LA CONTRE-ENQUETE DE JEAN-MICHEL DUMAY

Contre-enquête à l'appui de la révision du procès de la Josacine

Article paru dans "le Monde" daté du 24 novembre 2002

(Nota - Cette enquête a été initiée par Jean-Michel Dumay, journaliste au "Monde" ayant suivi le procès en 1997, parce qu'il était profondément taraudé par le doute. Elle a été réalisée en toute indépendance des parties, notamment de la défense et du comité de soutien.)

La commission de révision devait examiner, lundi 25 novembre, la requête déposée par Jean-Marc Deperrois, condamné en 1997 à vingt ans de réclusion pour l'empoisonnement d'Emilie Tanay, 9 ans. Il a toujours clamé son innocence. Une écoute singulière, passée inaperçue à l'époque, renforce le doute. [...]

Le samedi 11 juin 1994 , à 22 h 30, Emilie Tanay, 9 ans, décédait à l'hôpital du Havre après avoir été prise en charge dans un état grave par le Service médical des urgences (SMUR) à Gruchet-le-Valasse (Seine-Maritime).

Cinq jours plus tard, les journaux télévisés du soir annonçaient que la Josacine, l'un des principaux sirops antibiotiques utilisés en pédiatrie, était impliquée dans un décès suspect et était retirée du marché. En plein vent de panique, il était précisé le lendemain que du cyanure de sodium, cause du décès de l'enfant, avait été identifié dans l'un des flacons prescrits pour traiter une bronchite bénigne.

Accident ? Acte de malveillance ? Crime ? En mai 1997, le chef d'une petite entreprise de Gruchet, Jean-Marc Deperrois, alors âgé de 46 ans, également adjoint au maire du village, était condamné à vingt ans de réclusion criminelle pour "empoisonnement avec préméditation".

Emilie aurait été victime d'une méprise dans une affaire d'adultère : l'homme se serait introduit en cachette au domicile, voisin de son bureau, de sa maîtresse – Sylvie Tocqueville, secrétaire de mairie – où l'enfant avait été invitée à passer le week-end afin de participer à une fête médiévale. Il aurait versé le poison dans le médicament resté sans surveillance, qu'il aurait cru destiné au mari, Jean-Michel Tocqueville.

Pour étayer l'accusation, nulles preuves formelles, ni aveu, ni témoins, mais "une série de présomptions graves, concordantes et accablantes" : Jean-Marc Deperrois s'est procuré du cyanure un mois avant le drame (à des fins professionnelles, selon ses explications) ; il a nié maintes fois en garde à vue qu'il s'en était procuré ; et puis, selon les expertises, le produit dont il était en possession, jamais analysé parce que jeté à la hâte, se rapprocherait de celui qui fut retrouvé dans le flacon empoisonné. Selon le chef d'enquête, le capitaine de gendarmerie Jean-Louis Martinez : "Aucun élément concret permettant d'accréditer une autre hypothèse (...) n'a été recueilli. Celle de Deperrois Jean-Marc reste la plus plausible."

Jean-Marc Deperrois, lui, depuis plus de huit ans, clame son innocence, expliquant ses mensonges par une peur panique d'être mêlé à ce décès suspect. En octobre 1998, son pourvoi en cassation est rejeté. La vérité judiciaire est scellée. Seul un élément inconnu, "de nature à faire naître un doute sur la culpabilité du condamné", pourrait donc permettre la révision du procès.

Lundi 25 novembre, la commission de révision des condamnations pénales, présidée par Martine Anzani, doit examiner la requête que l'ancien élu de Gruchet a déposée en novembre 2001 et fondée sur une contestation des expertises que sa défense considère comme avoir été prépondérantes dans la condamnation. Celles-ci, au côté d'un mobile qui pouvait paraître peu convaincant et d'un geste peu vraisemblable, avaient déjà, au procès, suscité nombre d'interrogations (Le Monde du 27 mai 1997).

Or le dossier d'instruction, dont Le Monde a consulté les 1 943 cotes, soit près de 10 000 pages, recèle plusieurs zones d'ombre, dont certaines n'ont pas été livrées aux jurés.

Des écoutes oubliées.

Ainsi, tout d'abord, une série d'écoutes qui ne furent jamais exploitées, ni pendant l'instruction ni au procès.

Le soir du drame, lorsque le SMUR est intervenu, vers 20 h 30, chez les Tocqueville, l'attention n'a pas porté d'emblée sur la Josacine, dont il a été seulement dit, selon l'équipe médicale, que l'enfant lui avait trouvé un mauvais goût – ce qui, semble-t-il, n'était pas si inhabituel. On suspecta d'abord une rupture d'anévrisme. Ce n'est donc que vers 22 heures que le médicament a été réclamé pour analyse. Entre-temps, deux hommes sont restés seuls avec ce flacon : Jean-Michel Tocqueville et Denis Lecointre, un ami appelé en même temps que le SMUR et qui se chargea d'apporter le médicament à l'hôpital.

Mis sur écoute le 16 juin 1994, cinq jours après les faits, alors qu'ils ne savaient pas a priori qu'ils seraient placés en garde à vue le lendemain, les deux hommes s'appellent trois fois après 20 heures, alors que la télévision annonce le retrait du marché du médicament.

Au cours de ces conversations émergent quelques fragments troublants. "Ils font leur boulot correctement, hein, c'est bien ce que je pensais !", dit Jean-Michel Tocqueville, en référence au retrait du médicament. Denis Lecointre paraît le rassurer : "C'est hallucinant... mais bon, tu vois que t'étais pas coupable !". Puis, un peu plus loin, inquiet cette fois de ce que les gendarmes ne leur communiquent aucune information, semble-t-il, sur les causes de la mort de l'enfant : "Il faut qu'on sache, hein ! – Ouais, ok ! – Il faut qu'on sache ! – Ok ! – Hein ! – Oui ! – Parce que t'à l'heure, tu vas passer heu, à la télé, toi, avec ton produit qu't'a mis dans la Josacine ! – Ouais, ouais, ok !"

Cette affirmation de Denis Lecointre n'a fait l'objet d'aucune question des gendarmes ou du juge d'instruction. Il n'y est jamais fait référence dans la procédure et elle n'a jamais été évoquée au procès. Me Charles Libman, qui a défendu Jean-Marc Deperrois en 1997, affirme qu'il l'avait relevée, mais qu'il n'en avait pas fait état à l'audience, ayant déjà beaucoup malmené Denis Lecointre. Me Francis Szpiner, qui a repris la défense observe que, s'agissant d'une pièce contenue dans le dossier – "effectivement extrêmement troublante" – elle ne pourrait juridiquement à elle seule constituer "un fait nouveau".

Jean-Michel Tocqueville aurait-il mis un "produit" dans le médicament, "ton produit", dit Denis Lecointre ? Sur ce point important, les enquêteurs reconnaissent qu'il ne fut jamais suspecté que le contenu du flacon apporté à l'hôpital ne fût pas celui qu'ingéra Emilie. Autrement dit, un scénario n'a jamais été exploité : non pas celui d'un empoisonnement volontaire, mais d'un accident camouflé après coup. Dans cette hypothèse, Emilie Tanay aurait ingéré par mégarde un produit cyanuré, qui aurait été ensuite versé dans la Josacine.

Enfin, et surtout, pourquoi Denis Lecointre, a priori totalement étranger au drame et qui, à cette date, ne pouvait pas connaître le toxique en cause, est-il lui-même si inquiet ? Car à la fin de ces écoutes, Jean-Michel Tocqueville constate : "Ils sont incapables d'analyser le truc, quoi." Denis Lecointre : "Ouais, ouais, de t'façon on est bien clair, nous on s'est pas vu dans la journée."

Un laborantin qui manipule du cyanure.

Suspecté au début de l'enquête, Denis Lecointre, 33 ans en 1994, est opérateur dans un laboratoire de la société pharmaceutique Oril, à Bolbec, une commune voisine. Dans son service, le cyanure de sodium – une poudre cristalline blanche – est fréquemment utilisé pour l'élaboration de molécules. Des salariés ont indiqué qu'il était possible d'en sortir de petites quantités ; Oril en commandait de 600 à 700 kg tous les deux mois auprès du grossiste qui fournissait aussi la société Prolabo d'où provenait le cyanure de Jean-Marc Deperrois. Hormis la dernière livraison chez Oril, en mai 1994, les expertises se sont quasi exclusivement concentrées sur les cyanures commercialisés en 1993 et 1994 par Prolabo.

En garde à vue, le 17 juin 1994, Denis Lecointre déclare : "Je persiste, je n'ai jamais ramené de cyanure chez moi, ni pour quelqu'un d'autre." Cependant, en 1997, alors que s'ouvrait le procès de Jean-Marc Deperrois, un courrier, retrouvé dans l'abondante correspondance reçue au lendemain de la condamnation, faisait état de ce qu'"une certaine Lydie" (le prénom de l'épouse de Denis Lecointre), se serait inquiétée, le lendemain du drame : "Pourvu qu'il n'en a pas sorti de l'usine !" L'auteur de cette lettre, totalement étrangère à la vie de Gruchet, mère d'une jeune femme ayant fréquenté Lydie Lecointre, a confirmé la teneur de son courrier et fait part au Monde de la réticence de sa fille à témoigner directement de ce qu'elle aurait su également, avant le drame, que l'opérateur d'Oril sortait parfois "des produits pour désherber les allées, tuer les souris et les rats".

De son côté, Sylvie Tocqueville, aujourd'hui divorcée, affirme maintenant qu'elle tiendrait de son ex-mari, avant le décès d'Emilie, que Denis Lecointre "aurait eu l'intention" de sortir du cyanure de son entreprise à des fins, dit-elle, personnelles, et aurait demandé, toujours à son ex-mari, "s'il était d'accord pour le garder". Elle n'en a jamais fait mention à la justice.

Un emploi du temps problématique.

L'enquête a conclu que Denis Lecointre n'était pas passé, comme il le soutenait lui-même, à côté de la mairie de Gruchet, et donc près des lieux du drame, le 11 juin 1994. A-t-il caché une rencontre avec Jean-Michel Tocqueville, comme pourraient le laisser supposer les écoutes du 16 juin –"de t'façon, on est bien clair, nous, on s'est pas vu dans la journée" ?

Interrogés en 1994, deux témoins de Bolbec, qui avaient remarqué l'organisation d'une grande fête médiévale à Gruchet, avec costumes, grimages et animations de rue, ont noté que, vers 19 heures, Jean-Charles, le fils de Denis Lecointre, était lui-même maquillé. L'un de ces témoins : "Je lui ai demandé pourquoi et il m'a répondu qu'il revenait d'une fête." Ces deux personnes confirment aujourd'hui qu'il s'agissait bien, dans leur esprit, de la fête de Gruchet – ce qui n'était pas précisé. En outre le plus jeune fils des Tocqueville, Bertrand, alors âgé de 5 ans, a également déclaré en 1994 : " [Après le défilé de l'après-midi], Papa nous a conduits à la maison. Il y avait également un enfant, Jean-Charles [Lecointre], et son papa, Denis. Jérôme [Tocqueville, son frère aîné], Emilie [Tanay], Jean-Charles et moi avons bu du jus d'orange."

Joint au téléphone en octobre, Denis Lecointre n'a pas souhaité répondre à nos questions, déclarant seulement vouloir "tourner la page" et avoir "vidé le disque dur". "Ce que j'ai vécu ne regarde que moi, a-t-il expliqué, toujours ému par le décès d'Emilie qui aurait, comme son fils, 17 ans. J'ai coupé les ponts avec cette affaire. Je me protège avant tout et je protège ma famille. J'ai été trop gentil, et après, on le paye. Toute ma vie, j'ai rendu des services. Imaginez, mettez-vous à ma place : on vous appelle un soir à 20 heures et on vous emmène dans une histoire impossible." A l'audience, la défense de l'accusé s'était étonnée de ce que les gendarmes l'interpellant à son domicile, le 17 juin 1994, avaient retrouvé chez lui, alors qu'il n'était qu'un témoin assez éloigné des faits, "deux feuilles relatives à ses activités du 11 juin".

Des circonstances du drame mal établies.

L'absence de reconstitution lors de l'instruction – sur laquelle le juge Christian Balayn, contacté, n'a pas voulu faire de commentaire – ne permet pas d'établir précisément ce qui s'est passé au cours des minutes qui ont précédé l'arrivée du SMUR, pendant lesquelles la petite Emilie – seule donnée certaine – ingéra un produit cyanuré. Les seuls éléments permettant de visualiser la scène – les dépositions des époux Tocqueville et de leur fils aîné, Jérôme – révèlent, sur ces circonstances, plusieurs contradictions.

Récemment questionnés, le médecin du SMUR, le docteur Y.H., et l'infirmier anesthésiste H.P., s'étonnent de leur côté, malgré l'insistance des questions qu'ils avaient posées, de n'avoir pas disposé sur place des indications, plutôt alarmantes – brûlures, crachat, bouche rincée au robinet vers lequel l'enfant se serait précipitée après avoir pris son médicament –, qui ont été fournies ultérieurement au médecin réanimateur de l'hôpital.

Des substances non retrouvées ou non analysées.

Dans son procès-verbal de synthèse de juin 1995, le capitaine Jean-Louis Martinez s'appuie sur les perquisitions, ainsi que sur les déclarations, pour conclure qu'il n'y a pas eu d'accident au domicile des Tocqueville du fait que ces investigations "n'ont pas permis de retrouver de cyanure ou de produit cyanuré". Sur le buffet de la cuisine, les gendarmes ont cependant saisi, le 17 juin 1994, "une feuille de journal daté du 28 février 1993 contenant des résidus de poudre blanche" ("pouvant provenir d'une boîte de désherbant", selon Jean-Michel Tocqueville). Elle n'a pas été analysée. A la cave, ce même jour, ils ont remarqué deux boîtes de mort aux rats. Elles n'ont, de même, pas été analysées. Quatre jours plus tôt, leurs collègues, pourtant dûment chargés de "répertorier divers produits domestiques pouvant être dangereux", passant le sous-sol au peigne fin, eux, ne les avaient pas mentionnées.

En outre, la femme de ménage des Tocqueville, qui a mentionné que le couple avait eu "pas mal de souris [en 1993] dans le grenier", a également fait part de ce qu'elle avait remarqué, sur le réfrigérateur, la veille du 11 juin ou alors une semaine auparavant, un flacon "assez ancien", sans étiquette, très fermement bouché, contenant un liquide incolore – ce qui l'avait particulièrement intriguée dans cette maison d'habitude ordonnée.

Elle l'avait mis dans un meuble de la cuisine, derrière deux boîtes d'antibiotique (Clamoxyl) alors prescrites au petit Bertrand. Ce vieux flacon n'a jamais été retrouvé. Et les Tocqueville, à son sujet, dans la procédure, n'ont pas été interrogés.

Jean-Michel Dumay

Avec l’aimable autorisation de l’auteur et du journal "Le Monde"