Clermont-Dessous

Le monument aux morts de Fourtic-sur-Garonne

(cliché Céline Piot)

Un monument aux morts original et revendicatif

Témoins d’un deuil national dans sa dimension locale, les monuments aux morts enseignent et transmettent aux générations suivantes le souvenir de ce qu’a été le massacre de 1914-1918. Érigés pour à la fois conjurer l’oubli de chacun des disparus et soigner la plaie collective de la guerre, ils demeurent comme une cicatrice visible dans le paysage des villes et des villages. Plusieurs historiens (Antoine Prost en 1984, Annette Becker en 1988, Franck David en 2013) ont élaboré des classifications de ces édifices dans lesquelles émergent principalement les monuments civiques, les monuments patriotiques et les monuments funéraires. Il faut aussi y ajouter les monuments pacifiques (étudiés par Danièle et Pierre Roy en 2006) dont l’objectif est d’espérer que pareille tuerie ne se reproduise pas.

Quelle que soit la forme de l’édifice, quels que soient les symboles qui y sont associés, certains monuments présentent l’originalité de livrer de véritables revendications politiques pourtant peu souvent étudiées et mises en valeur. C’est le cas du monument aux morts de Fourtic-sur-Garonne, commune de Clermont-Dessous (Lot-et-Garonne), pour lequel cependant peu de sources historiques sont à notre disposition.

Conçu par le sculpteur Strigoss et réalisé par Lazare, un entrepreneur de la commune, l’édifice de Fourtic-sur-Garonne a été inauguré le 6 décembre 1925. Situé sur une petite place en face de la mairie et du monument du Souvenir Français rappelant le conflit de 1870-1871, il se compose d’une stèle dont le côté principal est occupé par un haut-relief représentant une femme de profil faisant tomber des roses. Par l’inscription qui dédie le monument « Aux enfants de Clermont-Dessous », l’hommage rendu aux morts pour la France adopte la forme la plus sobre, la plus dépouillée et la plus neutre possible. Les figures féminines sont assez rares sur les monuments aux morts. Ce choix est donc déjà intéressant, d’autant que la femme représentée ne symbolise, comme le plus souvent, ni la Victoire, ni la Patrie, ni la Nation, pas plus qu’une sainte (la Vierge ou Jeanne d’Arc), mais certainement une mère ou une épouse éplorée dans une attitude de deuil. Ce choix, bien que très symbolique, n’est toutefois pas l’originalité majeure de ce monument. En effet, sa particularité principale vient d’une autre inscription, entourée d’un feuillage et disposée sur le côté droit sur une petite plaque de fonte, qui délivre ces mots : « À nos camarades victimes du capitalisme mondial », critique non feutrée dirigée contre les classes dirigeantes ayant sacrifié au combat les classes populaires.

Le 11 novembre 2013, Jean-Luc Mélenchon a dit son étonnement par rapport à une annonce faite par le président de la République François Hollande pour qui la prochaine guerre sera économique. Selon le leader du Front de Gauche, toute guerre est économique, en particulier le premier conflit mondial, et cette inscription le rappelle grandement ! Le 8 mars 1895, devant les députés réunis en séance à la Chambre, Jean Jaurès affirmait déjà que « le capitalisme porte en lui la guerre comme une nuée dormante porte l’orage. Il n’y a qu’un moyen d’abolir la guerre entre les peuples, c’est abolir la guerre économique, le désordre de la société présente. » Georges Clemenceau pensait lui aussi, la même année, que la guerre économique tue davantage que la lutte militaire, le capitalisme constituant une véritable « anthropophagie civilisée » (in La Dépêche, 27 août 1895). Au début du conflit mondial, pour certains antimilitaristes confrontés au choc des combats meurtriers des premières semaines, la guerre, dont ils ont caressé l’espoir de son empêchement par la grève générale si les socialistes avaient eu le temps d’organiser leur congrès international prévu à Vienne en août 1914, leur est « jetée entre les jambes » afin qu’ils n’aient « plus d’autres ressources que de [se] laisser incorporer et conduire à l’abattoir » (Renaud Jean, 19 août 1914). Capitalisme, colonialisme et nationalisme sont les principaux vecteurs du conflit (Renaud Jean, 2 septembre 1914). L’expérience de guerre vécue par les socialistes cristallise dès lors un antimilitarisme qui, pour certains d’entre eux, se traduit après-guerre par une condamnation des monuments aux morts perçus comme des « monuments d’hypocrite pitié » (Louis Barthas, février 1919), des objets de réclame d’un culte à la guerre et « au patriotisme haineux qui vient d’assassiner plus de dix millions d’hommes » (Renaud Jean, in Le Travailleur, 4 juin 1921). Pourtant, davantage que des édifices à la gloire de la victoire et de la guerre, ils représentent surtout des monuments du deuil donnant un sens collectif aux morts individuelles. Mais l’exemple de celui de Fourtic-sur-Garonne montre qu’ils peuvent aussi livrer une parole politique alors minoritaire à l’époque. En portant des inscriptions pacifistes (par exemple : « Maudite soit la guerre » à Gentioux dans la Creuse, ou « Guerre à la guerre » à Gy l’Évêque dans l’Yonne), certains monuments dénoncent la guerre, comme le réclamait Louis Barthas en février 1919 (« Je ne donnerai mon obole que si ces monuments symbolisaient une véhémente protestation contre la guerre, l’esprit de la guerre ») ; celui de Fourtic-sur-Garonne est intéressant et inédit en ce sens qu’il dénonce l’origine de la guerre tel que le diffuse le courant communiste s’exprimant par l’intermédiaire de l’Association républicaine d’anciens combattants (ARAC), pour qui il faut laisser en paix les victimes du capitalisme. Le jour de l’inauguration du monument aux morts de Feugarolles (Lot-et-Garonne), la section locale de l’ARAC appelle à la tenue d’un meeting pacifique anti-monument. Aussi, des participants se rendent-ils devant l’édifice avec une banderole portant l’inscription « Anciens combattants à leurs camarades victimes du capitalisme mondial » qui y reste dressée pendant une vingtaine de jours et qui rappelle celle du monument de Fourtic-sur-Garonne. L’indigence des sources relatives à celui-ci (les archives de l’ARAC ayant été détruites par le régime de Vichy) ne nous permet malheureusement pas de savoir si l’inscription apposée sur le monument de Fourtic-sur-Garonne est une commande de l’ARAC, commande acceptée par le comité et la municipalité, ou si elle émane d’une volonté de membres de ce comité qui auraient été sensibles aux idées de l’ARAC.

L’inscription anti-capitaliste du monument aux morts de Fourtic-sur-Garonne

(cliché Céline Piot)

Bibliographie :

  • Archives départementales de Lot-et-Garonne, 2 O 66/15.

  • La Dépêche, décembre 1925.

  • Discours de Jean-Luc Mélenchon à Barbaste (Lot-et-Garonne), le 11 novembre 2013.

  • Ducoulombier Romain, « Les socialistes devant la guerre et la scission (1914-1920) », in Cahiers Jaurès, n°189, juillet/septembre 2008, p. 33-55.