Le Breslau et le Goeben

Le GOEBEN ET LE BRESLAU

Le Breslau

Le Goeben

LA VERITE SUR LA FAMEUSE RANDONNEE DU " GOEBEN " ET DU " BRESLAU "

1. - LA PRÉMÉDITATION ALLEMANDE

Personne qui ne se souvienne, comme si c'était hier, du raid si audacieucement exécuté par le Goeben et le Breslau contre nos côtes algériennes, quelques heures seulement après la déclaration de guerre. Jusqu'à présent, on ne savait pourtant pas grand'chose sur le compte des deux croiseurs-fantômes, sinon que, partis subrepticement du fond de l'Adriatique, ils parvinrent à dépister les escadres chargées de les poursuivre, et finirent par trouver asile à Constantinople, où force leur fut d'arborer le croissant; comme les renégats d'autrefois. Il semblait même qu'Alliés et Allemands fussent d'accord pour ne pas en dire davantage, les uns de crainte que la divulgation de certains détails ne dévoilât trop manifestement combien leur agression avait été préméditée, les autres aimant mieux ne pas avouer comment ils s'étaient laissé jouer. Car ce fut l'apparition du Goeben et du Breslau devant la Corne d'Or qui acheva de décider la Turquie à se prononcer contre nous, et devint la source première de toutes nos déceptions en Orient. Mais quelles avaient été leurs péripéties, de Pola aux Dardanelles, voilà ce que l'on ignorerait encore, si nos ennemis, se croyant couverts par la prescription du succès, ne venaient d'en autoriser la relation dans un petit volume récemment publié à Berlin, où elles sont exaltées en style de réclame pour produits pharmaceutiques, suivant le plus pur goût boche. Grâce aux renseignements qui s'y trouvent, ajoutés à ceux que nous possédions déjà, il devient aujourd'hui possible de retracer assez exactement les principales scènes de ce prologue maritime à l'effroyable drame qu'ont sauvagement déchaîné les convoitises d'une race sans foi, dont l'unique principe est que la force prime le Droit. L'envoi du Goeben et du Breslau en Méditerranée remonte à plus d'un an avant la guerre. Il témoigne d'une prévoyance que nous devons d'autant plus admirer qu'elle nous a manqué davantage. Possédant un armement formidable - dix pièces de 280 et douze de 150 - le Goeben réalisait en outre une vitesse de 28 noeuds que ne donnait aucun bâtiment similaire, français ou anglais, pouvant lui être opposé. Avec le petit Breslau - dix canons de 105 et même vitesse - qui lui était accouplé, ils représentaient une force navale assez peu nombreuse pour n'éveiller aucune méfiance, mais capable de remplir n'importe qu'elle mission pressée. L'importance du rôle que leur réservait l'empereur Guillaume ressort d'ailleurs de ce fait, pas suffisamment remarqué des intéressés, qu'il en avait confié le commandement supérieur à un vice-amiral, et non des moindres. D'origine française et marié avec une Italienne, l'amiral Souchon était doué d'un grand sens marin, possédant en outre un véritable tempérament de corsaire. Il avait par conséquent tout ce qu'il fallait, tant pour collaborer aux menées tortueuses de l'abominable fourbe, son maître, que pour tenter et réussir les entreprises les plus risquées. Toujours en prévision de la guerre, dans laquelle l'Allemagne rêvait d'entraîner la Turquie, le Goeben avait reçu mission de visiter tout l'Orient. A la veille du grand branle-bas, en mai 1914, il se trouvait pour la seconde fois à Constantinople, et eut l'occasion d'envoyer une corvée de 300 hommes éteindre un incendie, où un sous-officier et deux matelots furent victimes d'un dévouement beaucoup plus empressé que gratuit. Les Dardanelles n'avaient, par conséquent, plus de secrets pour l'amiral Souchon, non plus que les Jeunes-Turcs au pouvoir, clique sur laquelle il saura comment faire pression, quand besoin sera. Et c'est ainsi que les Allemands se disposaient à nous damer le pion dans une mer qui aurait dû leur être aussi impraticable qu'à nous la Baltique. Le 28 juin, lorsque l'horizon se chargea tout d'un coup, à la suite del'attentat de Sarajevo, le Goeben était mouillé devant Khaïfa, sur la côte de Syrie, et fut brusquement rappelé à Pola. Quant au Breslau, il figurait parmi les navires des grandes puissances rassemblés au large de Durazzo, afin de surveiller les événements d'Albanie. Il y voisinait même avec le croiseur anglais Gloucester, celui qui devait bientôt lui appuyer la chasse à coups de canon. Mais, à ce moment-là, on jouait au water-polo et les équipages échangeaient amicalement les rubans de leurs bonnets. Maintenant réunie dans l'Adriatique, la division allemande se trouvait admirablement embusquée pour attendre la guerre que les deux empereurs de proie étaient dès lors résolus à déchaîner coûte que coûte. Si la flotte autrichienne se décidait à sortir, le prétexte de l'éclairer permettrait à l'amiral Souchon de prendre discrètement la conduite des opérations. Dans le cas contraire, qu'allait amener l'abstention de l'Italie, il pourrait bondir de là pour se livrer tout d'abord à quelque brigandage sensationnel, comme, par exemple, couler un certain nombre des paquebots employés au rapatriement de notre armée d'Afrique. A tel effet, le 1er août, le Goeben descendait en catimini de Pola à Brindisi, et y était rallié par le Breslau. De là, route sur Messine où on arrivait le lendemain soir. Un de ces « hasards» qui démontrent jusqu'à l'évidence la préméditation allemande, y amenait, le même jour et à la même heure, le grand paquebot le General, de la Compagnie de l'Afrique orientale. Et quels que soient les chemIns que les deux croiseurs seront amenés a suivre, partout, ils trouveront ainsi, et par le même effet du hasard, des bateaux pour les ravitailler. Celui-là, on avait même poussé la prévoyance jusqu'à le munir d'une provision de fez, pour si jamais les matelots allemands éprouvaient le besoin de se déguiser en Turcs, - tant nos ennemis menaient d'intrigues à la fois, et s'y montraient fertiles en expédients!. Mais il, n'était pas encore question de Constantinople. Pour l'instant, il s'agissait d'étonner le monde en allant surprendre notre littoral algérien avant sa mise en état de défense. Et, comme les événements se précipitaient, le Goeben et le Breslau, arrivés à Messine le 2, vers 7 heures du soir, en repartaient précipitamment à une heure du matin, pour destination inconnue de tous, sauf de l'amiral. Distance de Messine à Philippeville, 400 milles, - la même que de nos côtes de Provence, notons-le en passant.

Amiral Souchon

II - LES MANOEUVRES DES ESCADRES DE L'ENTENTE ET LES COUPS DE CANON DE BONE ET DE PHILIPPEVILLE

Informée la veille de la présence en Sicile des croiseurs allemands, notre armée navale, rassemblée sur rade de Toulon, appareille le 3, à 4 heures du matin. Son départ tardif et, ensuite, la lenteur de sa marche tiennent vraisemblablement à ce que la guerre n'est toujours pas déclarée, et que l'on a pas encore l'absolue certitude de la neutralite italienne. Il nous faut donc rester prêts à la parade n'importe où, tandis que les Allemands se donnent tous les avantages de l'attaque brusquée. Mais avec trois heures de retard et allant moitié moins vite qu'eux, l'amiral Boué de Lapeyrère ne pourra naturellement rien empêcher. Quoique ne s'étant pas encore prononcés, les Anglais ont déjà envoyé deux croiseurs de bataille, l'Indefatigable et l'Indomitable, surveiller la sortie de Messine, pendant que la division du c.a. Troubridge (Defence, Warrior , Duke of Edinburgh, Gloucester, et une douzaine de destroyers) se porte entre la Sicile et la Tunisie. Demeuré à Malte pour y recevoir les dernières instructions de l'amirauté, le v.-a. Milne ne prendra le large que dans la soirée du 3, avec l'Inflexible, l'Invincible et le Weymouth. La chance, ou l'habileté, de l'amiral Souchon fut d'échapper aux uns comme aux autres. Il doublait la Sardaigne par le Sud quand, à 6 heures du soir (le 3), la télégraphie sans fil lui apporta la nouvelle de la guerre --, Allemagne contre France -- qui ne devait toutefois nous être déclarée qu'à 10 heures le même soir. Les marins du Goeben et du Breslau l'accueillirent avec une joie délirante. Manifestation qui renversera toutes nos idées sur la discipline allemande, l'amiral fut enlevé sur les épaules de ses hommes et promené en triomphe. Il affecta même de conserver pendant plusieurs jours les vêtements blancs où les mains des chauffeurs s'étaient imprimées en noir. Aussitôt la nuit venue, il prescrivit au Breslau de se diriger vers Bône, de façon à y être rendu au petit jour, pendant que lui-même se présenterait devant Philippeville. Après y avoir fait tout le mal possible, on aviserait, suivant les circonstances. C'est alors que lui parvint l'ordre inopiné de conduire immédiatement ses bateaux à Constantinople. Ordre décisif et d'une haute portée politique, ajoute notre auteur, visiblement inspiré. Je crois bien! Pour la diplomatie allemande, il ne s'agissait rien moins que de parer à l'effondrement de son plan, lequel supposait la non-intervention de l'Angleterre. Or, celle-ci se disposant à se ranger du côté du Droit et de la Justice, qu'allaient devenir lè Goeben et le Breslau, lancés qu'ils étaient au beau milieu de la Méditerranée, et menacés de se voir couper toute retraite par les croiseurs britanniques déjà sur leur piste? Faire semblant de les vendre à la Turquie, où le Goeben avait si favorablement préparé le terrain, serait les sauver en même temps que s'assurer la complicité du soi-disant acheteur. Et quel meilleur moyen de forcer la main à ces excellents Turcs, que de leur envoyer tout de suite les croiseurs en détresse? D'où la dépêche qui enjoignait au Goeben et au Breslau de virer de bord. Mais, comme ils n'auraient pas eu assez de combustible pour aller jusqu'à Constantinople, un charbonnier devait les attendre sous le cap Matapan. Devant des instructions aussi impératives, il semblait, n'est-ce pas, que l'amiral Souchon n'eût qu'à obéir? Eh bien, en chef que les responsabilités n'accablent point, il n'hésita pas un seul instant à commencer par exécuter ce qu'il avait précédemment décidé, « pour que le premier coup de canon fût tiré en mer par les Allemands, et montrer au monde comment un de leurs vaisseaux, seul en Méditerranée, et entouré de flottes ennemies, allait bombarder le territoire de l'adversaire au premier matin de la guerre ". Ce sont, du moins, les intentions que lui prête son panégyriste. Mais j'imagine qu'en s'obstinant à gagner l'Algérie, il aura plutôt cherché à entraîner les Anglais dans l'Ouest, afin de les égarer sur son véritable but, et de pouvoir ensuite les semer plus facilement. Comme il n'y aurait rien de nouveau à en dire, nous ne reviendrons pas sur le bombardement de Bône et de Philippeville où, par bonheur, l'embarquement des troupes n'était pas encore commencé. Après ce très peu glorieux exploit, les deux croiseurs boches disparurent à l'horizon, ayant mis ostensiblement le cap à l'Ouest pour dérouter les guetteurs qui signalaient leurs mouvements. Mais, à peine hors de vue, changement de cap, et en route pour les Dardanelles. Toute la question était de savoir s'ils en trouveraient le chemin libre. Nous avons vu, tout à l'heure, que notre armée navale avait quitté Toulon le 3 août, à 4 heures du matin. Elle formait trois groupes qui se dirigeaient en éventail sur les principaux ports algériens. Composé de la 1er escadre: Diderot (v .-a. Chocheprat), Danton, Vergniaud, Voltaire (c.-a. Lacaze), Mirabeau, Condorcet, de la 1er division légère: Jules-Michelet (c.-a. de Sugny), Ernest-Renan, Edgar-Quinet, et de 12 torpilleurs, le premier groupe était à destination de Philippeville. Le second comprenait le Courbet (v.-a. Boué de Lapeyrère, commandant en chef), la 2eme escadre: Patrie (v.-a. Le Bris), République, Mirabeau, Justice (c.-a. Tracou), Vérité et Démocratie, la 2eme division légère: Léon-Gambetta (c.-a. Sénès), Victor-Hugo, Jules-Ferry, 12 torpilleurs, et piquait droit sur Alger, tandis que le troisième, dont faisait partie la division de complément: Suffren (c.-a. Guépratte), Gaulois, Bouvet, Jauréguiberry (c.-a. Darrieus) et 4 torpilleurs, obliquait dans la direction d'Oran. Marchant à moins de 12 noeuds, l'amiral Boué de Lapeyrère se trouvait seulement par le travers des Baléares, le lendemain matin, 4 août, quand il reçut avis que les croiseurs allemands attaquaient Bône et Philippeville. Car la mer n'est plus le morne et silencieux désert d'autrefois. Depuis la télégraphie sans fil, elle ressemble à une forêt où des oiseaux de toute espèce mènent grand ramage, chacun dans sa langue. Non seulement les navires y restent en communication constante avec la mer, mais l'approche de voisins leur est révélée par les ondes parlantes qu'ils émettent ou reçoivent. Si on ne les voit pas, on les entend. On peut même saisir leurs conversations les plus confidentielles quand, comme les Allemands, on a eu soin de cambrioler par avance,les codes secrets de tout le monde. C'est pourquoi, de même que l'amiral français était prévenu des mouvements du Goeben et du Breslau, ceux-ci avaient connaissance du danger dont les menaçaient notre armée navale sur leur gauche et les Anglais de l'autre côté. Ignorant que les Allemands avaient déjà pris un parti, les autres ne pouvaient que leur supposer un des trois projets suivants: sortir par Gibraltar, en lançant peut-être quelques nouveaux obus contre Alger ou Oran - hypothèse que corroborait la présence d'un charbonnier allemand aux Baléares - tâcher de regagner Pola, ou, la porte de Suez étant désormais condamnée pour eux, se réfugier aux Dardanelles. Le malheur voulut que cette dernière éventualité fût la seule à ne pas être envisagée. Notre flotte se contenta de constituer un barrage à l'Ouest, pendant que les Anglais ne songeaient qu'à fermer l'Adriatique. Pour apprécier comment manoeuvrèrent les escadres de l'Entente, il faudrait connaître leurs instructions. En ce qui concerne la nôtre, quel était son objectif principal? Courir sus à l'ennemi afin de le détruire, en laissant nos transports exposés à une surprise de moins en moins probable avec la neutralité de l'Italie (laquelle ne sera pourtant proclamée que le 3 août à 20 heures) et la coopération de l'Angleterre qui deviendra officielle dans la soirée du 4? Ou, au contraire, rester sur la défensive en se bornant à escorter les paquebots affrétés? Ce fut, de toutes manières, à la seconde alternative que se tint l'amiral Boué de Lapeyrère. En prévision du cas où les deux croiseurs méditeraient une attaque contre Alger, ordre fut lancé au 1er et au 2eme groupe de se diriger à grande vitesse sur le cap Matifou, au large duquel ils formeront cercle et monteront la garde, de 3 heures après-midi, le 4, jusqu'au lendemain matin. Comme on ne voyait toujours pas venir le Goeben et le Breslau, qui auraient pourtant dû paraître avant 6 heures du soir, un peloton, comprenant le Courbet, le Vergniaud et le Condorcet, alla explorer les Baléares, où ils pouvaient être allés charbonner, Cependant que le reste surveillait le passage de nos troupes d'Afrique à travers la Méditerranée.

III.- LE « GOEBEN » ET LE « BRESLAU» RENCONTRENT LES ANGLAIS ET S'ÉVADENT

On sait déjà que les croiseurs allemands allaient à l'opposé des parages où nous les supposions. Vers 11 heures du matin, le 5, à 20 milles au Nord de l'îlot de la Galite, entre Tunisie et Sardaigne, ils rencontraient l'amiral Milne, dont nous avons précédemment annoncé le départ de Malte à leur recherche, avec l'Inflexible et l'Invincible qu'éclairait le Weymouth. Les deux divisions font route opposée et à 18 noeuds. Que vont-elles échanger en passant à contre-bord avec une vitesse relative de 70 kilomètres? Des saluts ou des coups de canon? Aucun des deux. La guerre entre son pays et l'Allemagne n'étant pas encore déclarée - elle ne le sera que dans douze heures - l'amiral Milne ne peut pas ouvrir le feu, et l'amiral Souchon qui, moins ancien, devrait saluer le premier, estime que l'heure n'est plus aux politesses. Le moment est poignant. Tout le monde aux postes de combat, jumelles braquées, énormes pièces prêtes à tirer, le moindre geste mal interprété risque de provoquer un duel à mort qui eût, instantanément, mis fin à la croisière du Goeben et du Breslau. Mais rien de pareil ne se produit. Seulement, à peine les ont-ils dépassés, que les Anglais font demi-tour et se mettent à les suivre, en attendant le signal invisible qui les autorisera à foncer dessus. Heureusement pour eux, le Goeben et le Breslau ont l'avantage de la vitesse. En forçant la chauffe à outrance, ils arrivent à distancer l'Inflexible et l'Invincible qui sont perdus de vue à 3 heures après-midi. Seul, persistait le Weymouth, qu'ils entraînèrent dans la direction de Naples. Puis, quand la nuit fut venue, l'amiral Souchon profita de nuages propices pour redescendre vers Messine, car la lutte de vitesse avec les Anglais avait presque vidé ses soutes et il fallait en refaire le plein avant de pousser plus loin. A 11 heures du soir, il est informé que l'Angleterre vient de déclarer la guerre, et ses matelots en sont consternés. « Pareille nouvelle ne pouvait décevoir personne autant que nos marins, - confesse M. Emil Ludwig. Ils se tenaient debout, auprès de leurs canons, lorsque leurs officiers la leur apprirent, et ils les écoutèrent en silence. » C'était le premier empêchement grave que rencontrait le kaiser à l'exécution du plan par lequel il avait espéré asservir l'Europe, avant qu'elle ait eu le temps de se mettre en garde contre son formidable guettapens. Le 5 août, à 4 heures du matin, encadrés par des torpilleurs italiens, les deux croiseurs boches mouillent à Messine. « Depuis cinquante-deux heures qu'ils en étaient partis, ils avaient bombardé deux villes, reçu deux déclarations de guerre, et échappé à un ami qui, le même soir, devenait un ennemi. » Pendant que l'on embarque hâtivement du charbon, les équipages vont se reposer à bord du paquebot le General, retrouvé là, et se couchent « tout noirs sur les lits tout blancs dans lesquels, trois jours auparavant, des dames riches commençaient leur luxueuse traversée vers l'Afrique et rêvaient d'une élégance tropicale ». Le tantôt, on apprend que les Anglais surveillent les deux issues du détroit. Pour en sortir, il faudra probablement combattre, et la perspective d'affronter les dreadnoughts de l'amiral Milne ne réjouit pas le coeur des équipages allemands, qui font leur testament. Si on pouvait seulement retarder l'échéance, attendre une occasion pour filer inaperçus? Mais, vers le soir, des officiers italiens viennent rappeler que la neutralité de leur pays ne permet pas de donner asile pendant plus de vingt-quatre heures aux bâtiments de guerre des nations belligérantes. Sommation devant laquelle l'amiral Souchon est obligé de s'incliner, en obtenant toutefois que le délai ne courra qu'à partir de ce moment-là. Pour revenir aux Anglais, disons en peu de mots que l'amiral Milne, après avoir perdu trace des fugitifs à l'Est de la Sardaigne, eut le flair de rabattre sur la côte Nord de Sicile, pendant que la division Troubridge gardait le canal d'Otrante. Car on continuait à ne pas admettre la possibilité d'une évasion par Constantinople. Et les Allemands employaient toute leur astuce à entretenir pareille erreur, lançant notamment des radiotélégrammes en clair, par lesquels le Goeben était invité à rallier l'escadre autrichienne qui allait prétendument sortir pour livrer bataille à la flotte française. A bord des navires allemands, les dispositions ont été prises en vue d'un combat sans merci. Gorgés de mets succulents et de vins fins que leur fournissent les cuisines du General, les équipages sont en outre électrisés par la musique et enflammés à l'aide de discours patriotiques: « Au large se trouvent deux flottes ennemies. Nous ne sommes que deux, et malgré cela nous voulons passer. Souvenez-vous de la fin de l'Iltis ! » dit à ses hommes le capitaine de vaisseau Ackermann, commandant du Goeben. Enfin, arrive un sans fil : « Sa Majesté attend que le Goeben et le Breslau percent avec succès. » Et, à 5 heures du soir, terme assigné à leur relâche, les deux croiseurs quittent la rade, suivis à distance par le General auquel rendez-vous est assigné dans les parages de Santorin. Au départ, musique, hourras, bonnets en l'air, toutes les manifestations par lesquelles les hommes essaient de se monter au diapason voulu pour faire meilleur marché de leur pauvre vie.

Breslau

IV. - AUX TROUSSES DES DEUX CROISEURS BOCHES

Or, à peine le Goeben débouquait-il du phare de Messine par le Sud, que ses vigies signalaient: « Un croiseur par bâbord devant! » C'était le Gloucester. Il n'était qu'à 10 kilomètres et les canonniers allemands brûlaient d'essayer leur adresse sur un ennemi qu'ils pouvaient couler sans danger. Mais l'amiral refuse d'en donner l'ordre. Il défend également aux télégraphistes d'embrouiller les communications du Gloucester qui s'évertue à prévenir les amiraux Milne et Troubridge que les deux croiseurs sont hors du détroit. Combattre, c'est risquer une avarie, des retards. Par ailleurs, nul inconvénient, au contraire, à ce que les Anglais soient bien persuadés qu'il veut gagner l'Adriatique. Il continue donc sa route au Nord-Est comme quelqu'un de très pressé, qui serait absolument résolu à s'ouvrir le passage vers Pola. Mais, à 10 heures du soir, comme ils se trouvaient entre le cap Spartivento et le cap Colonne, le Goeben et le Breslau vinrent brusquement sur la droite, pour piquer dans le Sud. Alors, permission aux artistes de la T. S. F. de se livrer à toutes les fantaisies possibles en vue de gêner et de fausser les communications entre le Gloucester et ceux qu'il s'efforce de renseigner. On raconte même, quoique les Allemands le démentent, que, possédant les codes secrets de leurs adversaires, ils auraient envoyé au contre-amiral Troubridge l'ordre de rentrer à Malte, comme si ç'eut été son chef qui lui télégraphiait. Mais les Anglais - seuls à savoir ce que le contre-amiral Troubridge fit alors, et pourquoi - ayant toujours refusé d'en rien dire, nous respecterons le silence qu'ils veulent garder à ce sujet. On sait du reste que le contre-amiral, petit-neveu d'un des meilleurs capitaine de Nelson, fut acquitté par un conseil de guerre. Il vient même d'être promu au grade supérieur. Quant à l'amiral Milne, il lui fallut revenir charbonner à Malte avant de repartir en chasse dans la Méditerranée orientale, où allait se dérouler le dernier acte de la comédie. Cependant le brave petit Gloucester n'avait pas perdu le contact. A 11 h 45 du soir il s'était même rapproché à 5.000 mètres du Breslau et lui envoyait une torpille qui passa, paraît-il, assez près du but. Le lendemain matin, 7 août, ayant constaté que l'Anglais ne démordait pas, l'amiral Souchon essaya de lui donner le change. Il fila devant, avec le Goeben, et chargea le Breslau de faire un gros nuage de fumée dont tous deux profiteraient; grâce au vent favorable qui le rabattrait sur le Gloucester, pour se dissimuler derrière des petites îles dans l'Ouest du cap Matapan. Voyant quoi, ce dernier attaqua, bien qu'à distance de 14 kilomètres, extrême portée de son unique 152 de chasse. Mais, au premier coup de canon, le Goeben revint au secours du Breslau, et, devant son intervention, le Gloucester dut renâcler. Il avait réussi à loger un projectile dans la partie arrière du Breslau, et n'eut qu'une embarcation fracassée. Détail curieux: sur l'allemand, se trouvait un lieutenant de vaisseau qui, cinq semaines auparavant, avait épousé la soeur d'un des officiers du Gloucester. A présent, entracte de charbonnage pour tout le monde. Car, aux allures de chasse, c'est avec une rapidité vertigineuse que se consume la provision de combustible des grands croiseurs. Des Anglais, nous avons vu que ceux de l'amiral Milne allaient se replier à Malte. Les autres, ce fut aux Iles Ioniennes. Les Allemands devaient retrouver le General à Santorin. Mais, comme nous le savons déjà, ils avaient eu la précaution d'expédier un autre cargo sous le cap Matapan, afin que l'amiral Souchon restât plus libre de ses mouvements. Inclinons-nous une fois de plus devant la supériorité d'une préparation que nous ne sommes pas encore parvenus à imiter. Alors se produisit un contretemps qui aurait pu être fatal aux Allemands, si les Anglais n'eussent été obliger de revenir sur leurs pas, et nous, en train de protéger des transports de troupes que personne ne menaçait. A peine l'amiral Souchon était-il débarassé du Gloucester, qu'il recevait avis d'attendre, les Turcs faisant difficulté pour lui ouvrir les Dardanelles. Attendre, mais où? Il fit choix de la toute petite île de Denusa, une des Cyclades, pourvue d'une rade excellente et tellement en dehors des routes fréquentées que les quelques dizaines de pêcheurs qui l'habitent ne se doutaient même pas qu'il y eût guerre en Europe. Pour déjouer toute tentative d'espionnage, les noms des bâtiments furent dissimulés sous des toiles, et les rubans des matelots retournés. Jamais rien d'oublié, chez nos ennemis. Là ils charbonnèrent tranquillement, pendant que la diplomatie allemande agissait auprès de la Sublime Porte. Et, pour savoir ce qui s'y passait le General eut ordre de se rendre à Smyrne, où il servirait de de ralais pour la T. S. F. entre Constantinople et le Goeben. Mais, le 9 au soir, aucune réponse n'était encore arrivée. Sentant les Anglais de nouveau sur ses talons, l'amiral Souchon se rendit compte que rester plus longtemps à Denusa serait de la dernière imprudence. Ce fut pour lui l'occasion de prendre une détermination qui prouve combien l'empereur pouvait à bon droit compter sur son esprit de décision. A 3 h. 45 du matin, il appareilla et mit le cap droit sur les Dardanelles, déterminé à forcer l'entrée si on ne la lui accordait pas. Il devait, dans tous les cas, avoir les meilleures raisons de croire qu'il ne serait pas obligé d'en venir à semblable extrémité. Le General, qui continuait à télégraphier qu'on ignorait toujours comment les deux croiseurs seraient reçus, fut envoyé de Smyrne à Constantinople.

V. - LE TOUR EST JOUÉ

Enfin, le 10 août, à 5 h. 17 de l'après-midi, le Goeben et le Breslau atterissaient sur le cap Hellès, et demandaient un pilote pour entrer. Moment d'anxiété d'autant plus grande que l'on savait maintenant l'amiral Milne tout près derrière. Mais un petit vapeur se montra aussitôt, battant le signal : « Suivez-moi. » Et, tout de suite, les Allemands donnèrent dans le détroit. Quatre heures plus tard arrivaient les Anglais, précédés par le Weymouth. Il faisait déjà nuit, et ils durent attendre jusqu'au lendemain matin pour demander d'abord si le Goeben et le Breslau étaient là, à quoi aucune réponse; ensuite l'autorisation de franchir le seuil interdit, laquelle leur fut refusée. C'était peut-être le moment ou jamais de passer outre, comme Suffren devant La Praya, ou Nelson à Copenhague. Il est vrai que ni l'un ni l'autre n'avaient la télégraphie sans fil, cet obstacle à toute initiative qui remet les décisions les plus urgentes à de lointains conseils où l'on délibère au lieu d'agir. Mais, pour que pareille audace eut chance d'aboutir, il aurait fallu s'y résoudre dès la veille au soir, car pendant la nuit les Allemands occupaient les forts, garnissaient les projecteurs, mettaient des pointeurs aux pièces, et ne perdaient pas une minute pour préparer des mines. Le tour était joué, et c'est aujourd'hui que sont relatées pour la première fois les circonstances ayant précédé, déterminé et accompagné une croisière qui devait avoir de si graves conséquences sur l'ensemble des opérations.

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