Jaffa

VERS JÉRUSALEM

Du canal de Suez à Jaffa et à Jerusalem

ASPECTS DE LA GUERRE DANS LE SINAÏ

L'entrée à Jérusalem des colonnes du général Allenby n'est plus qu'une question de jours et sera, malgré l'éloignement de ce théâtre d'opérations, un des grands faits de la quatrième année de guerre. Dans les notes qu'on va lire, un témoin des premiers efforts de l'offensive britannique au Sinaï, seuil de la Palestine, a fixé quelques aspects de cette rude campagne à travers le désert

LA CONQUÊTE DU DÉSERT PAR L'AQUEDUC

Un matin de décembre dernier, dans un coin du Sinaï où, depuis trois jours, nous essuyions un terrible coup de khamein, un général anglais à la division duquel j'étais attaché me dit:

- Avez-vous vu notre nouveau soldat ? Il est arrivé cette nuit. Venez avec moi, monsieur, je vais vous le présenter. Nous sortîmes du camp, nous fîmes quelques centaines de mètres et, derrière la première dune, nous rencontrâmes des équipes de travailleurs qui se rendaient au chantier. Un peu après, nous atteignions le chantier lui-même, qui était formidable, tout en longueur, et où, sans un mot, avec une hâte savante et ordonnée, on faisait une de ces besognes que l'on n'avait jamais vu accomplir dans un désert.

- Voilà monsieur Pip, notre récente recrue! articula le général.

C'était l'aqueduc que l'on poussait vers le Nord, qui, cette nuit même, avait atteint ce point et que l'on poussait plus loin, sans repos.

Eh bien, l'on peut dire que l'armée britannique vient de remporter trois victoires consécutives avec ce tuyau d'eau. Du coup, l'aqueduc entre dans la gloire des armes où il retrouve, devanciers d'ordres hétéroclites et assez inattendus, les fiacres de Gallieni, les tanks de la Somme, les bourriquots d'Algérie, les chalutiers des mers, la grenade à main et aussi, hélas! le liquide enflammé qui a remplacer l'huile bouillante. Les chameaux véhiculeurs de batteries l'y ont accompagné, traçant peut-être la route au renne porteur de chirurgie d'urgence, au phoque coupeur de filets, au faucon photographe et invitant l'éléphant cuirassé des batailles antiques à reprendre sa place dans les colonnes d'attaque.

Aujourd'hui, un aqueduc long de 150 kilomètres a été construit pour prendre une forteresse et pour nettoyer l'Egypte des derniers ennemis. Matho est entré dans Carthage par l'aqueduc; l'armée anglaise a lancé dans le Sinaï un aqueduc qui lui conquiert une contrée. Le Nil a désormais un nouveau bras qui franchit le canal de Suez, s'enfonce dans un désert lunaire et ravitaille une armée de milliers d'hommes, de chevaux et de chameaux en des points où, hier encore, on ne trouvait, en fouillant les parties privilégiées de ce sol qui ne ment fichtre pas, qu'une mince nappe d'eau de magnésie que les chameaux seuls pouvaient boire.

Le général anglais commandant l'armée expéditionnaire de Palestine et le général Bailloud, inspecteur général des troupes françaises de Syrie.

L'EFFORT DANS LE NÉANT

Ceux qui n'ont pas connu le Sinaï ne peuvent se faire une idée des aspects de la guerre dans une telle contrée. Nos esprits l'évoquaient si belle! Nous la voyions comme dans un décor religieux, pur, grave, limpide, quasi céleste. Le temps, il est vrai, avait bien eu raison de quelques mensonges, mais il en restait encore trop pour nous faire aborder la réalité sans stupeur.

Eh bien, ce qu'on nomme dans le Sinaï du Sud-Ouest la région des puits, la plus heureuse, c'est, étreinte entre deux mers aussi désolées l'une que l'autre, l'onde et le sable, une bande de territoire, tantôt grise, tantôt blanche, toujours aride, toujours aveuglante, où poussent de-ci de-là de maigres touffes de bruyères, où parfois, dans le repli d'une haute dune, qui est comme un écrin sauvage entrouvert sur les nues, quelques palmiers demeurent et semblent timidement engager les hommes qui s'aventurent dans cet enfer à ne pas croire que tout, quoi qu'il leur paraisse, soit déjà mort sur la terre. Et le long de la mer, la plage, sans un abri, sans un rocher, sans une anse, incurvée largement, magnifiquement vierge et désolée, n'est pas moins décevante: du sable, rien que du sable, sans un galet, sans une algue. Des épaves y sont-elles jetées, un piquet y est-il planté qu'ils disparaissent en quelques jours, absorbés.

Sous le soleil, pas un chant d'oiseaux ou bien quelques croassements de corbeaux aux environs des formations militaires. Parfois, dans l'un de ces immenses cirques à la piste rigoureusement plate, aux formidables gradins de sable, on fait lever un vol d'alouettes; mais elles s'en vont plus loin, muettes, avides de conserver ce qu'elles ont encore d'énergie pour chercher la pâture qui leur permettra d'atteindre là-bas, très loin encore, le paradis vert de la plaine du Nil, quand elles descendent du Nord, où les champs de la Turquie quand elles remontent.

La nuit, pas un cri de bête, si ce n'est de temps à autre le bref et nasillard jappement d'un renard qui chasse. Que peut-il chasser ? Dès l'aube, si l'on marche dans les dunes vierges, on retrouve sa trace qui est un long chapelet de fleurs, imprimé dans le sable. Là, il a gratté et l'on découvre aux environs d'autres empreintes onglées, plus menues, qui font comme un semis d'étoiles. Ce sont les constellations qu'écrivent sous la lune les pattes imperceptibles des petites souris blondes du désert. Maigre pitance! Sur un versant, cuit par le soleil du lever au coucher, des marques nettes d'un varan dont le poste est plus loin, à vingt mètres de là, sous une touffe de bruyère qui, par le miracle de la pointe du jour, apparaît drue et verte et n'a, pourtant, rien de plus que les trois poils d'un balai hors d'usage.

Tout près, en face, une autre dune avec des touffes de bruyère aussi trompeuses; encore une dune tachetée de plaques sombres, et puis commence le néant irrémédiable, sauvage, qu'aucun discours, aucune littérature ne peut décrire, mais dont un seul mot peut communiquer le frisson : le sable!

La mer a dix ou quinze aspects pendant un jour; les déserts dankalis, avec leurs blocs noirs et leurs lentisques, les déserts somalis avec leur chaume qui ondule, en ont plusieurs; mais le désert de sable n'a que deux visages: celui du jour et celui de la nuit, et ce sont, si l'on peut dire, deux irréalités ; l'une est torride, l'autre est glaciale. Sous le soleil, la contrée irradie une lumière indéfinissable, jusqu'à l'horizon, à 80 kilomètres de là, où, dans le tremblottement de la chaleur, montent, violettes ou bleues, les chaînes du Djebel Maghara ou du Djebel Hellal. Au delà, c'est encore du sable ou des ouadis à sec, et puis l'épaisse barrière du Djebel Raha, et puis du sable encore...

C'est dans un tel pays que l'on fait la guerre. Alors, il ne fallait pas espérer la conduire comme en France, comme en Macédoine ou en Russie. L'état-major anglais l'a compris et, sans vaine promesse, sans plus de forfanterie qu'il n'est accoutumé d'en mettre pour les moindres ou pour les plus terribles de ses actions, il a entrepris, après que les abords du canal ont été nettoyés, la tâche gigantesque de pousser à. travers ce néant lunaire des routes, un chemin de fer, un aqueduc, et ceci et cela si définitivement qu'il faudrait à l'armée turque des ressources qu'elle n'a jamais eues et qu'elle ne peut plus espérer qu'on lui fournisse, pour résister à la pression militaire qui monte du Sud avec de tels moyens.

L'entrée du fort d'El Arich, le soir de l'occupation

Un train de prisonniers turcs après la bataille de Raffa

Pour marcher sur le sable

CE QUE L'ALLEMAGNE AVAIT DÉCIDÉ

Lorsque, au début de 1915, l'Allemagne fit annoncer que l'Egypte serait envahie, personne ne se laissa prendre à ce bluff. Pour mener jusqu'au bout une telle expédition, il aurait fallu distraire des fronts les plus actifs des troupes avec lesquelles on ne pouvait plus compter pour le jeu des transports rapides d'un front russe à un front de France et de celui-ci au front d'Italie. Il fallait se décider à prélever ici ou là, définitivement, une armée solide, bien équipée, bien approvisionnée, et l'envoyer vers le Nil. Mais en admettant que tout lui réussisse, c'est-à-dire qu'elle parvienne entière jusqu'au canal, qu'elle le traverse, il fallait aussi s'occuper de son ravitaillement en munitions. La maîtrise de la mer eût été là d'une nécessité formelle. L'Allemagne ne pouvait y prétendre. Ce qu'elle aurait pu tenter, immédiatement après l'évacuation des Dardanelles, c'eût été de s'assurer de fortes positions sur le canal et de couper ainsi la route maritime des mers de Chine. Pour cela, il aurait fallu d'abord une armée puissante et, en outre, il aurait été indispensable de relier ce front par des routes sérieuses et des chemins de fer à Constantinople, où l'on fabrique peu, mais qui est le centre régulateur des divisions d'Asie Mineure, de Syrie, de Mésopotamie et d'Arménie. Or, entre ce front possible du canal et les premières voies en exploitation de la Syrie et de la Palestine, il y avait le désert, c'est-à-dire une des plus belles défenses naturelles pour une armée qui ne veut pas sortir de ses retranchements, et l'un des plus redoutables ennemis pour une armée de mouvements.

Pourtant, soucieuse avant tout de faire un simulacre de grandes choses et d'envahir un nouveau pays, l'Allemagne avait pressé les Turcs de tenter l'aventure. L'hiver de 1914-1915 avait été pluvieux, les réserves d'eau du Sinaï étaient relativement abondantes; le moment était bon pour lancer vers le canal ce fameux corps expéditionnaire d'Egypte. En réalité, ce corps expéditionnaire qui descendait du Nord ne représentait qu'une horde de sacrifiés. Ayant quitté les points terminus des voies ferrées, dont le plus proche était celui de Jérusalem, il devait se diriger à marches forcées vers la terre promise, n'ayant plus à compter que sur lui-même pour attaquer, pour se défendre et pour se ravitailler.

C'était un corps suspendu, immédiatement attaqué par le premier ennemi de toutes troupes qui se livrent à une opération dans cette contrée, le désert.

Un autre ennemi l'attendait, le canal. Cet ennemi-là, les Turcs ne devaient l'aborder qu'après des journées épuisantes pendant lesquelles on exigeait des troupes le maximum de ténacité et de rapidité. Or, il est facilement démontré que, pour exécuter un raid avec chance de succès, il faut alléger l'expédition à l'extrême limite des nécessités, et, cependant, pour mener celle-ci à bien, il était nécessaire de la charger de bagages terriblement encombrants, - les grandes barques, fussent-elles en aluminium, n'étaient pas les moindres.

Malgré les prévisions, qui étaient assez rebutantes, l'expédition se mit en route pendant le mois de janvier 1915. Elle affectait la forme d'un trident; malheureusement pour elle, le trident n'avait pas de manche.

Voici ce que disent des trois colonnes d'attaque les rapports officieux britanniques:

" Celle du Nord s'avança par la route El Arich El Kantara; celle du centre, la plus forte, par Hassanah et le Ouadi-Mukhseib, pour être déployée contre Ismaïlia-Serapeum; celle du Sud par Nakhl vers Suez et El Koubri, mais en se maintenant à une distance respectueuse du canal.

" La colonne d'El Kantara fit une attaque à contre-cœur et la colonne du centre une attaque assez déterminée pour forcer le canal. Le seul résultat pour les Turcs fut, la perte de 743 prisonniers et d'environ 1.200 tués; les autres furent refoulés par les mitrailleuses de la rive même, et, dans leurs diverses tentatives pour traverser le canal à la nage ou avec des barques en aluminium, tous ceux qui se mirent à l'eau furent noyés. Les trois colonnes n'eurent qu'à battre en retraite et nos reconnaissanres constatèrent qu'elles souffrirent beaucoup durant leur traversée du désert. "

Cela se passait le 3 février 1915. L'expérience avait été désastreuse pour les Turcs; elle comportait deux enseignements; il fallait s'assurer des routes, des chemins de fer et des points d'eau potable. L'autre enseignement était particulièrement pour nos alliés; le canal ne devait plus être considéré comme une défense, mais comme un bien précieux devant être lui-même défendu.

Il faut reconnaître que, dès que certaines nécessités apparaissent à nos alliés les Anglais, ils mettent tout en oeuvre pour y parer et cela avec une ténacité, une largeur de vues dont on ne trouve pas d'exemple dans le monde.

On organisa donc la défense du canal. Pendant ce temps, les Turcs, appelés vers les Dardanelles par l'action des Alliés qui débutait, avaient retiré la plupart de leurs troupes, ne tenant, dans le Sinaï, que des points d'eau, Katia, Ouadi-Mukhseib, Nakhl... Ce devait être là, plus tard, les centres de ralliement de leurs troupes. En attendant celles-ci, ils occupèrent leurs hommes: ils leur firent transporter des mines à travers le désert, en jetèrent quelques-unes dans le canal, - sans succès. Un autre jour, des nageurs passèrent sur la côte d'Afrique pour placer des cartouches de dynamite sur le chemin de fer d'Ismaïlia à Port-Said. De temps à autre, des bandes s'approchaient de l'eau et faisaient des feux de salve sur les navires. D'autre part, les reconnaissances d'avions (à cette époque encore franco-anglaises) et le service de renseignements rapportaient que les Turcs prolongeaient la ligne de chemin de fer de Jaffa à Ramleh vers le Sud par Bir-es-Seba; ils creusaient des puits, faisaient des canaux et des routes, organisaient des camps…

Le moment eût été bon pour une expédition des Alliés de ce côté, mais il aurait été nécessaire d'avoir toutes prêtes des forces considérables et les heureux événements qui se sont déroulés depuis l'an dernier ont défini ce qu'il faut entendre par concentration de forces considérables. Jadis, il se serait agi de vingt-cinq mille hommes; aujourd'hui, ce chiffre pourrait être multiplié par cinq et plus encore.

LA SITUATION EN 1916

L'appel des troupes britanniques nouvellement constituées se poursuivit donc avec régularité, sans hâte, à la façon d'un événement longuement mûri, sans que l'on pût deviner l'objectif de cette armée d'Egypte dont les camps couvraient les abords de la vallée du Nil, depuis le Caire jusqu'à Alexandrie et jusqu'à Ismaïlia. On travaillait sur le front du canal, mais cela ne pouvait sembler qu'une organisation défensive, Les tranchées de 1915, qui se trouvaient sur la côte d'Afrique, avaient été transportées sur celle d'Asie, puis avaient gagné le désert. Au début de 1916, elles constituaient une ligne qui, parallèlement à la route marine de l'Europe aux mers des Indes, était à une vingtaine de kilomètres de celle-ci. Cependant, autant pour une offensive que pour une défensive anglaise, comme il y avait intérêt à refuser tout ravitaillement d'eau à l'ennemi au cas où il déciderait de renouveler, en force cette fois, son attaque du canal, on incurva vers l'Est, le Nord de la ligne de défense. On s'assurait ainsi les centres d'eau de Romani et de Katia, positions dont la réelle importance échappait si peu aux Turcs qu'ils devaient livrer là, de leur plein gré, des combats dont le second, celui de Romani, leur coûta environ neuf mille hommes. Pourtant si, à cette époque (avril 1916), l'ennemi avait eu là quelque avantage, son action future était vouée à l'insuccès. Les troupes anglaises étaient en nombre et elles avaient eu le temps de s'organiser. Quelques mois encore et, en cet endroit de la terre où l'on ne connaissait, pour se transporter d'un point à un autre, que quelques pistes assez précaires, où les points d'eau les indiquaient, un réseau de voies de communication, dont le commandement britannique se montre fier à juste titre, était achevé. Il y avait alors en service: 1°" un chemin de fer à voie étroite allant de Port-Saïd à Romani ; 2° un chemin de fer à voie normale d'El Kantara à Romani; 3° de petits chemins de fer de liaison entre le canal et les fortifications; 4° des routes d'automobiles capables de transporter les poids les plus lourds; 5° d'autres routes, innombrables celles-ci, pour l'infanterie et qui sont plutôt des tapis que des routes: elles sont constituées par un treillage à mailles étroites, étendu sur le sable préalablement égalisé, - et l'on ne saurait imaginer combien ces trottoirs rendent de services. Dans les endroits où le sable est en mousse jusqu'à une profondeur d'un mètre et plus, où rien ne peut le tasser ou le coaguler, on marche sans enfoncer sur une surface élastique, saine et qui résiste aux piétinements de toute une troupe.

En même temps, les tracteurs à chenille entraient en service et transportaient les plus gros canons dans les endroits les plus inaccessibles.

En observation sur le colline de Royston

Forage d'un puit dans le sable

L'armée du général Allenby est entrée à Jaffa le 17 novembre

ON SUPPRIME UN DÉSERT ET L'ON EN CRÉE UN AUTRE

La question du ravitaillement en eau des troupes était résolue: d'énormes tuyaux prenant l'eau filtrée du Nil la passait sous le canal, la projetaient dans un second système de filtres sur la rive d'Asie et l'envoyaient dans les postes, dans les gares, dans les camps, dans tous les centres militaires installés dans le désert. Pour les abreuvoirs des chameaux, partout où l'on avait trouvé de l'eau potable, des puits avaient été creusés et des canaux à ciel ouvert installés.

Enfin, une opération d'un genre opposé fut tentée; elle réussit à merveille. On draina l'eau souterraine qui approvisionnait le Ouadi-Mukhseib et toute une vaste région dont les Turcs avaient l'accès fut ainsi privée d'eau.

Entre temps, on créait un chapelet de forts et fortins reliés par des tranchées protégées par des réseaux de fils de fer, aménagées avec la science acquise sur le front de France. La plupart des défenses sont dans le sable et l'on s'imagine ce que cela représente de traverses, de soutènements et de bétonnage; d'autres sont dans le roc et quelques-unes, celles de la région inondée, littéralement immergées, à la façon des postes de tir dont se servent les chasseurs aux canards dans les grands marais.

Les défenses étant organisées, les communications avec l'arrière étant assurées, les réserves vivantes, les ravitaillements de toutes sortes étant arrivées, la défense du canal était résolue.

C'est pourtant à partir de ce moment que les Turcs se décidèrent à attaquer de nouveau, non plus directement, ce qui leur était interdit, mais en prenant pour objectif les points d'eau, source de toutes richesses et de tout espoir d'expédition. Le moment n'était plus favorable; mais, trompés par Berlin qui promettait des renforts dans un temps assez court - lorsqu'on aurait brisé la pression russe et, probablement aussi, lorsqu'on aurait obtenu une victoire en France - ils se lancèrent dans la partie.

Le 13 avril 1916, la division montée Anzac venait de remporter un beau succès en s'emparant du camp de Jifjaffa, lorsque, le 23 avril, profitant d'un brouillard très dense, les Turcs entourèrent inopinément un détachement de la Yeomanry du Worcestershire, à Katia, en même temps qu'ils attaquaient un poste de royal-fusiliers écossais à Doueidar. Si, de ce côté, l'ennemi fut repoussé, à Katia, lorsque les renforts britanniques accoururent, il était trop tard. On réoccupa bien l'oasis de Katia, mais les Turcs, mis en goût par le petit succès du 13, annoncèrent qu'ils seraient sur le canal pour la fête du Baïram. De fait, ils commencèrent à descendre d'El Arich vers Romani et, à ce propos, il faut rendre à l'aviation britannique l'hommage qui lui est dû : pas un mouvement de l'ennemi ne passa inaperçu. Chaque jour les déplacements de camps, les marches de caravanes, les augmentations d'effectifs par-ci et les diminutions par-là, étaient notés. Les rapports du bureau de l'observation sont d'une clarté lumineuse. (Le temps n'est pas d'en révéler le système et je me tais.)

Cela dura quatre mois, pendant lesquels il n'y eut que de petites actions de part et d'autre.

LA BATAILLE DE ROMANI

Dans la nuit du 3 au 4 août les Turcs attaquèrent le camp de Romani et ils ne le firent pas à la " bédouin ", mais en guerriers de la campagne moderne et avec tout ce que les moyens de communications du pays leur permettaient d'apporter.

L'attaque eut lieu dans la nuit du 3 au 4 août avec 18.000 hommes, amenée par la grande piste de Syrie, entra immédiatement en action et commença de tirer sur les points d'observations britanniques, dont certains furent touchés et dont un fut détruit. Puis, ne connaissant pas exactement les positions des troupes anglaises ou, plus vraisemblablement, redoutant leur grande mobilité, elle commença de lancer sur elles, ses obus de cinquante yards en cinquante yards. A midi, le 4 août, l'infanterie turque commença de dessiner plus nettement son mouvement et l'on démêla, enfin, son intention : elle voulait tourner les forts. Son commandement devait être assez mal renseigné sur les effectifs de l'armée anglaise et sur ses positions. Il s'accrocha solidement à la colline de Royston, excellente position où il avait installé une batterie allemande, où il avait construit des abris, et où il comptaIt peut-être soutenir là, au besoin, un sérieux siège.C'est à ce point de l'immense champ de bataille qu'ils subirent les pertes les plus sensibles. Pendant ce temps, l'infanterie turque donnait par le Nord et par l'Est, et avec assez d'alacrité pour que certaines de ces fractions atteignent les fils de fer du camp retranché. C'est à ce moment l'artillerie anglaise donna son plein rendement. Enfin, on apprit que l'attaque turque qui partait de Royston venait d'être coupée de sa base par les troupes britanniques; la colline, prise sous un terrible feu convergent d'artillerie, devenait un enfer. Lorsqu'on y parvint, ce n'était plus qu'un cimetière. Les Turcs évacuaient hâtivement deux autres positions et si la retraite, commencée en débandade, n'avait été servie par la nuit, il est probable que la défaite se serait changée en complet désastre.

Il aurait fallu entreprendre la poursuite sans tarder, mais on se représentait mal ce que peut être une poursuite dans un pays semblable. Outre qu'il faut des troupes fraîches, il est nécessaire aussi de s'être assuré le ravitaillement en eau. La poursuite ne commença que trente-six heures après, vers Katia et Bir-el-Abd, et c'est alors qu'elle se heurta à l'arrière du corps d'armée turc, composé de 4.000 hommes environ, la réserve fraîche qui avait été tenu loin du combat pour parer à un mouvement tournant.

Cette affaire avait coûté aux Turcs 4 canons, 9 mitrailleuses, une grande quantité de munitions et d'approvisionnements, et 4.000 prisonniers. Quant aux morts, les Anglais reconnaissent en avoir enterré douze cents, - mais on sait combien l'ennemi aime peu laisser derrière lui les traces de ses pertes. Ce que l'on sut d'indubitable, c'est que la défaite avait été assez sanglante pour que le commandant des troupes turques qui, dit-on, avait attaqué Romani sans ordres et même contre l'avis d'Enver pacha, fût traduit en cour martiale.

C'est la bataille de Romani qui marque réellement l'arrêt dans les projets d'offensive turque contre l'Egypte. A dater de cet instant, le travail des routes et des chemins de fer est suspendu chez l'ennemi; on s'y fortifie dans des positions exclusivement défensives. Le rêve fait par l'Allemagne d envahir l'Egypte s'évapore; la révolte du Hedjaz, qui menace le flanc gauche de l'arrière de l'armée ottomane, l'anéantit définitivement.

Et c'est la bataille de Romani qui marque la date de l'offensive britannique si sûre, si inéluctable, que, désormais, rien ne l'arrêtera plus. On se met plus activement que jamais à pousser le grand chemin de fer et l'aqueduc vers El Arich, puis au delà; on déplace les camps au fur à mesure que l'ont fait des fortifications nouvelles ; et le temps n'est pas loin désormais où la Palestine entière va s'ouvrir à nous.

VINGTIÈME CONQUÊTE DE JÉRUSALEM

Jerusalem chrétienne : les coupoles de l'Eglise su Saint-Sépulcre et les terrasses des couvents

Aucune ville du monde n'a connu plus de magnificences et plus d'épouvantes, plus d'adorations éperdues et d'exécrations acharnées que Jérusalem. Aucune n'aura été prise, détruite et rebâtie autant de fois que celle dont le nom signifie " Héritage-de-Paix " et dans laquelle nos alliés entreront demain, portant à vingt le nombre de ses chutes et de ses conquêtes.

Parée de richesses inouïes par Salomon, dévastée par les Babyloniens, reconstruite par les Juifs, ravagée par les Séleucides, pompeusement réédifiée par Hérode, anéantie par Titus, relevée de ses cendres par Adrien qui dresse la statue d'Adonis sur le calvaire et l'image de Vénus dans la Grotte de Bethléem; reconcentrée au christianisme par Constantin et sainte Hélène, sa pieuse mère, qui pose la première pierre de la basilique du Saint-Sépulcre; rasée par Kesroès qui pille ses trésors, déporte ses 5.000 moines, exile la vraie Croix au fond du Khoraçan ; reprise par le calife Omar, puis par les Turcs; disputée pendant deux siècles par l'Europe et l'Asie, passant des mains des Croisés aux mains des Sarrasins, Jérusalem a été tour à tour vaincue par tous les peuples sans cesser de régner sur eux du milieu de ses décombres, et de sortir de ses ruines successives " brillante de clarté, comme au jour de sa jeunesse ".

Aujourd'hui encore elle est restée la cité de toutes les ferveurs; les désirs de toutes les nations affluent vers elle. Car Jérusalem n'est pas seulement vénérée par les chrétiens et les juifs; est elle aussi un lieu d'adoration pour les musulmans qui, ayant oublié son nom biblique, l'appellent El Koudes et Khalil, c'est-à-dire la Sainte-de-l'Ami-de-Dieu (d'Abraham) ou tout simplement, El Khoudes, la Sainte. Déjà, avant l'islam, les Arabes allaient se prosterner sur le mont Morïa, sanctifié par le sacrifice de leur ancêtre Abraham; Mahomet y est venu avec les caravanes et, dans une des sourates, il recommande aux croyants de se tourner pour prier vers le " rocher" de Jérusalem. Il prédit encore qu'au jour du Jugement dernier une corde attachée à ce rocher sera tendue jusqu'au mont des Oliviers. Tous les musulmans y passeront; les injustes aux pieds chancelants tomberont dans la vallée de Josaphat, tandis que les justes empoignés par leur toupet capillaire (c'est pour ça que les Arabes laissent souvent pousser une mèche au sommet de leur crâne), seront introduits par Mahomet dans les éternels Jardins verts.

Du temps des Ommiades, alors que les tribus arabes s'étaient emparées de la Mecque, la mosquée d'Omar remplaça la Kaaba comme lieu de pèlerinage, et encore aujourd'hui, le pèlerinage à Jérusalem reste recommandé à tout musulman et confère aux femmes, trop faibles pour supporter un voyage à la Mecque, la droit au titre de Hadjia.

Innombrables sont les sanctuaires des chrétiens en Terre Sainte et dans la cité de Sion. Mais le principal, celui qui les résout tous, est la basilique du Saint-Sépulcre. Il est aussi le plus inimaginable et le plus déroutant et ressemble bien plus à une place forte qu'a un lieu de prières. Retirée au fond d'une cavité vers laquelle descendent quarante marches raides - en souvenir de la divine quarantaine -- et que précède un parvis dallé; flanquée de hautes murailles nues, adossée contre d'autres monastères fortifiés, la basilique ne montre au passant qu'une façade méfiante et borgne -- une de ses portes jumelée est murée et nul ne peut se douter de la splendeur de son intérieur, de la richesse de ses trésors, de la multitude de ses chapelles, de la diversité de ses autels groupés avec un désordre et une naïveté barbares autour du kiosque du Saint--Sépulcre, recouvert à son tour par un vaste dôme central. Quelquefois, là-haut, par les vitres de la coupole, on aperçoit des personnages qui se penchent: moines franciscains, pèlerins coptes, popes abyssins, ou encore des chrétiennes arabes, voilées de blancheurs, qui sont montés " respirer le vent " là-haut, sur les terrasses des couvents, et qui enluminent la rotonde d'une frise évangélique.

Les Juifs, eux, ont pour tout sanctuaire quelques pierres d'un mur cyclopéen, que deux mille ans de larmes et de baisers ne sont point parvenus à user et devant lesquelles, tous les vendredis soir, ils se réunissent pour les rituelles lamentations.

Ah! avec quelle véhémence, avec quelle frénésie ils doivent, en ces jours, se heurter le front contre leur mur et invoquer:

" Hâte-toi de nous délivrer, Eternel des Armées!

" Hâte-toi, libérateur de Sion. "

Bergers et leurs troupeaux devant la porte de Damas, à Jerusalem

Carrefour de la porte de Jaffa à Jerusalem

entrée de la basilique du Saint Sépulcre

La plupart du temps on arrive à Jérusalem par le chemin de fer de Jaffa et l'on monte vers la cité de David entre un amas de constructions modernes, de kiosques torturés de l'architecture boche, qui affligent la vision et désenchantent le cœur. Pour la découvrir sans scandale, pour visiter la " Fille de Sion " dans son antique intégrité, il faut faire le tour des remparts, gravir le mont des Oliviers et contempler la ville de rêve et de violence de l'endroit même où Jésus l'a contemplée en s'écriant: " 0 Jérusalem! si tu eusses connu, au moins en ce jour, les choses qui appartiennent à ta paix! "

Aucune bâtisse, aucun faubourg n'a, ici, déformé l'aspect des vieilles murailles salomoniques auxquelles les pointus créneaux sarrasins donnent je ne sais quelle grâce farouche. Deux portes seulement dans toute la longueur du rempart. A droite la Porte Dorée, l'antique porte du Temple, par où Jésus est entré sur le tapis des vêtements et la jonchée des palmes, et que les Turcs ont murée à cause d'une prophétie d'un conquérant d'Occident qui pénétrerait par là (est-ce de ce côté que nos alliés emporteront la ville ?). L'autre porte, par contre, la Porte de Saint-Etienne - saint Etienne y fut lapidé - pour les Arabes " la Porte de Sitti-Myriam " (de Madame Marie), laisse passer les pèlerins qui montent de Gethsémani, ou descendent vers la mer Morte et le Jourdain, et toutes les processions qui se rendent au Nebi-Moussa (le mont Nébo), et toutes les caravanes qui viennent de l'Arabie. Elle laisse sortir aussi les trépassés: le jour, les musulmans, et, à la tombée de la nuit, les israélites, qui s'en vont, portés sur des civières, peupler toute la pente de Hinnom, assiéger en rangs serrés toutes les hauteurs avoisinantes, étendre sur toute la vallée de Josaphat leurs dalles éblouissantes, élargissant autour de Jérusalem la ceinture de sa désolation claire.

Derrière les altières murailles, on distingue parfaitement la ville assise sur ses quatre collines et qui correspondent aux quatre " quartiers" de Jérusalem.

C'est d'abord, à l'Ouest, le mont Sion, le plus élevé, avec sa citadelle de David, l'église et l'évêché anglican, le vieux monastère arménien qui peut enfermer, à lui seul, 3.000 pèlerins, et dont les citernes sont si profondes qu'elles peuvent contenir l'eau pour quatre années de siège.

Plus bas, sur le mont Betseda, se tasse le quartier juif, reconnaissable à la multitude de ses toitures minables - comme coquillages après une roche - et aux coupoles oxydées de ses deux grandes synagogues.

En face, le quartier, des chrétiens, sur le mont Acra, est séparé du ghetto et des souks par la voie Douloureuse, que l'on distingue à cause des clochers, des dômes et des croix qui la jalonnent. On voit aussi le trou noir de l'Etang de Bethsabée et la dépression du Golgotha où la basilique du Saint-Sépulcre arrondit ses deux coupoles surbaissées.

Au-dessous, sur le Mont Morïa, c'est, avec sa cascade des mamelles blanches, le clair et spacieux quartier musulman: celui des arabes; puis, celui plus hautain, plus inaccessible de la Jérusalem turque, ses sérails, sa prison, sa caserne; et, plus isolée encore, la majesté du Haram-ech-Cherif, vaste esplanade, nivelée à l'endroit des temples hérodien et salomonique, et où rêve, environnée de silence et de cyprès, là merveilleuse mosquée bleue, la mosquée d'Omar qui abrite un rocher semblable à là pierre noire de la Kaaba et trois poils de la barbe du Prophète.

Plus loin, sur ce même parvis planté " d'arbres toujours verts ", s'élève une seconde mosquée, celle d'El Akça, construite avec les débris des premières églises de nos Croisés et de nos Templiers.

Il va sans dire que les différentes nations, ou plutôt les différentes religions - à Jérusalem on n'a pas de patrie, mais seulement un culte - sont réparties dans leurs quartiers respectifs dont elles ne sortent que peu. (Presque tous les Européens habitent en dehors des murs.)

Le plus populeux est naturellement celui des juifs, qui contient sur un espace très restreint plus d'habitants que les trois autres quartiers de Jérusalem. Le ghetto, d'une misère et d'une saleté indicibles, se divise encore en deux parties distinctes: celui des Ackenazim, moins nombreux, juifs revenus d'Espagne et du Maroc qui s'habillent de vêtements d'Orient et ont souvent un beau type andalou, et le quartier des Safardim, leurs frères chassés de Pologne et de Russie, pâles, blonds, rachitiques, avec des papillotes qui pendent sous leur stramel (bonnet de fourrure) et des cafetans de velours graisseux, doublés de pelleterie.

Il est prudent d'attendre le samedi, quand gens et taudis ont fait une relative toilette, pour s'aventurer dans le ghetto. Alors, on rencontre des juives en crinoline, avec un petit tablier zinzolin et des châles à franges comme ceux de nos aïeules. Derrière des lucarnes on aperçoit des rabbins Safardim qui, revêtus de l'ephode et le front ceint du mezuza, psalmodient leur Talmud en se balançant; balancement commémoratif et reconnaissant qui doit leur rappeler le dodelinement du chameau qui les a exportés d'Egypte...

Le quartier chrétien est habité d'Arabes " grecs" ou " latins ", vieilles familles syriennes ou byzantines dont les ancêtres ont connu, sans doute, plus d'un massacre et plus d'un siège. Il est difficile de les distinguer des musulmans surtout les femmes. Elles s'enveloppent de la tête aux pieds d'un linceul blanc, se voilent le visage avec une mousseline historiée, parlent arabe, ont adopté presque toutes les coutumes de leurs soeurs islamiques et vivent séquestrées dans leurs maisons sans fenêtres, n'ayant pour promenade que leur terrasse et pour jardin que quelques pots de roses et de menthe.

On les voit rarement dans les grands sanctuaires, mais seulement dans les chapelles des couvents où elles furent élevées; et l'on est tout étonné de voir une petite main rougie de henné esquisser un signe de croix et d'entendre des litanies latines sortir d'en dessous un suaire.

En hiver, durant l'époque des pèlerinages, cette population hiérosolymitaine s'efface encore davantage, débordée, envahie par vingt, par trente mille pèlerins - la plupart des slaves - qui font de la cité de David un véritable royaume d'Occident. Depuis trois ans, Jérusalem s'est enfin appartenue; mais elle a entendu les canons à la place des cloches; elle a respiré l'odeur de la poudre au lieu des vapeurs d'encensoir.

Elle ne verra, sans doute pas encore de pèlerins ce quatrième hiver. Mais elle verra nos troupes franco- britanniques. Peut-être n'iront-elles pas beaucoup s'agenouiller aux sanctuaires. Dans la plaine de Bethléem, sur les collines de Judée, parmi les anémones et les asphodèles, à la source de Siloé et au puits de Job, sous les lauriers-roses, elles adoreront " en esprit et en vérité ".

Et lorsque sonneront, pour la veillée de Noël, les cloches de la Nativité et que les soldats alliés bivouaqueront sur " les pâturages d'Euphrate, où les bergers, gardaient leurs troupeaux ", ils verront, dans la douce nuit biblique, Jérusalem se découper comme une citadelle de rêve, et ils entendront, dans un frissonnement d'ailes, la voix des anges - des anges ou des aéroplanes - qui leur chanteront la promesse merveilleuse :

" Gloire au plus haut des cieux, et paix sur la terre! "

MYRIAM HARRY