A bord d'un corsaire allemand

Nous avons mentionné, notamment les 20 et 27 janvier et 3 février derniers, les informations relatives à la présence dans l'Atlantique d'un corsaire allemand qui causait d'importants ravages dans le trafic entre l'Amérique et l'Europe. Ces informations étaient d'ailleurs assez incertaines et contradictoires. Un témoignage direct nous permet aujourd'hui de les préciser et de les reçtifier. Le 20 décembre 1916, le pirate coulait un voilier français, le Nantes (2.652 tonneaux), après avoir fait l'équipage prisonnier. Le capitaine Carmené, commandant du Nantes, rentré en France après une odyssée dont on va lire le récit, veut bien nous laisser publier le journal de bord qu'il tint pendant les dix-sept jours que dura sa captivité sur le navire allemand. Ce n'est donc pas là une narration plus ou moins colorée rapportée par un témoin quelconque d'un épisode émouvant de la guerre de course, mais son enregistrement fidèle, authentique, même assermenté, dans ce langage marin dont on altérerait la saveur en le rendant plus littéraire. Les photographies accompagnant ce journal de bord ont pour auteur un matelot américain, fait prisonnier lui aussi. Appartenant à une nation neutre, ce matelot avait consenti à travailler à bord d'un autre bateau pris et non coulé, le Saint-Theodore, de Liverpool, que le commandant allemand arma peu après d'un équipage de prise et dont il fit un second corsaire. C'est de ce bord que l'Américain prit les clichés du navire allemand et de la destruction du Nantes. Ces instantanés, dont une dépêche américaine avait annoncé la publication par le Diario de Pernambuco, le port brésilien où furent plus tard débarqués les équipages, étaient impatiemment attendus en Europe. Quel était le navire allemand? Diverses inscriptions ou marques avaient d'abord donné à penser aux prisonniers qu'ils étaient à bord du Vineta. Un peu plus tard, certains indices leur firent supposer que c'était le Moewe qui recommençait ses exploits de 1915 et du début de 1916. On trouvera dans le texte qui suit la trace de ces hypothèses successives. Mais aujourd'hui le doute n'est plus permis. Le capitaine Carmené a, en effet, nettement reconnu, sur des photographies publiées par deux périodiques illustrés allemands que nous lui montrions, la Woche et l'Illustrirte Zeitung de Leipzig des11 et 16 mars 1916, le commandant du Moewe, capitaine de corvette, comte de Dohna-Schlodien, auquel il eut affaire, mais dont le nom n'était jamais prononcé à son bord, et plusieurs officiers de son état-major, demeuré le même que l'an dernier.

LA RENCONTRE DU CORSAIRE

Mardi, 20 décembre 1916.- Vers 10 h. 30 du matin, un vapeur est signalé par babord, par le travers, a 8 milles environ et coupant notre route sur l'avant. A 11 heures, il s'est rapproché et bat le pavillon Anglais. Je hisse mon pavillon et mon numéro; le pavillon anglais est amené. Quand le vapeur est par notre travers à petite distance, il hisse alors le pavillon de guerre allemand et le signal MN (Stoppez immédiatement). La panne est prise. On me signale alors: « Je vais envoyer un canot. » Il est environ 11 h. 45 quand l'embarcation accoste : une dizaine d'hommes armés et deux officiers. L'un d'eux me demande d'où je viens, ma destination et la nature de mon chargement; sur ma réponse que je viens d'Iquique avec 3.350 tonnes de salpêtre et à destination de Londres, le même officier me dit : « Prévenez votre équipage de préparer ses bagages. Nous allons couler votre navire. Donnez-moi les papiers de bord. » Après avoir examiné rapidement les papiers qu'ils confisquent, les officiers et l'équipage du canot font la visite générale du navire, faisant disparaître dans le canot et une autre chaloupe qui a accosté tout ce qui leur paraîtra utile et transportable (conserves, liqueurs, poules, cochons, tout objet en cuivre, outils, cartes, chronomètres, etc.). Vers midi 30, un autre vapeur nous a approchés : c'est le Saint-Theodore, évidemment prise de guerre. L'équipage a déjà été expédié sur le vapeur allemand, et, vers 13 heures environ, j'accoste avec mes officiers. Mandé sur la passerelle par le commandant allemand, il m'apprend que l'endroit où je vais être logé ne sera pas très confortable, que dans quelques jours il nous fera conduire dans un port, qu'il y a un officier chargé des prisonniers et que, si j'ai des réclamations à formuler.. je dois m'adresser à lui. Un salut et je quitte la passerelle. Noté que, soit sur Nantes, soit à bord du corsaire, il n'y a eu aucune arrogance; traité en somme avec froideur, mais correction, - ce qui me surprend beaucoup. Trouvé déjà comme prisonniers: équipages du Saint-Theodore et du Dramatist. Le premier venait de Norfolk à destination de Savone avec 7.000 tonnes de charbon. Dramatist venait de San Francisco, destination Liverpool, general cargo: saumon, fruits, 5.000 caisses de 116 livres de trinitrotoluol, etc. (coulé par 39° N. et 40° S.). Quand le Saint-Theodore a été pris, le 13 décembre, le Yarrowdale, un autre vapeur anglais, partit avec 440 prisonniers faits antérieurement.

LA DESTRUCTION DU « NANTES . »

A 13 h.30 on m'oblige à ouvrir mes malles et on procède à la visite de mes bagages d'une façon très minutieuse. Je suis encore sur le pont quand une première explosion se produit à tribord derrière sur Nantes. C'est une bombe fixée sur le grand galhauban de cacatois, et immergée, qui explose. Le navire prend de la bande sur bâbord; bientôt l'eau passe par-dessus la lisse, vient sur la dunette. La vergue de perroquet fixe est tombée, et doit être maintenue en l'air par les écoutes de perroquet volant et de perroquet fixe. Bientôt une autre explosion sur l'avant du grand panneau : c'est une deuxième bombe, placée de la même façon à tribord devant; Le navire pique du nez du même coup, se mâte et s'enfonce lamentablement. On aperçoit quelques débris qui surnagent. Mon malheureux navire a coulé en dix minutes (lat. : 12°37'N. - long.: 34° 01' 0. Greenwich). Vers 15 heures on fait monter tout le monde sur le pont; nous y restons environ une heure et demie. Le Saint-Theodore voyage de conserve. Logés dans le faux pont arrière, sans aucun compartiment spécial pour les officiers. Factionnaires, revolver au côté. Portes étanches. L'espace où nous sommes a environ 20 mètres de long sur 12 de large. Il y a de tout : Arabes, Italiens, un Grec, deux Russes, nous, 23 Français, des noirs du Saint-Thedore, les états-majors du Saint-Theodore et du Dramatist (les 55 Indiens du Dramatist ont dû consentir à travailler sous peine de ne recevoir aucune nourriture). Nous sommes 131 prisonniers en tout, plus 13 neutres qui travaillent de plein gré sur Saint-Theodore. Mercredi, 27 décembre. - Passé très mauvaise nuit, mangé par les puces. 7 heures, déjeuner: café atroce fait d'orge, pain noir et confitures. Dans la journée, une heure matin et soir sur le pont. Saint-Theodore en vue. Nous devons dans la journée signer l'engagement de ne pas servir pendant la présente guerre les ennemis de l'Allemagne. Malgré l'écœurement que j'éprouve à mettre ma signature au bas d'une pareille pièce, je me résous, sachant que c'est le seul moyen de quitter un jour ce bagne. Les officiers anglais ont d'ailleurs signé déjà une pièce identique. On me remet aussi des pièces relatant les circonstances qui ont entraîné la perte du Nantes. Nous devons signer également que l'équipage a eu le loisir de sauver tout ce qui lui appartenait.

LA TRANSFORMATION DU «SAINT-THEODORE » EN CORSAIRE AUXILIAIRE

Jeudi, 28 décembre. - On a travaillé toute la nuit là-haut. Nous ne montons pas sur le pont le matin. L'après-midi nous y restons environ trois quarts d'heure. Je m'aperçois que les deux canons de 65 mm environ qui se trouvaient sur la dunette ont disparu et sont remplacés par des canons postiches. Nous avons stoppé dans la journée, et on a dû armer Theodore, embarquer des provisions. Un autre de plus à donner la chasse aux navires. Theodore a disparu naturellement. Vendredi, 29 décembre. - Demi-heure sur le pont le matin. Probablement alerte, car on nous fait descendre précipitamment:. A 4 heures après-midi, nouvelle alerte pendant que nous sommes sur le pont; on nous fait redescendre quelques moments après; puis, vers 5 heures, autre quart d'heure de bon air, et nous allons prendre notre souper: tasse de thé très clair et une tartine de pain noir avec confitures. Pendant le souper, on est venu nous prévenir qu'après 8 heures il était défendu de fumer; c'est un bien, car tous fument à outrance; le matin on se réveille avec un mal de tête terrible; et puis il fait une chaleur! Samedi, 30 décembre. - Pas de montée sur le pont ce matin. Le navire a stoppé de 8 h. 30 à 11 heures. Les Boches font répandre le bruit que le Saint-Theodore aurait coulé trois navires et pris cent prisonniers. Du bluff ? Dimanche, 31 décembre. - Quelle triste fin d'année! Hier on nous a cependant fait monter tous sur le pont l'après-midi, pendant plus d'une heure. Pas de Theodore en vue. Nous devons être par 5 ou 6° N., longitude inconnue naturellement. En plein pot-au-noir. A 5 heures on a aperçu à l'horizon un voilier ou un vapeur. Un veinard qui échappe, car on ne manœuvre pas à bord. Un officier est venu nous exprimer ses regrets de ne pas nous avoir fait monter plus souvent sur le pont, mais les ordres de montée viennent de la passerelle. Etant sur le pont, aperçu sur la dunette des cônes peints en vert qui doivent être certainement des mines. On les a roulés ensuite dans de la toile pour nous les cacher. Le navire peut se maquiller : mâts télescopiques (mou d'environ 6 mètres dans les galhaubans supérieurs, guinderesse en fil d'acier très visible); la cheminée est aussi télescopique, elle est actuellement six pieds plus haute qu'à mon arrivée. Nous pouvons acheter à la cantine du tabac, et avons droit, en payant, à 25 bouteilles de bière pour les trois états-majors. Merci, mais l'eau me paraît suffisante. Et puis je ne tiens pas à échanger mon argent contre du mark-papier.

LE PREMIER DE L'AN DES ÉQUIPAGES PRISONNIERS

Lundi, 1er janvier 1917. - On nous prévient que nous pouvons avoir du vin et du cognac à la cantine. Les neutres qui ont travaillé sur Theodore et ont réintégré le corsaire le 28 décembre ont été payés de leur salaire du 13-28 décembre, et dépensent leur argent largement. Ils ont fait un bruit effrayant toute la nuit; j'ai pu dormir à peine. Vers 11 heures du matin, l'officier en charge des prisonniers est venu à la table où je causais avec les deux autres capitaines, et nous a dit: « Gentlemen, I wish you a happy new year. » Nous nous levons, et je réponds: « Merci. » Dans notre prison les hommes jouent aux cartes, les neutres entament un poker. A midi, nous avons été gâtés : grande gamelle de macaroni et bœuf bouilli. A 3 h. 30, une tasse de cacao, assez bon. C'est le premier de l'an et on tient à ce que nous nous en apercevions. Toujours au pot-au-noir, courant à l'Ouest. Pas aperçu de navires. Vers 3 heures, on nous fait monter sur le pont jusque 4 h. 14. Les neutres restent après nous. Mardi 2. - Par une manche à air nous apercevons le ciel clair. Nous avons peut-être quitté le pot-au-noir. A partir de 8 heures, la vitesse du navire a augmenté. Nous nous en apercevons par le nombre de tours d'hélice que nous pouvons compter. A 9 h. 45 nous stoppons. On nous a enfermés, ce qui nous fait croire que le commandant vient d'arrêter un autre navire. Dans quelques instants nous serons renseignés. On semble s'habituer ici à ces arrêts ; personne ne s'inquiète. Les jeux de carte continuent à fonctionner normalement.

UN COMPAGNON DE CAPTIVITE

Mercredi 3. - 4 heures soir. Depuis hier vers midi mon bon camarade Ybert est avec nous. Quel chagrin j'ai éprouvé en le voyant apparaître dans notre grande chambre où il fait si noir quand on descend du pont! Le pauvre ami venait de Bahia Blanca avec l'Asnières et 29 hommes d'équipage, 4.000 tonnes de blé. Comme moi il est demeuré sur le pont quand son pauvre navire a coulé, en dix minutes; son arrière était à 15 mètres en l'air quand il a fait le saut suprême qui l'a expédié par quelque 3.000 mètres de fond. A ce moment nous étions par 3°16' N. et 29°10' O. Le commandant du Vineta (si ce nom, que nous lisons çà et là, est le nom réel du pirate) a dit à Ybert qu'il attendait un navire chargé de charbon le 8 courant, et ne nous garderait pas longtemps à bord. Ce navire est sans doute le Theodore ; si le corsaire doit nous expédier après avoir charbonner, ce serait en effet la liberté promise prochainement. Ce matin, l'équipage et tous les officiers de l'Asnières ont signé qu'ils s'engageaient à ne plus servir les ennemis de l'empereur d'Allemagne pendant la présente guerre, sur mer ou sur terre, à ne pas transporter de munitions, etc. C'est ce que nous avons nous-même signé. A quoi bon rester prisonnier et être transporté en Allemagne, si jamais le corsaire y retourne? Libérés, nous pourrons quand même nous rendre utiles à notrre pays. Montés sur le pont ce matin pendant trois quarts d'heure, et cet après-midi pendant une heure et demie. Déjeuner : choux et pommes de terre séchées, eau à boire. Ce soir nous aurons ce qu'ils baptisent thé, avec pain noir et beurre ou saindoux. Nous croisons toujours, et courions au Sud cet après-midi. Curieux que nous ne rencontrions aucun vapeur. Les navires auraient-ils reçu l'ordre de faire une route spéciale? Appris par Ybert que Maréchal-de- Villars avait été coulé par un sous-marin et Marie dans la Manche par abordage. Jeudi 4. - Nous n'avons eu hier ni beurre ni confitures, mais du saindoux. Triste dîner. Nuit habituelle. Ce matin, sur le pont de 10 h. 1/4 à 11 h. 1/4. Déjeuner : eau, et une pleine marmite de pâte sentant la colle de farine - quelques os parmi - pain noir pas cuit et immangeable. Si cela continue, et avec cela pas beaucoup d'air, je crois que nous ne serons pas bien forts dans quelques jours. 5 h. 30. Nous sommes montés sur le pont, cet après-midi, de 2 heures à 3 heures, puis de 4 heures à 4 h. 45. Je commence à m'abrutir parmi toute cette cohue; j'ai faim. A 4 heures on nous a donné de l'eau, mais elle est chaude. Vendredi 5. - Même vie. Ce matin nous n'avons passé que vingt minutes sur le pont de 11 h. 10 à 11 h. 30, puis dîner: eau. macaroni et chair à saucisse. Ce n'est pas le rêve, mais c'est tout de même meilleur qu'hier. La machine tourne à 86 tours; nous devons bien marcher 16 nœuds. On nous a enfermés, vers midi 15. 5 h. 30. Nous venons du pont où nous avons passé une heure. Notre prison flottante a, pendant notre internement, capturé un vapeur d'environ 6.000 tonnes, japonais. D'après les bruits qui courent, il y aurait déjà un équipage de prise à bord. Le vapeur nous suit à quelque 400 mètres. Dîner: eau chaude colorée, pain noir avec saindoux. Aperçu sur le pont un officier assis dans le beau fauteuil que j'avais acheté à Durban. Remarqué combien tous les prisonniers avaient changé de couleur; tous sont pâles. Samedi 6. - Sur le pont de 11 h. 14 à 11 h. 30. Vapeur japonais dans le sillage avec deux embarcations en dehors. Les lascars du Dramatist continuent toujours dans la cale à approcher le charbon des soutes. 8 heures du soir. On nous a fait monter sur le pont à 1 h. 20 et y sommes restés jusque 5 h.20; quatre heures de bon air; il y avait longtemps que nous n'avions eu autant de liberté. 6 heures, souper: thé (eau chaude), pain noir et beurre. A 7 heures on est venu mettre sous bonne garde dans un compartiment cinq Indiens du Dramatist qui ne veulent plus travailler. Rien à manger et rien à boire; pauvres bougres.

L'ARMEMENT DU CORSAIRE

Dimanche 7 - Dimensions supposées du Vineta (que pour ma part je crois maintenant être le Moewe) : 380 pieds x 44 pieds. Chambre des prisonniers : 65 p. x 38 p. avec 3 pieds d'épaisseur de cloison. Armement: 4 tubes lance-torpilles, 4 canons de 15 cm, sans doute un canon dans la tortue. Le navire peut encore surélever ses pavois à l'aide de tôles verticales, sur l'arrière de son pont spardeck. De chaque côté de celui-ci, il peut aussi prolonger sa muraille extérieure à l'aide de tôles verticales maintenues par des charnières. Lu sur une bouée de sauvetage: 24914. Japonais toujours dans le sillage. Ce matin on a donné la chasse à un vapeur qui, dit-on, serait norvégien. Un neutre puisqu'on l'a laissé partir. Sur le pont de 9 h. 45 à 11 h. 25. Déjeuner: soupe au lait très claire, macaroni avec bœuf bouilli. De nouveau sur le pont dans l'après-midi pendant trois heures et demie. Il y fait très chaud, en plein soleil, mais on respire du bon air. Souper: thé (eau chaude), beurre et pain noir.

Nombre des prisonniers à bord, le 7 janvier : 174

  • 13 Arabes, du Yarrowdale:
  • 39 blancs et noirs, du Saint-Theodor:
  • 55 Indiens et 13 officiers du Dramatist
  • 25 hommes, du Nantes:
  • 29 hommes, de l'Asnières.
  • Le japonais aurait à bord 39 hommes.

UNE ALERTE NOCTURNE

Lundi 8. -8 heures matin:Quelle nuit inoubliable! Vers 10 heures du soir, alors que nous venions de nous coucher, la sonnette d'alarme appelle tous les hommes de l'équipage à leur poste de combat. Les portes de nos deux postes et celle du poste des neutres sont fermées. Nous voici bouclée. Nous voyons par un guichet le factionnaire revolver au poing. Nous entendons sur le pont se rabattre les pavois qui permettent aux tubes lance-torpilles de se mettre en position. Le navire augmente de vitesse; les machines tournent à 88 tours. Vers 10 h. 45 un coup de canon. Qu'est-ce? Le Moewe donne-t-il la chasse à un vapeur ou est-il tombé sur un des croiseurs qui certainement le cherchent? Tous ceux qui ont une ceinture de sauvetage la revêtent, mais chacun garde son sang-froid, et on attend le coup de riposte qui peut-être traversera notre compartiment et nous enverra tous ad patres. Moment critique. Ce serait quand même une triste mort. Le factionnaire a été vu avec un masque à gaz asphyxiants sur la figure, une boîte sur le dos. Pourquoi? Un instant après, nous stoppons; évidemment un vapeur pris. A minuit, quelques membres de l'équipage arrivent dans notre poste, et nous avons des nouvelles. La position du navire est: 8°11' S. et 33° O. Le vapeur arrêté est le Radnorshire, de la « Royal Mail Boat Cy . » : équipage, 72 hommes, dont 15 blancs et 57 Indiens, - venant de Bahia avec un chargement de haricots, café et sucre. Heureusement pour nous le navire qui avait à bord un canon de 4 p. 7 n'a pas riposté au coup à blanc tiré par le corsaire. Il a essayé de se servir de sa T. S. F., mais a été aussitôt brouillé. Comme nous sommes à environ 100 milles de Pernambouc, la terre a sans doute enregistré ce brouillage, et ceci pourrait mettre les croiseurs sur la piste de notre prison flottante. Vers 2 heures du matin le commandant du Radnorshire est avec nous, et, faute de hamac, sera obligé de passer le reste de la nuit assis à une table. Une heure et demie de liberté sur le pont ce matin et deux heures l'après-midi. Le japonais s'écartait quand nous sommes montés sur le pont et ne se voyait plus une demi-heure après, à. 2 h. 45. Mardi 9. - 4 heures soir. Le japonais nous a rejoints, et, vers 10 heures, se trouvait à nous toucher. C'est le Hudson-Maru. Ce cher Ybert, atteint de rhumatismes, ne peut plus s'appuyer sur ses jambes et a dû aller voir le docteur. A midi, macaroni et bœuf bouilli. A 3 h. 30, sur le pont pendant dix minutes, puis on nous fait descendre précipitamment, la vigie ayant aperçu un navire devant. La vitesse augmente aussitôt et nous voici en bas, portes fermées et dans l'attente. Le Saint-Theodore, qui aurait dû rejoindre, n'a pas été revu. On parait anxieux chez les Allemands, à moins que leur anxiété avouée ne soit voulue.

NOUVELLES VICTIMES

5 heures. Tous les équipages, composés de gens simples qui ne se rendent pas compte du danger, jouaient aux cartes. Nous avions entendu les sabords des tubes lance-torpilles tomber, et les tubes prendre leur position. Tout à coup, un coup de canon. Quelques cris, poussés par nos marins surpris et qui courent. On les calme. Puis le navire stoppe; encore un vapeur pris; il est 4 h. 40. 9 h. soir. Le vapeur pris est le Minieh, de 6.380 tonneaux, ayant à bord 2.000 t. de charbon et ravitailleur de l'escadre anglaise. Quand le vapeur a été pris, l'Amethyst, croiseur armé de canons de 4 p. 7 se trouvait à 25 milles derrière, suivant la même route. Le commandant nous apprend que le croiseur auxiliaire Macedonian (armé de canons de 6 p.) et l'Orama (armé de 6 et 8 p.) sont aussi à la recherche du Boche. Le Minieh a essayé de prévenir par T. S. F. D'où le coup de canon. Equipage à bord depuis 5 h. 30 (34 hommes, dont 5 Japonais). On a dit au capitaine qu'on pourrait peut-être nous expédier cette nuit, et que l'on nous enverrait à Pernambouc. Je n'y crois pas, - ce serait trop beau. Notre situation est assez déplaisante: un simple coup de canon d'un croiseur anglais ou français enverrait le corsaire au fond et, enfermés comme nous sommes, sans aucune chance de pouvoir monter sur le pont, nous ferions le saut suprême dans des circonstances horribles. Espérons que le châtiment pour le Moewe et la délivrance pour nous se présenteront autrement. Mercredi 10, - La nuit s'est passée sans incidents. Vers 10 h. 30 du soir, on a remis en marche doucement; les hommes qui sont allés chercher le café nous disent que le japonais est à 5 milles derrière. Les treuils marchent; on monte du charbon, mais on ne parait pas décidé à nous expédier. Les neutres sont sur le pont, sur l'avant. On les laisse d'ailleurs monter sur le pont toute la journée, sauf quand il y a une manœuvre. Le commandant du Minieh nous dit qu'il y a 4 croiseurs français à 100 milles plus ouest que les anglais et courant sur une ligne, parallèle. Appris que le corsaite a deux petites mitrailleuses sous la passerelle. 2 h. 30 après-midi. Enfermée plus que jamais, poignées des portes enchaînées, porte communiquant avec le petit poste fermée. A midi on avait aperçu par tribord devant une fumée. A 1 h. 50, le tube lance-torpilles tribord est mis en batterie. Le navire stoppe; puis un coup de canon. C'est là troisième fois qu'on entend le canon; enfermés comme nous sommes; cela impressionne. Pas de riposte : c'est encore un navire qui est pris. A 2 h. 30 on nous dit que c'est le Netherby Hall de la « Ellermann Haill Line » de Liverpool. Quelques coolies arrivent. A 4 h. 30, nouveau coup de canon, puis deux autres; sans doute, le Netherby chargé de riz se refuse à couler. A 5 heures, le commandant du Netherby fait son entrée dans le petit poste. Position: 7°37'. S. et 30° O. Navire avait à bord un plein chargement de riz, 6.000 t.; venait de Rangoon et a destination des Antilles, Cuba et sept autres ports. Equipage 80; dont 12 blancs et 68 coolies. On a dit au commandant du Netherby qu'on l'expédierait dans deux ou trois jours. Toujours les mêmes paroles. Cependant notre nombre de prisonniers augmente. Souper: thé, pain noir et graisse de mouton. Nuit ordinaire; tous plus ou moins nerveux. Jeudi 11. - Pas d'incidents dans la nuit. Les Indiens n'ont pas de hamacs et couchent sut leurs nattes, à plat pont. Ils répandent une odeur assez forte. Déjeuner : café-orge, ration de confiture diminuée de moitié. Depuis vingt-six heures nous ne sommes montés sur le pont que pendant une demi-heure. Mal de tête terrible; nous sommes tous très fatigués. A midi, plat de légumes, mélange de pommes de terre et carottes, le tout en conserve; juste de quoi tenir debout. Ybert à l'hôpital depuis hier; on lui a tout de même donné un petit lit là-haut; je l'ai vu pendant que nous montons sur le pont, mais un factionnaire m'a fait partir. Meme nourriture que nous.

LA DELIVRANCE

6 heures du soir. La plus sensationnelle nouvelle annoncée depuis que nous sommes à. bord: demain matin départ de ce bagne. A 5 heures du matin, tout le monde doit être prêt à embarquer sur le japonais. Le commandant du Radnorshire, qui a été appelé, annonce la grande nouvelle attendue. Notre prison doit être rigoureusement balayée. Les capitaines et le premier officier de chaque navire partiront les derniers. Quand nous sommes montés sur le pont, le vapeur avait diminué sa cheminée de hauteur. Un gros fil d'acier était frappé entre les deux mâts.

  • Prisonniers à bord :
  • Après Asnières (total précédent) 174
  • Radnorshire. 73
  • Minieh , 34
  • NeiJlerby Hall 80
  • Total 860

Samedi 13. - 5 heures du soir. Nous voici depuis hier 10 heures à bord du vapeur japonais Hudson Maru et en route pour Pernambouc. Hier je me trouvais dans un état de dépression intense. Arrivés sur le japonais et n'ayant pas mangé depuis la veille à midi (car il est inutile de mentionner la tasse d'eau chaude de 18 heures), nous n'avons trouvé ici que peu de ressources. Mais revenons aux événements qui ont précédé notre débarquement. Du 11 au 12, nuit blanche ou presque. Depuis le soir les bagages prêts; tous se couchent tard. Les ordres étaient d'être prêts à 5 heures; à. 4 heures nous le sommes. Le mouvement ne commence guère que vers 8 heures. On fait partir les équipages par ordre d'ancienneté : Saint-Theodore, Dramatist, Nantes, Asnières, Radnorshire, Minieh, Netherby Hall. Les capitaines et seconds restent les derniers et, vers 10 heures, alors que tous les équipages sont sur le japonais, on nous fait paraître devant le commandant allemand. Physionomie souriante, mais qui n'est pas sympathique. Le commandant japonais est aussi à bord et le commandant allemand s'adresse particulièrement à lui : « Le Hudson Maru a été gardé pour permettre le renvoi des prisonniers; on a mis des vivres, eau, tout ce qu'il faut à bord. Il faudra suivre l'allemand jusqu'à 22 heures, et à cette heure faire route sur Pernambouc. Il ne tient pas, en effet, à ce que nous arrivions trop tôt, pour dire aux croiseurs anglais où il se trouve. Qu'on ne cherche pas à fuir, car il ne dit pas alors ce qu'il ferait. » A une question du commandant du Radnorshire, l'Allemand répond qu'il a dû garder à bord 102 Indiens dont il a besoin. Ce même commandant ajoute qu'en arrivant il fera part de la façon courtoise avec laquelle nous avons été traités. « Il a pour principe d'être aussi bienveillant que possible avec les prisonniers civils. Enfin il est heureux qu'on le lui dise. » Un salut et nous quittons le salon. Puis, sur le pont, on nous prie de nous laisser photographier. C'est un ordre. J'ai constaté d'ailleurs que toutes les opérations telles que: embarquement des équipages capturés, destruction de bâtiments, étaient cinématographiées par les Boches. Le pauvre Ybert, qui a fait des efforts pour venir sur le pont spardeck, n'en peut plus et s'étend sur le cadre dont on se servira pour le débarquer. Un officier (celui qui a ramené l'Appam à Newport-News) nous dit: « Good luck to you, » Le docteur me passe un flacon d'alcool camphré pour Ybert. Je remercie, et le canot pousse. En passant sur l'arrière, je m'aperçois que l'entourage de la dunette est tout récent, tôles verticales plus hautes que d'ordinaire. Position du navire à 8 heures du matin : 7°00' S., 26°01' O. Position du navire à 18 heures: 7°00' S., 25°16'30" O.

DE PERNAMBOUC A BORDEAUX

Dès l'arrivée des commandants prisonniers à. Bord de l' Hudson Maru, l'officier et les six matelots allemands qui avaient été en charge de ce navire à partir du 4 janvier étaient partis, emportant avec eux les bombes qui avaient été placées à bord, en vue de le faire sauter en cas de révolte. Le vapeur japonais suivit, de 10 heures du matin à 10 heures du soir, la route à l'Est prescrite par le commandant allemand, et à cette heure mit le cap sur Pernambouc, où nous sommes arrivés le 16 janvier sans incidents. Le 19 janvier, les deux équipages du Nantes et de l'Asnières embarquaient sur un vapeur brésilien à destination de Bahia où ils arrivaient le 21, à temps pour prendre passage sur un paquebot de la Compagnie Sud Atlantique en partance pour Bordeaux.

décembre 1916