPERROIS, je comprends votre déception […] »

Nos remarques au sujet de cet argumentaire :

Nous sommes très reconnaissants à Madame Grelier, qui a bien voulu nous entendre, ainsi qu’à tous les députés sensibles à la question de l’élément non débattu, dont certains nous ont répondu, et qui sont intervenus pour tenter de faire adopter la disposition que nous proposions. Mais l’argumentaire rappelé ci-dessus à l’appui de son rejet nous inspire plusieurs remarques, pour chacun des points invoqués :

Premièrement, l’instruction doit être menée en France à charge et aussi à décharge. Les magistrats portent donc une responsabilité équivalente – voire supérieure - à celle des avocats de la défense, de n’avoir pas su, pas pu ou pas voulu utiliser cet élément qui restera non débattu.

Deuxièmement, il ne s’agit pas de sortir du dossier « le moindre élément non débattu ». Il est regrettable que l’amendement proposé n’ait pas précisé à propos de cet élément : celui dont la connaissance par les jurés « aurait vraisemblablement modifié le verdict ».

Troisièmement : le troisième argument ne nous convainc pas, dans la mesure où la fameuse phrase de D. Lecointre aurait manifestement fait sensation aux assises, et n’a été notée par aucun journaliste présent. Il est donc certain qu’elle n’a pas été révélée aux jurés.

Quatrièmement, comme nous l’avions écrit dans notre lettre, qu’en est-il de ceux qui, comme Jean-Marc, n’avaient pas la possibilité de faire appel dans les années 90 ?

Conclusion :

Certes, le législateur, a réservé la possibilité d’examiner le « mal jugé » au droit d’appel d’une condamnation pénale (loi du 15 juin 2000). Alors que la révision par contre, qui ne survient qu’après une condamnation définitive et sans recours possible, n’a pas pour objet de déceler les erreurs ou les fautes de l’instruction. C’est pourquoi il lui faut un élément « inconnu de la juridiction au jour du procès».

Reste à déterminer ce qu'on entend par "la juridiction". Ceux qui jugent, en dernier ressort, ce ne sont pas les magistrats, mais bien les jurés. Si un élément capital ne leur a pas été révélé, nous estimons qu'il devrait donc être considéré ipso facto comme "inconnu de la juridiction".

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