Anzac et Suvla

Deux noms que l'héroïsme britannique a rendus fameux. L'un sauvage et retentissant comme un cri de guerre, l'autre qui semble emprunté à quelque princesse des Mille et une Nuits: tous deux originaires de ces mornes Dardanelles où, de concert avec nos alliés d'outre-Manche, nous avons tenté une aventure dont la faillite ne pouvait pas être plus glorieuse. On se croyait partis pour Constantinople. Flanqués d'une division française, 35.000 Anglais prenaient pied à l'extrême pointe de la presqu'île de Gallipoli, avec l'espoir que tous ensemble atteindraient de là Kilid-Bahr, en faisant tomber les formidables ouvrages du Détroit. Simultanément, un corps de coloniaux britanniques était descendu quelque part sur la côte Ouest, ayant comme objectif de couper les Turcs et de marcher sur Maïdos, à travers la partie la plus étroite de la péninsule. Grâce à la présence de notre contingent, nous savons à peu près ce qui s'est passé dans le Sud, où « -poilus» et « tommies », malgré tous leurs prodiges de valeur, ne purent jamais dépasser le quart de la distance à franchir. Par contre, la France ignore presque tout des hauts faits accomplis à Anzac et à Suvla. Telle est la lacune que nous voudrions ici combler un peu, en nous servant du rapport - qu'adressa à son gouvernement le général Sir Ian Hamilton, - document que nos voisins, avec leur humour, accoutumé, ont appelé the story of a splendid failure, l'histoire d'une splendide déconvenue. L'opération dont nous allons parler visait une région du littoral n'offrant que d'étroites petites grèves, en bas de falaises à pic, le tout hérissé d'une brousse inextricable. Après les avoir reconnues du large, le choix de l'état-major s'était fixé sur une plage dans les environs de Gaba-Tépé, comme étant celle qui se prêtait le mieux à un débarquement de vive force: Mais ses avantages relatifs, l'avaient fait garnir de défenses dont il reste douteux que nos compagnons d'armes fussent venus à bout, si, au dernier moment, le hasard ne s'était chargé de modifier leurs plans de la façon la plus heureuse pour eux. A la vague clarté d'une lune nouvelle, les 3 cuirassés et les 7 destroyers qui portaient l'avant-garde se trompèrent dans leurs relèvements. Ils allèrent mouiller quelques milles plus au Nord, devant une crique en forme d'entonnoir où, avec davantage de jour, ils auraient jugé impossible de prendre pied. Pas d'endroit moins engageant, comme on peut s'en rendre compte d'après l'aquarelle reproduite ci-contre. Et c'est précisément ce qui sauva les Anglais, car les Turcs, se fiant aux difficultés du terrain, ne s'y gardaient pas autant qu'ailleurs. Ils avaient du reste des forces concentrées en arrière, et prêtes à se rendre partout où besoin serait.

Les opérations britanniques de 1915 sur la côte Ouest de la presqu'île de Gallipoli

Eclatements d'obus turcs de gros calibre sur les pentes d'Anafarta, dominant la baie de Suvla

Or, ceux qui accostaient là étaient des volontaires arrivant tout droit de l'autre hémisphère, habitants des antipodes qu'un contre-coup assez inattendu de l'agression allemande jetait sur un coin, jusqu'alors complètement inconnu, de l'antique Chersonèse de Thrace, - ainsi, ces raz de marée soulevés par un lointain cataclysme et dont les vagues démesurées ont fait le tour du monde avant de toucher le rivage où elles s'écrouleront. Leur dénomination officielle était Australian and New-Zealand Army Corps. Mais, suivant la mode anglaise en train de s'implanter chez nous, ils n'avaient retenu que les lettres capitales de ce trop long titre, pour en composer l'abréviation d'Anzac - au pluriel Anzacs - par laquelle ils se désignaient eux-mêmes, et, qui fut par la suite appliquée au morceau ,du territoire ottoman dont ils se rendirent maîtres. Chercheurs d'or ou bergers à cheval des immenses runs australiens, squatters néo-zélandais et guerriers maoris, pour la plupart de véritables géants,ils formaient une des plus étonnantes équipes parmi celles que l'Empire britannique improvise et fournit journellement au mortel jeu de la guerre. Et comme ils sautèrent à terre avant tous les autres détachements, il se trouva que, suivant la remarque d'un correspondant du Times, ce fut la baïonnette d'un Australien qui, le 25 avril, à 5 heures et quelques minutes du matin, tua le premier Turc ayant été occis par un Anglo-Saxon depuis la dernière croisade. Un quart d'heure plus tard, les crêtes de la petite anse étaient enlevées. Mais, quand les assaillants voulurent avancer plus loin, ils se heurtèrent aux éléments d'infanterie tout de suite envoyés pour leur barrer la route; En même temps se démasquaient les batteries de Sari-Baïr et de Gaba-Tépé qui les prenaient d'enfilade. Arrêtés net, ils durent se retrancher n'importe comment, afin d'attendre que le restant de leurs formations vint les rejoindre. Pendant quinze heures consécutives, sans une minute de répit ni un signe de fléchissement, ces tout nouveaux soldats, qui voyaient le feu pour la première fois, tinrent tête aux plus furieuses contre-attaques de vieilles troupes incessamment renouvelées. Enfin, vers le soir, ils parvinrent à s'établir sur une ligne allant de Fisherman's Hut (consulter la carte) à environ 2 kilomètres de Gaba-Tépé, point, où 3 canons furent pris par eux, à la suite d'une inoubliable charge à l'arme blanche. Et c'est ainsi que les Anzacs conguirent leurs éperons. Il s'agissait maintenant de s'installer sur l'étroite langue de terre - 3 kilomètres de long et à peine 500 mètres en profondeur - qui allait servir de base aux opérations futures. Pour y entasser 16.000 hommes et leurs impedimenta, pour les abriter surtout des marmites qui pleuvaient dru comme grêle, il fallut loger tout le monde dans la falaise même, en creusant celle-ci de galeries souterraines dont les alvéoles d'entrée la firent bientôt ressembler à une ruche d'abeilles. Travail n'empêchant nullement de se battre nuit et jour, avec un égal acharnement, mais sans plus d'avantages d'un côté que de l'autre. Mais le général Liman von Sanders voulait se débarrasser à tout prix de cette épine dans son flanc; à cet effet, il rassembla de gros effectifs et vint en personne, du 18 mai au 5 juin, diriger une série de ruées contre les retranchements anglais, qu'il ne réussit pas à entamer, quelque prix qu'il y mît. Une accalmie s'ensuivit, pendant laquelle chacun pansa ses blessures. Au début du mois d'août, la constitution de la nouvelle armée de Lord Kitchener permit l'envoi de renforts considérables aux Dardanelles. Sir Jan Hamilton résolut d'en profiter pour frapper un grand coup, d'après un plan que nous nous abstiendrons de discuter. Il consistait à attirer l'attention des Turcs par une feinte dans le Sud, pendant que la totalité des troupes fraîches se joindraient aux Anzacs, pour essayer de percer jusqu'au Détroit.

La plage de Suvla : à gauche Lala Baba : à droite, la hauteur que les Anglais avaient appelée Mont Chocolat

En vue de cette action décisive, 40000 hommes, tout ce que l'on put y faire tenir, furent dissimulé dans les dug-outs de la côte ouest qui prirent dès lors les proportions d'une capitale de troglodytes. Mais par où faire passer l'autre corps d'armée, composé d'Indiens et de Yeomen (territoriaux) anglais, afin qu'une action d'ensemble rendît la poussée irrésistible? Le général en chef jeta son dévolu sur la baie voisine de Suvla, malgré les deux graves inconvénients qu'elle présentait. Premièrement le manque d'eau potable, auquel ne remédia jamais l'invraisemblable attirail de bateaux-citernes, réservoirs en tôle, barils, outres et récipients de toutes sortes, ces derniers chargés à dos de mulets, dont les Anglais furent obligés de s'encombrer pour apporter de quoi boire de Moudros à la côte d'abord, et de là jusque sur la ligne de feu. De plus, à 3 ou 4 kilomètres des sables du rivage, s'élevait un rempart de hautes collines dont l'occupation s'imposait, ce qui amènera un tel éparpillement des unités britanniques que nulle part elles ne se présenteront en quantités suffisantes pour passer outre. L'affaire se déclancha le 6 août, par la diversion du cap Hellès, où la malchance voulut, que l'ennemi eût aussi projeté une offensive, presque à la même heure. De manière que, quand les Anglais abordèrent les tranchées turques, ils les trouvèrent archi-pleines d'Askéris (soldats turcs) fanatisés et ne demandant qu'à combattre. Mais, la vraie partie allait, se jouer à Anzac. Si l'on voulait en déboucher, il fallait de toute nécessité commencer par s'emparer des hauteurs de Sari-Baïr qui commandent la route de Maïdos, et sur lesquelles les Turco-Boches s'étaient fortement organisés. Pour cela, six colonnes d'assaut furent lancées, à la faveur de la nuit, contre les principales positions ennemies. Notre graphique, où elles sont désignées par les lettres A B C D (divisé en D1 et D2) E (également divisé en E1 et E2) et F, permettra de suivre leurs mouvements, que nous allons résumer. La sortie du groupe A fut une effroyable course à la mort. Bien pourvu d'artillerie, le réduit de Lone Pine, qui en représentait le but, était cresé de galeries recouvertes, au ras du sol, par d'énormes madriers impossibles à arracher et percés de meurtrières desquelles fusils et mitrailleuses crachaient à bout portant sur les Australiens du général H. B. Walker. On ne put les avoir que mètre par mètre, au coût des sacrifices les plus cruels. Dans l'un de ces sinistres boyaux, huit Turcs et six Anglais qui s'étaient réciproquement embrochés avec leurs baïonnettes formaient un tas confus, témoignant de l'acharnement de la lutte. La colonne B devait attaquer droit devant elle, mais fut ramenée à son point de départ, laissant son sillage jonché de morts et de blessés. Toutefois réussit-elle à fixer l'ennemi lui faisant face. Les corps C et F étaient destinés à couvrir la marche des colonnes D et E. Tandis que Yeomanry (F), menée par le brigadier Travers, montait à l'assaut du Damakjelik Baïr, superbement, en rangs serrés que fauchait la mitraille, leurs camarades de l'aile C avaient, grâce à un stratagème, surpris les défenseurs de Table Top, champignon dont la tête semblait défier toute escalade.

Les falaises d'Anzac, point de débarquement des Australiens et des Néo-Zélandais, le 25 avril 1915

Depuis plusieurs jours, chaque soir exactement à 9 h. 30, un cuirassé bombardait ce point en question pendant 10 minutes, après l'avoir soigneusement repéré à l'aide de ses projecteurs, - pratique qui avait donné aux Turcs l'habitude de se mettre à couvert dès qu'ils voyaient poindre la lumière électrique. Or, cette nuit-là, lorsque les projecteurs s'éteignirent, au lieu d'obus, ce furent les Néo-Zélandais (C) du brigadier A. H. Russel qui arrivèrent et surprirent le fortin réputé imprenable. Pour gravir les pentes de Chunuk Baïr et de Kodja Tchemen Tépé, enjeu suprême de la bataille engagée, point d'autres chemins que les lits horriblement escarpés des petits torrents à sec. Ascension des plus pénibles, que les colonnes D et E vont exécuter par une chaleur accablante, sans guides, à quatre pattes, au milieu d'une brousse des plus denses et sous le feu de tirailleurs invisibles. Après s'être partagée en deux moitiés, dont la première (D1), suivit le Sazli Beit Déré et la seconde (D2) le Tchailak Déré, la colonne D se retrouva tout entière devant l'ouvrage du Rhododendron qu'elle enleva de haute main. De même, la colonne E, fractionnée en E1 et E2, remonta les deux fourches de l'Aghyl Déré pour aboutir d'un côté à une ferme (Farm sur la carte) en liaison avec D2, et de l'autre en bas du col séparant le Kodja Tchemen Tépé de Hill Q. Des efforts inouïs, accompagnés de très lourdes pertes, amenaient ainsi les Anglais à un quart de mille des cimes, c'est-à-dire de la victoire. Ils n'attendaient plus que l'arrivée des brigades débarquées à Suvla pour donner l'assaut final. Mais aucun signe de leur approche, pas la moindre estafette chargée de les annoncer... Que se passait-il donc ? Hélas! rien de ce que l'on avait escompté. Mourant de soif et entraîné à la conquête des massifs au Nord d'Anafarta par l'obligation d'assurer ses derrières, le corps d'armée de Suvla avait perdu le bénéfice de la surprise, complète de ce côté-là. Pendant que les hommes s'exténuaient et que le commandement hésitait, les Turcs amenaient du monde en toute hâte; au lieu de tout bousculer, il fallait maintenant se retrancher au pied des hauteurs que l'on n'avait pas pu emporter en temps utile. Le coup était manqué. Ce qui n'empêchera point les différentes colonnes de surpasser leurs précédents exploits, en s'obstinant malgré tout à la conquête des sommets convoités. Aux premières lueurs de l'aurore, le 9, contre le bleu rosissant du ciel sans un nuage, ceux d'en bas aperçurent des silhouettes courant sur le piton de Chunuk BaÏr. Mais étaient-ce des Anzacs ou des ennemis ? Grande émotion, jusqu'à ce que les longues-vues aient distinctement reconnu les Néo-Zélandais du général F. E. Johnstone. Au nombre de 800 - il n'y avait pas de place pour un de plus - ils étaient parvenus à le couronner, après avoir perdu les trois quarts de leur effectif, dont tous les officiers. Ces hommes prodigieux restèrent là jusqu'au soir, donnant l'exemple peu commun d'une troupe capable de combattre sans être commandée par personne. De là, on voyait la Terre Promise, représentée dans l'espèce par les eaux du Détroit. Mais, quand ils les eurent avidement contemplées, les coloniaux anglais durent redescendre, la rage dans le coeur, refoulés par toute une division turque. Du moins se replièrent-ils à la manière de lions qui, comme dit Shakespeare, se retournent pour mordre. Le lendemain encore, ayant été ravitaillé à grand'peine par de pauvres lignes de communication horriblement dures a suivre et tout le temps mitraillées, le 6eme Gurkha de la 29eme brigade indienne occupa le col compris entre le Kodja Tchemen Tépé et Hill Q. Mais la brigade Baldwin, qui devait les appuyer, avait fini par s'égarer dans l'enchevêtrement des ravins sans issue et, à sa place, surgirent des Turcs: Blücher au lieu de Grouchy! Une lutte épique s'engagea pour la possession de 200 mètres de terrain d'où l'on dominait toute la largeur de la péninsule, d'Anzac aux Narrows. Succombant sous le nombre, les Indiens furent contraints de reculer jusque devant la ferme où la bataille reprit, plus meurtrière que jamais. Les genéraux combattaient dans le rang, et les soldats jetaient leurs armes pour se prendre à la gorge. Superbes, eux aussi, les Turcs appellaient Allah à grands cris et se succédaient comme le refrain des lames, contre un écueil, tandis qu'Anglais et Indiens mouraient sur place. Car le général Baldwin s'était retrouvé pour cette dernière fête, et s'y faisait tuer. Ailleurs, avec les 250 hommes qui restaient de son régiment, le colonel Sir H. Beauchamp se lançait en avant, comme on plonge dans une fournaise, et ni lui ni aucun des siens ne reparurent jamais...Et de pareils traits d'héroïsme, c'est par dizaines qu'on pourrait en citer. Le soir du 10 août, les Anzacs avaient perdu 12.000 hommes. Des 10.500 que comptait la 10ème division de la nouvelle armée, il en manquait 6.000. Dix officiers commandants sur treize étaient couchés par terre. On ne saurait trop admirer cette petite armée qui, soutenue par l'invincible opiniâtreté qui caractérise la race britannique, put subir de pareilles hécatombes sans se débander. Bien mieux, elle ne désespérait même pas encore du succès. Mais la disette d'eau acheva de gâter la situation. Mouvements de troupes et transports de munitions, il fallut tout arrêter pour laisser passer les convois de mules apportant à boire, et quand ceux-ci arrivaient sur le front, c'était à qui se précipiterait à leur rencontre, afin de lécher les outres par où suintait le précieux liquide. D'où un retard irréparable, dont les Turcs tiraient profit pour faire venir toujours plus de monde. Réduits à céder devant des forces supérieures, les Anglais s'emparèrent de Hill 60, de façon à assurer la jonction entre leurs deux corps d'armées. Mais il fallait de nouveaux renforts pour reprendre l'offensive. Les exigences du front occidental ne permettant pas d'en envoyer assez, on préféra évacuer, ce qui pouvait être l'occasion d'un désastre. Afin de se mettre dans les meilleures conditions possibles, on attendit les longues nuits d'hiver, et le rembarquement, bien que dès lors décidé en principe, ne commença que le 20 décembre, par le retrait des troupes de la côte Ouest, si heureusement opéré qu'il ne coûta pas un seul homme. Au moment du départ, l'incendie fut mis aux munitions ainsi qu'aux provisions qu'on ne pouvait pas remporter, et l'infernal feu d'artifice qui s'en suivit fut le dernier tableau du drame sanglant et magnifique dont Anzac et Suvla venaieut d'être le théâtre.

Dernière vue de suvla après l'évacuation en décembre 1915, prise à bord du Cornwallis

août 1915