La bataille du Jutland

LA BATAILLE DU JUTLAND

par l'Amiral Grasset

SITUATION DES ADVERSAIRES AU PRINTEMPS DE 1916

La flotte anglaise - la Grand Fleet - est commandée depuis le début des hostilités par l'Amiral Sir John-R. Jellicoe. Au printemps de 1916, elle est basée sur Scapa Flow (îles Orcades) et sur le Firth of Forth (Ecosse septentrionale). Elle est maintenue en pleine activité, toujours prête à prendre la mer et à se porter à l'attaque de la flotte allemande si celle-ci se risque à sa portée. L'amiral anglais est tenu au courant des mouvements de l'ennemi par ses bâtiments légers et par le réseau radio-goniométrique installé sur les côtes anglaises, qui peut déterminer la position de tout bâtiment faisant usage de la T. S. F. Enfin le service de renseignements anglais - l'intelligence service -, admirablement organisé, est à même de déchiffrer tous les radiotélégrammes allemands et de renseigner le Commandant en chef, non seulement sur les mouvements de l'ennemi, mais aussi, bien souvent, sur ses projets. Malgré la présence des sous-marins ennemis dans la mer du Nord et quoique de nombreux champs de mines y aient été mouillés, les escadres anglaises sont souvent à la mer. L'Amiral Jellicoe entraîne ses commandants aux manoeuvres qu'il aura à exécuter quand au cours du combat son adversaire pourra chercher à l'attirer sur des champs de mines ou des groupements de sous-marins. Les hautes qualités techniques de l'Amiral Jellicoe s'affirment dans la préparation minutieuse de la Grand Fleet et la mise au point de ses bâtiments. Le personnel est rempli de confiance et d'ardeur: il brûle du désir d'en venir aux mains avec l'ennemi. La flotte allemande - la Hochseeflotte - est commandée, depuis le 15 janvier 1916. par l'Amiral Scheer. Son prédécesseur, l'Amiral von Pohl, s'était principalement attaché à entraîner la flotte et à mettre au point ses bâtiments en profitant des enseignements apportés par les premiers engagements navals. Il n'avait pas montré l'ardeur et l'activité militaire qu'aurait exigées la réalisation du plan général d'opérations auquel s'était arrêtée l'Amirauté allemande, dès le début des hostilités. Ce plan consistait, en premier lieu, à user la flotte bri tannique dans des opérations secondaires et à lui infliger des pertes assez élevées pour arriver à une sensible égalisation des forces entre les deux adversaires; puis, ce résultat ob tenu, la Hochsee- flotte devait livrer bataille en profitant des circonstances favorables. L'Amiral Scheer est un homme éner gique et, dès sa prise de commandement, il donne une forte impulsion à sa flotte. « Le rôle principal de la flotte allemande est bien net, déclare-t-il. Elle doit amener l'Angleterre à renoncer à la lutte dans le plus bref délai et elle ne peut y arriver que, soit en ébranlant son prestige poli tique qui repose" entièrement sur sa flotte, soit en s'attaquant à sa vie économique, soit - ce qui est encore mieux - en utilisant les deux procédés. Les méthodes employées jusqu'ici n'ont pas atteint leur but. Ou bien on n'engageait pas assez les forces principales, et c'est ainsi que, au cours des raids de croiseurs, le gros de la flotte resté en soutien ne put jamais arriver a temps pour profiter de l'occasion, ou bien, comme on a pu le constater dans le courant de 1915,

les opérations n'étaient pas poussées assez loin pour avoir quelque chance de rencontrer des détachements importants ennemis. ») L'Amiral Scheer s'attache à donner plus de cohésion aux divers éléments placés sous ses ordres et il améliore la défense des approches des côtes allemandes. Il lance cinq raids de dirigeables qui vont bombarder les ports anglais. Le 5 mars et le 24 avril 1916, profi tantexécute des opérations d'ensemble: les forces d'éclai rage - croiseurs de combat, bâtiments légers, dirigeables vont bombarder des ports anglais tandis que la Hochsee- flotte se tient au large, prête à les soutenir; l'amiral allemand espère que des détachements anglais accourront pour protéger les ports attaqués et qu'il sera possible de les détruire avant l'arrivée dela Grand Fleet. Ces deux expéditions n'occa sionnent pas d'enga gement naval mais l'activité de la Hochseeflotte, sous le commandement de son nouveau chef, laisse prévoir que le moment de la grande rencontre approche.

PLAN D'OPERATIONS ALLEMAND

Dans la seconde quinzaine de mai 1916, l'Amiral Scheer arrête le plan d'opérations suivant: Les croiseurs du grand éclairage allemand iront bombarder Sunderland (côte Est de l'Angleterre) pendant que la Hochseeflotte

Arrivée de la Veme escadre

Amiral Evans Thomas

Amiral Jellicoe, comte de Scapa

prendra poste pendant la nuit au sud du Dogger Bank prête à écraser les forces enne mies qui seront certainement lancées à la poursuite des croiseurs. Les dirigeables devront mettre la Hochseeflotte à l'abri de toute surprise dans une opération aussi éloignée des côtes allemandes. Enfin, une vingtaine de sous-marins iront se mettre à l'affût devant les ports ennemis; ils y sèmeront des mines et torpilleront les navires de commerce qui chercheraient à gagner le large. » Les sous-marins devaient prendre leurs postes du 23 mai au 2 juin; l'appareillage de la flotte était prévu pour le premier jour où l'état du temps lui permettrait d'effectuer l'opération. Les circonstances ne favorisèrent pas l'exécution de ce projet. Une série de mauvais temps ne permit pas aux dirigeables de prendre leur vol; le terme du séjour assigné aux sous- marins envoyés sur la côte anglaise approchait. il fallut modifier le plan primitif. Dans le nouveau plan, l'idée maîtresse restait la même. Les groupes d'éclairage devaient se montrer au crépuscule sur la côte de Norvège; ils pratiqueraient la guerre de course pendant la nuit, puis se replieraient sur la flotte de haute mer restée à l'écart. Il ne paraissait pas douteux que les Anglais, alertés, s'efforce raient de couper la route aux raiders et que, cherchant les croiseurs, ils tomberaient sur l'armée navale. L'éclairage aérien n'était plus, dans ces condi tions, indispensable. La côte danoise couvrait dans l'Est la flotte allemande; les bâtiments légers de surface suffisaient à prévenir les sur prises venant du N. W. Ce dernier plan, mis à exécution, amena la bataille du Jutland (1).

Formation de la flotte en ligne de bataille

APPAREILLAGE DES FLOTTES

La Hochseeflotte prit la mer à destination du Skagerrak, le 31 mai 1916. Les forces d'éclairage, sous les ordres de l'Amiral Hipper, appa reillèrent à 1 heure (2). Elles comprenaient: cinq grands croiseurs de combat (3), dont trois armés de canons de 280 millimètres et deux, tout récents, armés de canons de 305 (vitesses de 20 à 25 noeuds), cinq croiseurs légers et des torpilleurs. Le gros des forces de ligne, commandé par

1 : Cette grande bataille est appelée bataille du Jutland par les Anglais et bataille du Skagerrak par les Allemands.

2 : Toutes les heures sont comptées en temps moyen de Greenwich

3 : Pour donner plus de clarté à ce récit, nous avons appelé "croiseurs de bataille" les grands croiseurs cuirassés anglais et

"croiseurs de combat" les grands cuirassés allemands.

l'Amiral Scheer, appareilla à 2 h. 30. Il était composé de trois escadres cuirassées: la première était formée de huit cuirassés, dont une moitié armée de canons de 280 millimètres et l'autre de canons de 305; la deuxième de six cuirassés anciens armés de canons de 280 ; enfin la troisième de sept cuirassés, très récents, armés de canons de 305 (vitesse générale: 19 à 20 noeuds). Il était accompagné de cinq croiseurs légers et de nombreux torpilleurs (1).

Le succès de l'opération reposait sur le secret de l'appareil lage allemand. Mais l'organisation an glaise de veille radio télégraphique et de décryptement prévint l'Amirauté et, deux heures 1/2 avant que les premières unités allemandes eussent quitté leurs bases, l'ensemble des forces britanniques était à la mer. L'Amiral Beatty, à bord du Lion, appareilla du Firth of Forth; il conduisait les première et deuxième escadres de croiseurs de bataille, comprenant six beaux armés de canons de 305 et de 340 millimètres (vitesses: 27 à 32 noeuds), renforcés de la cinquième escadre de ligne de l'Amiral Evan Thomas, forte de quatre cuirassés rapides très récents armés de canons de 380 (vitesse: 25 noeuds), le dernier modèle de la construction navale. L'éclairage était assuré par trois escadres de croiseurs légers (11 croiseurs); vingt-sept destroyers l'accompagnaient.

La flotte anglaise était persuadée que des sous-marins accompagnaient la flotte allemande. En réalité, aucun sous-marin ne prit part à la bataille du Jutland.

La Grand Fleet, commandée par l'Amiral Jellicoe, sur l'Iron-Duke, sortit de Scapa Flow et de Cromarty. Elle comprenait les première, deuxième et quatrième escadres de ligne formant au total vingt-quatre cuirassés, dont dix armés de canons de 305 millimètres, douze de canons de 343 et deux, qui venaient d'en trer en service, de canons de 381 (vitesses de 21 à 22 noeuds). Elle était éclairée par la troisième escadre de crde l'Amiral Hood, formée de trois croiseurs de bataille armés de canons de 305 (vitesse: 26 noeuds), par deux escadres de croiseurs, deux escadres de croiseurs légers et elle était escortée par quarante-cinq des troyers. Les deux groupes firent route sur leur rendez-vous qu'ils devaient atteindre à 14 h.; les escadres de Beatty, en grand éclairage dans le Sud-Sud-Est, se trouveraient alors à soixante-dix milles du gros de la flotte. Il ne se produisit. pendant la traversée,

Zeppelin repoussé dans la matinée du 1er juin

d'autres incidents que les attaques manquées de deux sous-marins allemands. Rien qui distinguât cet appareillage des " Sweeps " habituels que pratiquait la Grand Fleet dans les mêmes parages pour exercer les équipages et entretenir leur confiance, pour affirmer que la maîtrise de la mer n'était pas devenue, depuis l'apparition des sous-marins, un mot vide de sens.

COMBAT DES GROUPES D'ÉCLAIRAGE

Les deux groupes anglais parvenus aux points de rendez-vous qui leur avaient été fixés, s'apprêtaient à se rejoindre quand, à 14 h. 15, le croiseur léger, la Galatea, placé à l'extrémité est de l'éclairage de Beatty, aperçut la fumée d'un cargo danois qui, au même moment, attirait également l'attention de deux torpilleurs placés à l'extrémité ouest de l'éclairage de Hipper. Ce fut ce cargo qui, en amenant la rencontre de ces bâtiments légers, déclancha la grande bataille du Jutland (1).

1 : L'Amiral Sheer avait envoyé en reconnaissance, le 31 mai, cinq zeppelins dans le N.et l'W.d'Héligoland. Ces aéronefs ne virent ni la flotte allemande, ni la Grand Fleet, ni, par conséquent, la bataille elle-même. Deux sous-marins allemands en croisière devant les ports d'Ecosse, signalèrent des passages de bâtiments de guerre anglais, mais l'état-major allemand ne put tirer aucun parti de leurs informations contradictoires.

Elle commença par un engagement ordinaire de croiseurs. Deux escadres de croiseurs légers an glais se concentrèrent sur la Galatea; les bâtiments légers du groupe d'éclairage allemand rallièrent leurs torpilleurs. Puis les croiseurs britanniques prirent chasse au N. W. pour en traîner dans leurs eaux et amener a l'Amiral Beatty les croiseurs allemands suivis à faible distance par les croiseurs de combat de Hipper. En même temps Beatty, encore hors de vue mais renseigné par son éclairage, inclinait sa route vers le Sud et amorçait un mouvement tournant qui devait couper la retraite à son adversaire. Il s'en fallut de peu que la manoeuvre ne réussit. Mais l'amiral allemand ne tarda pas à apercevoir les fumées des croiseurs de bataille anglais et, sans trop se préoccuper de ses croiseurs légers qui se trouvaient alors très en l'air dans le Nord, il fit demi-tour pour rallier au plus tôt l'abri de la Hochseeflotte. Les croiseurs de Beatty et ceux de Hipper sont alors rangés en lignes parallèles, cap au Sud, à la distance de 18.000 mètres. Confrontation saisissante que celle des deux adversaires du Dogger Bank: même situatioBeatty tient cette fois son ennemi a portée de canon. La poursuite n'est plus nécessaire : à quelques milles au N. W., c'est l'écrasante artillerie des quatre cuirassés rapides de l 'Amiral Evan Thomas, prête à porter le coup décisif. L'amiral allemand, lui aussi, est confiant dans le succès; son artillerie est, il est vrai, de plus faible calibre et de moindre portée et il se trouve évidemment inférieur en nombre - a cinq contre six - mais le combat le ramène à la vitesse de croisement de 40 noeuds sur la Hochseeflotte qu'il pourra atteindre en moins d'une heure. Si les Allemands ont éprouvé de lourdes pertes sur le Dogger Bank ils en ont, du moins, tiré des enseignements: elles lui ont confirmé la valeur de ses unités, l'excellence de son entraînement. Le hasard de la rencontre met Hipper en situation tactique favorable car la vue est médiocre du côté de l'Est; le soleil, encore haut, éclaire les bâtiments de Beatty d'une vive lumière; quant à lui il reste pour son adversaire, dans la grisaille des beaux horizons laiteux du Nord. A 15 h. 48, la canonnade éclate des deux côtés en un fracas assourdissant et, pour quelques instants, se livre le classique duel d'artillerie sur lignes parallèles. Beatty se rapproche de son adversaire et ses pièces, toutes battantes, tirent à cadence précipitée à la distance de 13.000 mètres. Plus de mouvements savants, plus de manoeuvres tactiques.

H.M.S.Galatéa aperçoit les fumées d'un cargo danois et signale l'ennemi

La victoire est promise à celui qui tirera le plus vite et le mieux, qui, sans être protégé par une cuirasse épaisse, pourra « encaisser» les coups les plus durs, à celui enfin qui, sans tenir compte de ses blessures, n'aura de regard que pour les coups qu'il portera. Malgré les conditions défavorables de l'atmosphère, l'artillerie britannique inflige de grosses avaries aux croiseurs de Hipper, mais aussi les salves tombent serrées dès le début de l'action autour des bâtiments de Beatty. A 16 h. 03, trois projectiles tirés en salve font sauter le croiseur de bataille l'Indefatigable (1)

1 : Les trois croiseurs de bataille anglais, le Queen-Mary, l'Indefatigable et l'Invincible, furent détruits au Jutland par des explosions de soutes à munitions.

II disparaît dans une immense colonne de fumée noire: c'en est fait du serre-file des croiseurs de bataille anglais. Beatty poursuit sa route, impassible. Il avait d'abord appuyé vers l'Ouest pour profiter de la supériorité de portée de son artillerie; il revient maintenant sur son ennemi et le serre de plus près pour lui porter des coups plus sensibles en profitant de la supériorité de calibre de ses pièces. La cinquième escadre rapide de l'Amiral Evan Thomas vient d' intervenir, elle aussi, et ses pièces de 380 battent déjà les derniers croiseurs de Hipper. La Hochseeflotte arrivera-t-elle à temps pour les sauver du désastre. Mais, dans cette angoisse, les Allemands remportent un nouveau succès. Comme l'lndefatigable tout à l'heure, le croiseur de bataille, la Queen-Mary vient de sauter; le Tiger qui le suivait à 500 mètres, à la vitesse de 26 noeuds, ne voit plus rien, au passage, de celui qui, moins d'une minute auparavant, était son matelot d'avant. Beatty a gagné de vitesse. Insensible à ses pertes, il cherche à couper de ses bases le groupe Hipper et amorce un mouvement sur la gauche qui placera l'ennemi entre ses croiseurs de bataille et les cuirassés rapides de l'Amiral Evan Thomas. Les destroyers britanniques de la treizième flottille chargent;

L'action s'engage à la distance de 2500 yards

L'Amiral de la Flotte, comte Beatty

Hipper cède vers l'Est à leur menace, interrompt son tir et perd du temps. Les torpilleurs allemands de la neuvième flottille, lancés également à la charge, se heurtent aux destroyers. En un assaut furieux, se canonnant à bout portant, les deux groupes se traversent. Les destroyers s'acharnent entre les lignes à saisir l'ennemi qui se dérobe. On ne saurait passer sous silence, même au cours d'une si rapide esquisse, l'élan dont firent preuve les des troyers anglais Nestor et Nicator, en arrivant à lancer leurs torpilles à 3.500 mètres des grands bâtiments ennemis. « Attaque splendide, poussée jusqu'a une distance follement réduite », écrit dans ses mémoires, un officier allemand. Le Nestor est détruit sur place ainsi que le destroyer Nomad et leurs lancements n'obtiennent aucun succès mais ils ont ouvert la voie à la vague suivante, celle qui atteint d'une torpille le croiseur de combat allemand le Seydlitz. Les destroyers refoulent largement vers l'Est les croiseurs allemands et leur intervention pour rait être décisive si le gros des forces allemandes n'apparaissait à l'instant même dans le Sud.

ARRlVEE DE LA HOCHSEEFLOTTE

Le Commodore Goodenough sur le croiseur léger Southampton, accompagné de quatre croiseurs légers, précède Beatty et l'éclaire. Il a vu surgir de l'horizon des fumées, des mâtures, des coques. C'est la Hochseeflotte entière! Spectacle non encore contemplé, dont l'image obsède les rêves des marins de la Grand Fleet depuis vingt-deux mois! Le Commodore Goodenough, pour bien s'en assurer, conduit ses bâtiments légers, qui n'ont aucune protection, à 11.000 mètres de la grosse artillerie allemande. Trois, quatre... douze cuirassés le prennent sous leur feu. Il zigzague et serpente, se couvre de fumée; il échappe enfin, tandis qu'il signale à Beatty et au Commandant en chef le nombre, la nature, la formation, la route: et la vitesse de l'ennemi. Jamais nul éclaireur, dans des conditions aussi difficiles, n'apporta plus, de clairvoyance, de sens tactique, d'imperturbable courage à l'accomplissement de sa mission. Beatty, lui aussi, reconnaît le nouvel adversaire. Il n'a pas, évidemment, une force suffisante pour se mesurer avec lui, mais il doit l'accrocher vigoureusement et l'amener à la Grand Fleet. Ses croiseurs de bataille, suivis de la cinquième escadre, font demi-tour et se hâtent vers le Nord. Hipper fait également demi-tour et les suit. Les divisions de tête de la Hochseeflotte forcent de vitesse et les talonnent. A la course au Sud succède la pour suite au Nord. Beatty, comme Hipper tout à l'heure, court de grands risques, mais c'est lui qui, cette fois, attend l'apparition du gros de ses forces de ligne, c'est à lui que restera l'honneur de ménager à son ennemi la dernière et décisive surprise.

L'escadre de bataille entre en action

Sur les croiseurs de combat de Hipper se concentre le feu de la cinquième escadre de l'Amiral Evan Thomas et des divisions de Beatty; essouflés par leur course, abîmés par le tir anglais, les croiseurs allemands ralentissent leur feu: l'horizon s'embrume dans le N. W., les silhouettes ennemies s'estompent. Les divisions de la Hochseeflotte suivent leurs croiseurs de combat à toute allure et leur ligne s'étire. Scheer, du centre de son armée, ne voit que quelques-uns de ses bâtiments noyés dans la fumée de leur course. La canonnade devient plus molle au Nord: l'ennemi s'éloigne. " Reprendre énergiquement la poursuite", signale, à 17h.20, le Friedrich-der-Grosse et dans la flotte allemande chacun demande à ses machines un nouvel effort: c'est en vain. Beatty, plus rapide, gagne de plus en plus sur l'avant des Allemands; il incline déjà sa route à droite, amorçant ainsi de nouveau l'enveloppement de la tête adverse. Hipper cède à cette pression et appuie lui-même au Nord puis au Nord-Est: les Allemands subissent déjà la volonté britannique. L'abatée progressive sur tribord des croiseurs de combat allemands n'a pas échappé à leur Commandant en chef. Il n'a pu frapper le coup décisif, la poursuite a rompu la cohésion de ses forces et le désordre est grand dans sa flotte: Hipper est à cinq milles au Nord du König - le cuirassé de tête allemand - les escadres de ligne s'échelonnent sur plus de huit milles. Situation dangereuse car, si Beatty s'acharne à tenir le contact de forces qui seraient écrasantes si elles étaient concentrées, c'est qu'il attend sans doute un sérieux renfort! Aussi l'Amiral Scheer, prévoyant un nouveau choc, ordonna-t-il à 17 h. 50 le ralentissement de sa tête et le groupement de sa flotte qu'il fit passer de l'ordre en colonnes par divisions à la ligne de file. Décision tardive, car l'ordre n'était pas encore rétabli que sa situation était déjà compromise. En effet, l'Amiral Jellicoe, dès qu'il avait appris l'engagement de ses croiseurs de bataille avec les croiseurs allemands, avait en voyé en renfort à l'Amiral Beatty, à 16 heures, la troisième escadre de croiseurs de bataille (les Invincible) commandés par l'Amiral Hood. A 11 h. 40, cette escadre était arrivée à la hauteur de Beatty mais, par suite d'erreurs de points, elle était tombée dans le vide, à vingt milles trop dans l'Est; heureusement, et tout à fait

Une salve courte

inopinément, le croiseur léger le Chester, placé à l'aile extrême de son éclairage, avait accroché l'éclairage des croiseurs légers de Hipper. Le hasard avait donc placé l'escadre de l'Amiral Hood mieux que ne l'eut fait le calcul le plus habile, en flanc des croiseurs allemands. Ainsi, quand il prescrivit le regroupement de sa flotte, à 17 h. 50, l'Amiral Scheer se trouvait déjà en mauvaise posture car l'escadre Hood se trBeatty allaient la rejoindre dans le Nord-Est, tandis que la Grand Fleet, toujours invisible, accourait du N. W. La flotte allemande, en manoeuvre de formation, sans éclairage, poursuivait sa route vers le Nord, inconsciente du danger. Un concours imprévu de circonstances la sauva.

ARRIVÉE DE LA GRAND FLEET

L'Amiral Jellicoe, prévenu de l'entrée en action de la Hochseeflotte, se hâtait vers le lieu du combat. Il était tenu au courant des événements - autant du moins qu'on pouvait en juger dans l'atmosphère embrouillée - par l'Amiral Beatty et par le Commodore Goodenough qui, avec ses bâtiments légers, ne lâcha jamais l'ennemi. Mais il n'est guère possible, dans des actions aussi chaudes, au cours des incessantes manoeuvres qu'exigent la mise en jeu de l'artillerie et le dérobement au feu adverse, de tracer exactement sur la carte la route parcourue comme on le fait pendant les exercices. Aussi l'Amiral Jellicoe, réduit à des renseignements dont l'exactitude dépendait des positions signalées, fut-il grandement et désagréablement surpris en découvrant, vers 16 heures, la Hochseeflotte vingt minutes plus tôt et douze milles plus à l'ouest qu'il ne l'attendait. L'éclairage anglais, si vaillamment conduit, le mit donc dans la plus délicate situation: celle d'un chef qui, arrivé presque sous le feu de l'ennemi, doit se déployer en hâte pour former sa ligne de bataille. La flotte anglaise se présentait sur six colonnes de front, dans chaque colonne les bâtiments étant formés en ligne de file. A 18 h. 16, le Commandant en chef ordonna à la flotte de se déployer en ligne de bataille (1) sur la colonne de gauche. Si le déploiement eût été effectué sur la colonne de droite la flotte anglaise eut été immédiatement engagée avec le corps de bataille ennemi. Mais l'Amiral Jellicoe estima que, la Hochseeflotte devant selon toute vraisemblance être précédée de torpilleurs, « c'eût été folie d'exposer sa flotte aux attaques de ces petits bâtiments au moment même où elle serait déployée» (2), alors que la brume aurait grandement facilité ces attaques. Il considéra, en outre, qu'après avoir pris la nouvelle formation sur la droite la première escadre, constituée

1 : C'est-à-dire de se former sur une ligne unique.

2 : La grande flotte, par l'amiral Jellicoe.

La ligne des croiseurs de bataille à 4 h. 26

par les deux divisions de droite composées de cuirassés anciens, se serait trouvée en tête de la ligne et, par suite, exposée pendant longtemps au feu de l'ennemi avant que les autres divisions aient pu entrer en ligne et la soutenir. Le déploiement eut donc lieu sur la colonne de gauche et dura vingt minutes. Ce fut un bel exploit de manoeuvre que le déploiement de la Grand Fleet, lourde de vingt-quatre cuirassés, se formant en une ligne unique perpendiculaire au gisement de l'ennemi alors que tourbillonnaient de tous côtés, en vomissant des torrents de fumée opaque, dix-huit croiseurs et quarante-sept destroyers aux quels se mêlaient encore les quarante petits croiseurs et destroyers du groupe Beatty, sur une mer hâchée déjà des gerbes de projectiles allemands de tous calibres. C'est le moment pathétique qu'ont choisi les dessina teurs et les peintres de la marine britannique ple « coin aux rafales» du champ de bataille. La cinquième escadre de l'Amiral Evan Thomas, pour ne pas augmenter la confusion, renonce à son poste de tête dans la formation de combat prescrite; elle tourne court, cap à l'Ouest. Le Warspite (1), sa barre bloquée par un projectile de gros calibre, tourne en rond sous le feu de toute l'escadre de tête allemande;

1 : Cuirassé anglais rapide appartenant à la 5eme escadre de l'Amiral Thomas.

il se tire de ce mauvais pas sans avoir abordé personne. Il en est de même du croiseur anglais Warrior qui est désemparé. Beatty appuie franchement sur les croiseurs de Hipper et, passant devant la Grand Fleet en formation, il la cache aux Allemands. Jellicoe poursuit son déploiement cap à l'Est-Sud-Est; il cherche anxieusement, mais en vain, à percer du regard cLa flotte allemande, ne se rendant toujours pas compte de la situation dans la fumée et la brume, continue sa route, se rue dans l'impasse. Le combat ne lui a pas permis de rectifier son ordre. Ses bâtiments de queue entendent à peine la canonnade alors que, à dix milles au Nord, sa pointe extrême, déjà battue du N. W., se trouve martelée du Nord-Est par l'artillerie de très gros calibre de bâtiments invisibles. Ses croiseurs légers, puis les croiseurs de combat de Hipper, écrasés par le feu ennemi, sont obligés de rebrousser chemin en toute hâte et ils refluent vers le Sud, vers le gros de la Hochseeflotte. A ce moment, le croiseur léger allemand le Wiesbaden est désemparé: il reste sur place et demande du secours. Tous les groupes allemands répondent à son appel: les croiseurs légers de son propre groupe, les croiseurs de combat de Hipper et la troisième escadre de ligne (escadre de tête de la Hochseeflotte), interrompent leur fuite et, redressant leur route,

Attaque de nuit

L'Invincible coule

se portent à son secours. C'est une bataille pour le Wiesbaden. Mais, autour d'eux, le cercle de feu se resserre: l'horizon s'illumine des lueurs des salves de gros calibre du corps de bataille anglais: « nous n'eûmes, plus, devant nous, du Nord à l'Est, qu'une mer de feu », dit l'Amiral Scheer dans ses mémoires. Devant cet ennemi, qui demeure invisible, il est impossible de tenir longtemps: la douzième demi-flottille de torpilleurs allemands, lancées à l'attaque, ne peuvent déboucher qu'avec peine; les croiseurs de combat sont de nouveau obligés de plier et les cuirassés de tête de la Hochseeflotte les suivent, eux aussi, vers l'Est. La situation de la flotte allemande est devenue très grave : elle peut à tout instant tourner au désastre. Il est urgent de desserrer l'étreinte. A 18 h. 40, la HochseeHotte exécute son premier tête-a-queue.

PREMIÈRE TÊTE-A-QUEUE DE LA FLOTTE ALLEMANDE

La manoeuvre était, à vrai dire, délicate mais dans la tactique allemande elle occupait la place d'honneur: elle devait permettre, si l'on était un jour surpris par le gros des forces ennemies, de se soustraire à leur artillerie supérieure. Ce jour était arrivé. Les bâtiments manoeuvrèrent tous à la fois et prirent la route inverse à l'Ouest. Les croiseurs de bataille et les torpilleurs répandirent d'abondants nuages de fumée. Le tir se ralentit, puis s'éteignit. La Hochseeflotte disparut. Le dérobement ainsi réalisé ne pouvait cependant terminer la bataille. L 'Amiral Scheer avait maintenant la conviction qu'il avait rencontré, sinon la totalité, du moins la plus grande partie de la Grand Fleet. Trois heures devaient encore s'écouler avant qu'il put, sans trop de danger, prendre la « marche de nuit», c'est-à-dire le chemin du retour vers les bases allemandes, trois heures de jour pendant lesquelles l'ennemi pouvait retrouver la Hochseeflotte et l'obliger à livrer un combat en retraite; ce combat pouvait être très dangereux car, si les bâtiments de guerre allemands recevaient de sérieuses avaries, Scheer se trouverait dans l'alternative soit de les abandonner, soit de les secourir en effectuant un nouveau tête-à-queue qui serait alors imposé par l'ennemi et par suite effectué dans de mauvaises conditions, D'autre part, continuer à s'éloigner vers le large et chercher à rompre ainsi le contact avec l'ennemi devait permettre à la Grand Fleet de retrouver la Hochseeflotte le lendemain

Le destroyer Shark sombre

et de lui imposer le combat à l'endroit et dans les conditions qu'elle choisirait. Enfin, l'Amiral Scheer estimait que son honneur militaire lui faisait un devoir de continuer le combat aussi longtemps que ses moyens le lui permettraient. Il se décida donc à recommencer une nouvelle attaque à fond avec ses grands bâtiments en lançant en même temps ses torpilleurs à la charge. Il espérait ainsi surprendre l'ennemi, renverser ses plans et, si le coup était assez violent, faciliter son dégagement au début de la nuit.

DEUXIÈME TÊTE-A-QUEUE DE LA FLOTTE ALLEMANDE

Après s'être éloigné pendant un quart d'heure de son redoutable adversaire, l'Amiral Scheer signala donc, à 18 h. 55, à sa flotte d'exécuter un deuxième tête-à-queue. Les forces allemandes changèrent de route et se precipitèrent vers l'Est, tête baissée, sur leurs ennemis. Cependant l'AmiraI Jellicoe, qui n'avait vu jusqu'ici dans la bataille que le Wiesbaden et pendant quelques minutes deux ou trois cuirassés allemands, avait senti son adversaire s'éloigner et lui échapper. Il serrait donc sur lui, de son côté, pour rétablir le combat. Aussi, après leur deuxième tête-à-queue, les croiseurs de Hipper ne tardèrent-ils pas à entrer de nouveau dans la masse brumeuse qui s'illumina encore des feux de l'artillerie anglaise. Mais le cercle de mort était devenu plus vaste qu'il ne l'avait encore été: les escadres britanniques avaient gagné davantage dans le Sud et l'encerclement s'était accentué. Le groupe Hipper et l'escadre de tête allemande (la troisième), pris d'enfilade, souffrirent si cruellement du feu de l'ennemi qu'ils furent obligés de diminuer de vitesse. Il devenait nécessaire de rompre le combat et de s'éloigner, mais on ne pouvait exécuter un troisième tête-à-queue sous une pareille concentration de feu que grâce à une manoeuvre qui couvrirait la retraite. "Rananden Feind" (sus à l'ennemi) ordonna l'Amiral Scheer à ses bâtiments par un signal resté célèbre. Il lança en même temps à la charge les torpilleurs des sixième et neuvième flottilles, puis ceux de la troisième flottille qui, en attaquant, devaient tendre un rideau de brouillard artificiel : ces petits bâtiments furent arrêtés à la distance de 7.000 à 8.000 mètres par le feu de plus de dix cuirassés anglais et lancèrent précipitamment leurs torpilles.

Mais alors l'Amiral Jellicoe se trouva dans une situation angoissante. Les instructions de l'Amirauté étaient formelles: le Commandant en chef devait soustraire sa flotte aux engins invisibles capables de compromettre en un instant la suprématie britannique sur mer. L 'Amiral Jellicoe obéit: devant ces attaques de torpilleurs (1) la Grand Fleet revint d'abord 1 : Deux bâtiments placés en avant de l'Iron Duke signalèrent à ce moment un sous-marin par bâbord devant

la Grand Fleet revint d'abord cap au Sud, puis elle abattit encore de quatre quarts (45°) sur la gauche pour s'éloigner des torpilleurs et éviter leurs torpilles. « On vit, dit l'Amiral Jellicoe dans ses mémoires, plus de vingt torpilles couper la route de la flotte malgré son changement de cap. Heureuse ment, à la suite de notre abatée, les torpilles se trouvaient à la fin de leur parcours et n'étaient plus animées d'une très grande vitesse. Elles furent toutes évitées. »

Mais en s'éloignant des torpilleurs, la Grand FIeet s'éloigna aussi de la Hochseeflotte et permit alors le décrochage tant désiré par l'Amiral Scheer.

TROISIÈME TÊTE-A-QUEUE

A 19 h. 18, la Hochseeflotte opéra son troisième tête-à-queue et se déroba en revenant cap à l'Ouest. Le mouvement, exécuté au plus fort du feu de l'artillerie anglaise, comportait des risques mortels. Il faut le reconnaître, les remarquables qualités de manoeuvre des commandants allemands évitèrent, seules, un désastre. Comment décrire la cohue des bâtiments de la troisième escadre allemande surpris en plein désordre par le signal de leur chef, pressés entre le feu britannique devant lequel ils devaient ralentir et les bâtiments qui les suivaient et qui, ne recevant pas encore de projectiles, les talonnaient sans cesse. Les abordages furent évités. La flotte allemande en désordre tourna l'arrière à l'ennemi et s'éloigna au milieu des vapeurs du crépuscule qui se mêlaient aux fumées couvrant le champ de bataille. Le feu s'éteignit et ne fut plus repris entre les grands bâtiments. Quand la Grand Fleet eut redressé sa route, elle ne vit plus dans le loin tain que trois torpilleurs qui fuyaient. Le contact entre grands bâtiments ne fut plus repris. Les croiseurs de Beatty ne purent plus accrocher les divisions de Scheer, un instant entrevues dans la nuit tombante. L'Amiral Jellicoe, ne voulant pas exposer sa flotte aux hasards des combats de nuit, comptait se maintenir jusqu'à l'aube entre l'escadre allemande et ses bases. Ces prévisions ne se réalisèrent pas et la flotte allemande s'échappa. Dès 21 heures, l'Amiral Scheer avait mis le cap sur l'abri le plus proche, le chenal de Hornriff dragué à travers les champs de mines, et il avait fait route aussi vite que le permettaient les bâtiments avariés. Il ne rencontra sur sa route que des flottilles de destroyers

Première phase de la retraite allemande

britanniques. Sur ce champ de bataille où tout était ombre, où les groupes perdus ne se reconnaissaient qu'à la lueur des coups de canon, des explosions de torpilles ou des incendies, les destroyers surpris, avant tout soucieux de ne pas torpiller leurs propres grands bâtiments, subirent de grosses pertes que la destruction du Pommern (1) ne devait pas compenser. Leur héroïsme enrichit pourtant les annales de la marine britannique d'une longue série d'exploits.

Nulle analyse ne saurait valoir les simples et pathétiques récits de cette nuit mémorable qu'ont recueillis de la bouche de témoins très divers, les Commandants Fawcett et Hooper (2). La Hochseeflotte arriva devant Hornriff, le lendemain, 1er juin, à 5 heures du matin. Le même jour, la Grand Fleet parcourut le champ de bataille pour en recueillir les trophées. A sa vue les Allemands détruisirent leurs bâtiments avariés qui flottaient encore: le croiseur de combat le Lutzow et le croiseur le Rostock; le croiseur léger l'Elbing avait disparu dès deux heures, abordé par le cuirassé le Posen ; le croiseur léger Frauenlob et le cuirassé le Pommern avaient été torpillés et coulés au cours de la nuit. La Grand Fleet croisa devant les côtes allemandes (3) jusqu'à 12 h. 30. Elle reprit alors le chemin de ses bases. Les sous-marins allemands rencontrèrent

1 : Cuirassé de ligne de la 2eme escadre.

2 : La bataille de Jutland racontée par les combattants.

3 : A midi, elle se trouvait à soixante-quinze milles de Hornriff.

sur la route du retour les cuirassés avariés de la Grand Fleet le Warspite et le Malbo rough. Epuisés par une trop longue attente, gênés par la mer très grosse du 1er juin, ils ne purent rien contre eux. Ainsi se termina la bataille. Réduite au choc des forces de ligne elle avait duré quelques minutes en deux passes. Elle resta toujours confuse à cause du voile brumeux, fréquent en cette saison dans la mer du Nord et augmenté par la fumée des bâtiments, qui ne cessa de couvrir le champ de bataille. Si, au début du combat, pendant l'engagement des croiseurs de bataille, les adversaires pouvaient se voir à peu près distinctement, le voile ne tarda pas à s'étendre de plus en plus épais et, dès lors, les bâtiments aperçurent a peine leurs ennemis. Ils ouvrirent le feu sur des silhouettes qu'ils distinguaient vaguement, qui s'estompaient rapidement et disparaissaient avant même qu'on les eût identifiées et qu'on ait pu tirer salves. En somme, on a tiré beaucoup " au jugé " sans que les avaries causées par l'artillerie aient correspondu à l'énorme consommation de munitions qui eut lieu. La conduite générale des opérations fut, pour la même raison, rendue très difficile. Aucun des Commandants en chef ne pouvait se rendre compte par lui-même de la physionomie de l'action. Ils devaient tous deux se fier aux renseignements envoyés par les bâtiments qui, se rapportant aux actions

Le dernier exploit du HMS "Ardent"

fragmentaires auxquelles les informateurs étaient mêlés, se trouvaient souvent erronés. Ainsi, l'Amiral Jellicoe fut surpris par l'apparition subite dans la brume de la flotte allemande plus tôt qu'il ne l'attendait et par la suite il ne vit que pendant très peu de temps les cuirassés de la Hochseeflotte. L'Amiral Scheer, de son côté, n'apprit l'approche des grands cuirassés anglais par les croiseurs de l'Amiral Boedicker que cinq minutes avant leur arrivée et il ne se rendit compte que vers la fin de la bataille, qu'il était engagé avec la Grand Fleet tout entière; il croyait, jusque-là n'avoir affaire qu'à un gros détachement anglais. Il comprit la puissance de l'ennemi quand il fonça sur lui dans son second tête-à-queue, à 18 h. 55,et vit tout l'horizon s'illuminer des lueurs des coups de canon. C'est parce que les lignes de combat s'évanouissaient dans la brume et la fumée, dès qu'elles s'écartaient, que l'Amiral Scheer parvint à se dérober, par ses tête-a-queuraison que la flotte allemande échappa aux recherches des croiseurs de bataille anglais pendant la nuit qui suivit la bataille. L'Amiral Beatty ne cessa de témoigner pendant toute l'action d'une bravoure et d'une impassibilité au feu toutes britanniques. Il se montra un tacticien de premier ordre et fit preuve d'une ténacité admirable en poursuivant toujours l'enveloppement de la ligne ennemie et en l'amenant enfin à son Commandant en chef. L'Amiral Jellicoe se présenta au combat avec une flotte qu'il avait préparée avec un soin remarquable et qu'il avait amenée à un très haut degré d'entraînement. Il fut desservi par le manque de visibilité qui domina tout le combat. Un amiral commandant une seule escadre aurait pu se jeter sur l'ennemi avec le sentiment que, si ses bâtiments venaient à disparaître, d'autres viendraient les remplacer.

La situation de l'Amiral Jellicoe était toute différente, il avait en mains toute la puissance navale de l'Angleterre et une action malheureuse pouvait avoir une portée incalculable pour son pays et pour les Alliés. Il ne pouvait dans des conditions atmosphériques aussi aléatoires que celles où se livrait le combat chercher à tout prix un corps-à-corps au cours duquel son adversaire pouvait l'entrainer sur un terrain qu'il pressentait rempli de dangers cachés où il eut pu éprouver d'immenses pertes. L'Amiral Scheer pouvait être fier d'avoir réussi à sauver sa flotte en profitant de la tombée de la nuit grâce a sa farouche énergie, a l'entraînement et a l'esprit de discipline de ses commandants. Je ne saurais enfin terminer ces considéra tions générales sans rendre à tout le personnel - tant anglais qu'allemand -l'hommage qui lui est dû pour l'énergie et la bravoure admirables qu'il a montrées pendant toute la bataille.

La fin d'un cuirassé allemand

INFLUENCE DE LA BATAILLE DU JUTLAND SUR LES OPÉRATIONS NAVALES JUSQU'A LA FIN DES HOSTILITÉS.

La flotte anglaise n'avait pas atteint le grand but militaire qu'elle poursuivait: la destruction des forces navales ennemies. Mais elle avait porté un coup si rude à la flotte allemanla Hochseeflotte ne pouvait plus risquer de tomber à nouveau dans les griffes du lion britannique. Quand l'Amiral Scheer arriva à Hornriff le lendemain de la bataille, le ler juin, à 5 heures du matin, il apprit par le dirigeable L-ll,envoyé en reconnaissance, la présence à soixante milles environ de Hornriff, de douze cuirassés anglais, puis de six autres et enfin de trois croiseurs de bataille. Dans ses mémoires, il expose qu'à ce moment le premier groupe d'éclairage et les bâtiments de tête de la troisième escadre allemande n'étaient plus en état de soutenir un combat en règle, qu'il ne disposait plus que de trois croiseurs légers et enfin que, par suite du temps " bouché ", il " jugea peu intéressant de se mettre en quête de l'ennemi signalé". Il donna en conséquence à sa flotte l'ordre de rentrer dans le chenal de Hornriff et de regagner ses bases. La preuve était ainsi faite que la flotte britannique avait remporté la victoire dans la bataille du Jutland. Le vainqueur reste, comme autrefois, celui qui demeure sur le lieu du combat que son adversaire n'ose plus lui contester. Quelques auteurs allemands ont bien prétendu que la Hochseeflotte avait gagné la bataille sous le prétexte que les pertes anglaises furent plus élevées que les pertes allemandes. ce qui est exact (1). Mais il n'en est . .pas moIns vrai que l'Amiral Jellicoe est resté sur le « terrain » le ler juin sans que l'Amiral Scheer osât sortir de son abri pour le combattre à nouveau et la suite des événements sur mer a montré qu'après la rencontre - et jusqu'à la fin de la guerre - la flotte allemande a été, en fait, complètement annihilée. Les instructions de l'amirauté anglaise avaient donc été exécutées et la bataille du Jutland a bien été une victoire anglaise. Après avoir regagné ses ports, la Hochseeflotte répara rapidement ses avaries et le 19 août, elle sortit encore une fois, mais elle ne risqua pas la rencontre de la flotte anglaise. Un rideau de bâtiments légers et de sous-marins et huit dirigeables devaient la garantir contre toute surprise. En apprenant que la Grand Fleet était à la trouvait à une distance de quarante Milles seu lement, l'Amiral Scheer revint à toute vitesse vers la baie d'Héligoland. Ce raid n'était qu'une simple démonstration destinée à faire croire à l'opinion publique que la Hochseeflotte était toujours vivante et pouvait encore affronter la puissance britannique.

1 h.15, après-midi. Les anglais constatent la retraite allemande

LES DERNIERS COUPS DE CANON DE LA JOURNEE

Cette sortie fut la dernière. La dure leçon du Jutland avait porté ses fruits. A partir du 20 août 1916. la flotte allemande ne prit plus la mer et resta enfermée dans ses ports. La guerre navale perdit dès lors son caractère militaire pour devenir économique: elle se continua par les raids de dirigeables, la guerre sous-marine et le mouillage des mines. Ce serait sortir de notre sujet que d'en donner ici le récit. L'inaction de la flotte allemande dans ses ports amena progressivement sa décomposition qui fut hâtée encore par les prélèvements effectués dans ses équipages pour l'armement des sous-marins, dont le métier était devenu très dangereux et décourageant depuis la riposte énergique des Alliés. Le sentiment de son impuissance sur mer s'imposa de plus en plus à la Hochseeflotte et quand, après deux années d'inaction, viendra le moment de sauver l'honneur, le 29 octobre 1918, les équipages refuseront de prendre la mer. Par leur révolte ils hâteront l'effondrement allemand et prépareront la reddition de la Hochseeflotte. Ces résultats définitifs furent la consécration de la victoire du Jutland.

juin 1916