Jean Pierre Raffin Dugens et le mouvement pacifiste en Isère

La lutte contre la guerre s’était organisée dès le XIXème siècle. Les pacifistes, qui avaient pris conscience que les progrès rapides de la technologie militaire menaient à des guerres encore bien plus meurtrières que celles de jadis, se regroupèrent d’abord par nations, puis se fédérèrent internationalement sous l’autorité d’une femme, unique en son temps, l’Autrichienne Bertha von Suttner. Le mouvement, qui connut alors un développement considérable multiplia les initiatives en faveur de la paix à tous les niveaux, en s’appuyant sur une réelle influence.

Les principaux objectifs du mouvement pacifiste étaient alors:

    • le désarmement

    • la création d’une Cour Internationale d’Arbitrage

    • l’éducation à la paix et aux droits de l’Homme

Mais la propagande massive des nationalismes européens finit par l’emporter sur celle des forces de paix

Le mouvement pacifiste d’avant 1914, ardent et imaginatif, fut bien la toute première victime de la guerre. C’est dans cette période particulièrement active du militantisme pacifiste que s’inscrit le grand acteur de la paix de l’Isère, Jean-Pierre Raffin-Dugens. Sans connaître la même notoriété de Jean Jaurès, il a su maintenir, avant et durant la 1ère Guerre Mondiale, une conscience politique, devenue rare dans notre pays, et, avec ses amis Brizon et Blanc, garder une capacité d’initiative singulière. Il convient de lui rendre toute sa place parmi les grands acteurs de la paix de cette génération sacrifiée autant qu’oubliée.

Né à St Pierre d’Allevard, le 3 décembre 1861, aîné de dix enfants, il travaille à 14 ans aux papeteries avec son père, à Lancey puis à Brignoud. L’un de ses anciens instituteurs le remarque et l’aide à préparer le concours de l’École Normale de Grenoble, dont il réussit le concours d’entrée en 1877.

Dès lors, son métier d’instituteur, son engagement syndical et son militantisme politique vont marquer sa vie.

Nommé instituteur en 1880 à Pontcharra, il est appelé six mois plus tard à Grenoble où il va enseigner jusqu’en 1902. Brillant instituteur, il participe à l’aventure de Freinet qui va révolutionner la pédagogie à l’école.

Sa première apparition publique a lieu en 1889 lors d’une réunion du Comité Radical de Grenoble. Sa vie politique commence en 1898 quand il adhère au Parti Ouvrier Français (de J. Guesde et P. Lafargue), qui deviendra plus tard la SFIO en fusionnant avec le Parti Socialiste Français de Jean Jaurès. En révolte contre les injustices, contre la guerre et ses commanditaires, contre l’oppression, et même contre son propre parti, Raffin-Dugens a recours à la violence du verbe pour défendre la paix.

« Je vous demande si certains chefs n’ont pas le mépris de la vie humaine et si des hommes ne sont pas envoyés au front comme à l’abattoir. »

En 1900, il est l’un des fondateurs de l’Amicale des Instituteurs de l’Isère, qui se dote d’un journal mensuel, « la Tribune pédagogique du Sud-Est ». Ses articles critiques envers les inspecteurs lui valent, en 1901, d’être traduit le devant le Conseil Départemental de l’Enseignement primaire. C’est le début de « l’affaire Raffin-Dugens » !

Dès lors, la presse se divise à son sujet. On traite son journal de « dépotoir révolutionnaire ». C’est l’empoignade entre « Le Droit du Peuple », organe de la Fédération Socialiste de l’Isère et les journaux de droite, « Le Petit Dauphinois », « La Croix », « L’Impartial ». Raffin-Dugens est finalement sanctionné, mais pas révoqué. Il continue à écrire dans la « Tribune » et est même élu au Conseil Départemental de l’Éducation.

Attaqué par le journal « La République » et la mairie de Grenoble, il est défendu par la Fédération Socialiste de l’Isère, qui organise un meeting de soutien sous la présidence de Paul Mistral (futur maire de Grenoble). Il est finalement muté à Vienne en 1902.

Il est, dès lors considéré comme un martyr persécuté par son administration. Muté à Murianette en 1905, il fait la connaissance de Pierre Brizon, professeur à Voiron et directeur du journal « L’avant-garde du Dauphiné », ainsi que d’Alexandre Blanc, collaborateur du journal. Les trois hommes mènent une campagne antimilitariste, en particulier auprès des instituteurs. Raffin-Dugens est élu au comité Fédéral de la Fédération Socialiste de l’Isère.

En 1910, il préside une conférence de Jean Jaurès venu soutenir Mistral aux municipales. Toujours en 1910 il est le candidat socialiste aux législatives dans le Grésivaudan en même temps que Paul Mistral à Grenoble. Il se présente comme « instituteur, fils de paysan et ancien ouvrier d’usine », développant des idées originales pour rendre les écoles supérieures et les collèges et lycées « absolument gratuits ». Il est largement élu (à 49 ans)

Raffin-Dugens reste un esprit indépendant. Au congrès des socialistes isérois de 1910 il déclare pour expliquer les conflits internationaux que « la patrie des capitalistes est là où leur argent produit le plus. » Au Palais Bourbon, où il se fait vite remarquer, on lui donne le surnom de « Raffut d’urgence » du fait de ses interruptions et répliques cinglantes. Il y défend les principes qu’il avait exposés durant sa campagne électorale, intervenant à maintes reprises en faveur de l’école laïque, réclamant la multiplication des bourses à tous les échelons de l’enseignement, le relèvement des traitements des instituteurs pour multiplier le nombre des candidats aux écoles normales. Il contribue également à la fondation de la Fédération Nationale des Syndicats d’Instituteurs dont il sera l’un de dirigeants influents.

Soutenu par la Fédération Socialiste de l’Isère, il mène une campagne virulente contre la guerre, multipliant les conférences et les meetings.

Avec Jaurès et les socialistes, il s’oppose, en 1912, à Clémenceau qui entend allonger la durée du service militaire de 2 à 3 ans pour préparer l’armée française à une guerre contre l’Allemagne, en s’appuyant sur l’internationalisme ouvrier. La loi, qui est votée en juillet 1913, sera au cœur de la campagne électorale de 1914.

Raffin-Dugens présente ainsi Gustave Hervé, fondateur du journal « La Guerre Sociale », lors d’un meeting à Grenoble: « Pourquoi a-t-il été condamné à l’emprisonnement ? Parce qu’il avait dénoncé l’armée comme étant au service des capitalistes et qu’il s’était élevé avec énergie contre l’expédition au Maroc. On l’appelle l’homme du « drapeau dans le fumier. » Eh bien, je préfère planter le drapeau dans le fumier que de le planter dans un cadavre, car la lessive nettoie le fumier mais elle n’enlève pas les taches de sang ! »

Lors d’un autre meeting à Grenoble (1913), Raffin-Dugens dénonça l’expédition au Maroc qu’il dit être commanditée par les financiers. À la Chambre des députés, il fit le 19 juillet 1913 une intervention longue, argumentée, polémique, à tel enseigne que les députés de droite lui demandent de s’arrêter. Il réplique : « Messieurs, vous avez hâte de partir en vacances ? Je m’aperçois que ce sont ceux qui demandent aux soldats trois années de présence à la caserne qui sont le plus pressés de s’en aller ! ».

Raffin-Dugens va continuer son combat anti-militariste en Isère lors de la campagne législative de 1914 où les socialistes auront cinq élus. Le 31 juillet, apprenant l’assassinat de Jaurès, il comprend qu’on ne pourra éviter la guerre. Le 4 août, comme tous les députés socialistes, il vote les crédits de guerre. La pression des événements avait eu raison de sa volonté. Mais Raffin-Dugens, fidèle à ses convictions, ne va pas se résigner à endosser la politique de l’Union Sacrée de la direction du Parti Socialiste. Dès les premiers jours du conflit, il va marquer sa différence. Le 7 août 1914, sur la place de la Constitution de Grenoble (la future place de Verdun), il reprend publiquement sa position contre la loi des trois ans et il refuse surtout de confondre le peuple allemand et le Kaiser. C’est l’indignation dans la foule au point qu’il est arrêté puis relâché.

Deux jours plus tard, il écrit dans « Le Droit du Peuple » : « En voyant aller à l’abattoir d’aussi beaux, d’aussi stoïques jeunes gens, nous nous sommes dits : quels scélérats, quels affreux criminels ont pu concevoir l’idée de faire massacrer cette belle jeunesse ? Les scélérats ? Les criminels ? Ce sont, non pas les gens du peuple allemand, mais le Kronprinz et le parti militariste dont il est le prisonnier. »

Fidèle à son engagement internationaliste, il appelle à la mobilisation : « Un soulèvement populaire chez Guillaume nous aidera puissamment à mettre en déroute les barbares qui viennent d’accepter, devant l’humanité, la plus lourde, la plus épouvantable des responsabilités. ». Ce n’est qu’en1915 qu’apparaît une opposition dans la SFIO. Raffin-Dugens fait partie de cette aile gauche avec Mistral, autre député de l’Isère, qui s’oppose à J. Guesde, Raffin-Dugens met en cause toute la politique de guerre du parti, ce qui lui vaut d’être traité de « vendu aux boches ».

En juin 1915, à l’occasion du débat sur les crédits de guerre, Raffin-Dugens critique publiquement ses « camarades devenus ministres », mais obéit aux consignes de la direction du parti. Le 25 juin il déclare : « J’étais résolu à voter contre les crédits. Mon parti a décidé qu’il les voterait comme il les avait votés le 4 août et le 22 décembre. Soldat discipliné du parti socialiste, je les voterai donc aujourd’hui. »

En juillet 1915, Paul Mistral et J.P. Raffin-Dugens font adopter au Comité fédéral de l’Isère une motion pour « envisager les moyens de mettre un terme à la guerre » et « demander la réunion du Bureau Socialiste International ». Sans succès. A partir d’octobre 1915, Raffin-Dugens s’oppose vigoureusement, avec Pierre Brizon, député de l’Allier, et Alexandre Blanc, député du Vaucluse, à la participation des socialistes au gouvernement. Les trois hommes vont désormais mener le même combat.

Le 8 novembre 1915, Raffin-Dugens monte à la tribune de la Chambre pour protester contre le sort fait aux soldats : « J’en vois constamment qui reviennent du front et me disent : <Souvent on nous mène à la mort en pure perte. On nous sacrifie inutilement.> Et alors, va-t-on tuer des milliers de soldats inutilement ? Je voterai pour le gouvernement, mais, si, dans quelques jours, la lumière n’est pas faite sur ces faits et si des sanctions ne sont pas prises, je demanderai des explications à la tribune. »

C’est à ce moment là qu’il prend contact avec Alfred Rosmer et Pierre Monatte qui animent un noyau internationaliste d’opposition à la guerre autour du journal « La Vie Ouvrière ». Ils ont déjà participé à la conférence de Zimmerwald du 5 au 8 septembre 1915 en Suisse. Raffin-Dugens diffuse les idées de cette conférence, s’opposant ainsi fermement à la majorité de la SFIO. Les fédérations de la Haute-Vienne et de l’Isère deviennent les piliers de la minorité contre la guerre. Raffin-Dugens, Brizon et Blanc utilisent la Chambre comme tribune pour faire connaître les idées socialistes pacifistes.

Au congrès national des socialistes de fin décembre 1915, Jean-Pierre Raffin Dugens présente une motion contre la guerre votée au congrès fédéral de Voiron le 12 décembre.

Cette motion n’est pas adoptée.

Dès 1915, Raffin-Dugens avait pris contact avec un groupe internationaliste d'opposition à la guerre animé par Alfred Rosmer et Pierre Monatte autour du journal « La Vie Ouvrière ».

Ce groupe a participé à la première conférence regroupant des socialistes restés fidèles à l'idéal de l'Internationale en septembre 1915 à Zimmerwald (en Suisse).

Du 24 au 30 avril 1916 Jean-Pierre Raffin Dugens, avec Pierre Brizon et Alexandre Blanc, représente les socialistes minoritaires français à la seconde Conférence internationale socialiste contre la guerre à Kienthal en Suisse.

La conférence de Kienthal adopte le manifeste qui commence par cet appel :

« AUX PEUPLES QU’ON RUINE ET QU’ON TUE !

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

et s’achève par ces mots d’ordre :

A bas la guerre !

Vive la paix ! - la paix immédiate et sans annexions ! Vive le socialisme international ! »

De retour en France, Jean-Pierre Raffin Dugens et ses amis s’emploient à le faire connaître, ce qui leur vaut le surnom de "Pèlerins de Kienthal". C'est dans ce contexte que le 14 juin 1916, Pierre Brizon, au nom des trois députés donne lecture à la Chambre du Manifeste et le 25 juin, ils sont seuls à voter contre les crédits de guerre.

Une violente campagne de presse est alors déclenchée contre les trois députés. Raffin-Dugens définit la conférence de Kienthal : « Oh ! Je ne me suis pas fait d’illusions. Nous n’avons pas un seul instant cru faire cesser immédiatement la guerre, mais nous avions conscience d’accomplir tout notre devoir de socialiste. Nous sommes allés à Kienthal faire ce que notre état-major socialiste aurait dû depuis longtemps faire au Bureau Socialiste International. » Les trois députés rebelles sont blamés par la SFIO pour leur participation à Kienthal. Réponse de Raffin-Dugens dans « Le Droit du Peuple » à Grenoble : « Si je suis allé à Kienthal, c’est de votre faute. »

A un journaliste qui demande à Raffin Dugens ce qu'en pensent ses électeurs, il répond : « Mais tous ceux que j'ai rencontrés m'ont dit 'vous avez bien fait' ! Et puis les préoccupations électorales sont, pour l'instant, le dernier de mes soucis. Ce que je regarde avant tout c'est le bien de l'humanité ».

Cependant jusqu’en 1917, Jean-Pierre Raffin Dugens, tout en propageant les idées « zimmerwaldiennes » va hésiter à se ranger dans l’opposition socialiste.

La révolution russe de 1917 sera un important facteur de son durcissement. Il adhère au « Comité pour la reprise des relations internationales » et manifeste beaucoup de combativité à la Chambre. En avril 1917 il vote contre le gouvernement et proteste contre la répression qui frappe les mutins de l’armée. Le 2 août, il attaque à la tribune de l’Assemblée la direction de son propre parti.

Lors du Conseil National du Parti socialiste le 5 août, Raffin-Dugens répond à un membre de la majorité qui s’exclamait qu’il n’y avait rien de changé : « Si, beaucoup de morts en plus ! ».

Au congrès fédéral de l’Isère en septembre 1917 il obtient 23 mandats sur 54 pour une motion contre la guerre.

Ce courant devient de plus affirmé au sein du Parti socialiste. Au congrès national d’octobre 1917, une nouvelle majorité se fait jour demandant la réunion immédiate de l’Internationale et condamnant toute intervention des alliés contre la révolution russe.

Pendant des mois les majorités de circonstance vont se succéder.

A l’annonce de l’armistice, quand la Chambre de députés vote les félicitations à Foch et à Clémenceau, le « pèlerin de Kienthal » refuse de s’associer à ce geste.

Pour Raffin-Dugens la fin de la guerre n’était pas la « victoire » mais l’aube de combats à venir. Il avait définitivement choisi et se retrouve en mai 1919 au sein du Comité pour la IIIème Internationale. Une autre étape de sa vie politique commençait.

Jusqu’à la fin de sa vie, Jean-Pierre Raffin-Dugens poursuivra son action politique en faveur du pacifisme et l’internationalisme. Il décédera à Grenoble le 26 mars 1946.

Jean-Louis SICCARDI, Mouvement de la Paix-Isère

Pascal COSTARELLA, Président de l’Association Laïque des Amis de J.P.Raffin-Dugens

Jean-Paul VIENNE, Président du Comité de l’Isère du Mouvement de la Paix, membre de sa commission histoire


à signaler : l’intéressant mémoire de maîtrise « Antimilitarisme et pacifisme en Isère – 1900-1018 » de Daniel GUIDON (1981) où il est question de Raffin-Dugens, mais surtout des anarcho-libertaires.