Rue de l'Église

Cadastre 1825
Cadastre moderne

La rue de l'Église, très ancienne et pittoresque, résonne encore du pas des innombrables pèlerins qui la fréquentèrent tout au long du Moyen Âge. Un écrivain illustre, Gustave Flaubert (1821-1880), passant à Daoulas en 1847, nous donne le récit de son court séjour :

Un pavé à pointes aiguës sonna sous nos pas, une rue se dressa devant nous ; nous étions à Daoulas. Il faisait encore assez clair pour distinguer à l'une des maisons une enseigne carrée pendue à sa barre de fer scellée dans la muraille. Sans enseigne, d'ailleurs, nous aurions bien reconnu l'auberge, les maisons ainsi que les hommes ayant leur métier écrit sur la figure. Donc, nous y entrâmes fort affamés et demandant surtout qu'on ne nous fit pas languir.

Pendant que nous étions assis sur la porte à attendre notre dîner, une petite fille en guenilles est entrée dans l'auberge avec une corbeille de fraises qu'elle portait sur la tête. Elle en est sortie bientôt tenant à la place un gros pain qu'elle maintenait de ses deux mains. Elle s'enfuyait avec la vivacité d'un chat en poussant des cris aigus. Ses cheveux d'enfant, hérissés, gris de poussière, se levaient dans le vent autour de sa figure maigre, et ses petits pieds nus, frappant d'aplomb sur la terre, disparaissaient, en courant, sous les lambeaux déchiquetés qui lui battaient les genoux.

Après notre repas, qui, outre l'inévitable omelette et le veau fatal, se composa en grande partie des fraises de la petite fille, nous montâmes dans nos appartements.

L'escalier tournant, à marches de bois vermoulues, gémissait et craquait sous nos pas comme l'âme d'une femme sensible sous une désillusion nouvelle. En haut se trouvait une chambre dont la porte, comme celle des granges, se fermait avec un crochet qu'on mettait du dehors. C'est là que nous gîtâmes. Le plâtre des murs, jadis peints en jaune, tombait en écailles ; les poutres du plafond ployaient sous le poids des tuiles de la toiture, et, sur les carreaux de la fenêtre à guillotine, un enduit de crasse grisâtre adoucissait la lumière comme à travers des verres dépolis. Les lits, faits à quatre planches de noyer mal jointes, avaient de gros pieds ronds piqués de mites et tout fendus de sécheresse. Sur chacun d'eux étaient une paillasse et un matelas recouverts d'une couverture verte trouée par des morsures de souris et dont la frange était faite par les fils qui s'effilaient. Un morceau de miroir cassé dans son cadre déteint ; à un clou, un carnier suspendu, et, près de là, une vieille cravate de soie dont on reconnaissait le pli des nœuds, indiquaient que ce lit était habité par quelqu'un, et, sans doute, qu'on y couchait tous les soirs.

Sous l'un des oreillers de coton rouge, une chose hideuse se découvrait, à savoir un bonnet de même couleur que la couverture des lits, mais dont un glacis gras empêchait de reconnaître la trame, usé, élargi, avachi, huileux, froid au toucher. J'ai la conviction que son maître y tient beaucoup et qu'il le trouve plus chaud que tout autre. La vie d'un homme, la sueur d'une existence entière est concrétée là en cette couche de cérat ranci. Combien de nuits n'a-t-il pas fallu pour la former si épaisse? Que de cauchemars se sont agités là-dessous, que de rêves y ont passé! Et de beaux, peut-être, pourquoi pas?

Une délicatesse exagérée nous empêcha de jeter cette ordure par la fenêtre et nous nous contentâmes de la repousser du pied sous le lit. Que serait-il advenu si nous y eussions trouvé des savates qui devaient aller au bonnet? Et ensuite quel beau rapport à écrire pour ceux qui auraient fait notre autopsie.

O confort! me disais-je en entrant timidement dans mes draps, ô confort idéal du bonheur moderne, que tu es loin d’avoir pénétré jusqu’à Daoulas! comme on y méconnaît tes douceurs! Voilà cependant des gens qui ignorent tes stores, tes tapis, tes portières, tes étagères, tes calorifères! Quel mépris du chic anglais! quelle incurie dans le service! quelle malpropreté de linge! quels tristes coutiaux! quelle vilaine argenterie! On ne trouverait pas dans tout le pays une seule pierre ponce ; ils ne se doutent pas même de la manière de faire le thé, et certainement qu’aucune de ces maisons-là n’a un water-closet convenable.

Nous dormîmes quatorze heures de suite et nous ronflions encore le lendemain, tout en visitant I'église. On raconte sur sa fondation une belle légende dans laquelle figurent un dragon avec son petit, deux saints et un seigneur furieux, mais je suis fatigué des légendes et non moins des églises. Outre que je n’ai pas, d’ailleurs, la bosse archéologique fort développée, n’est-il pas ennuyeux, convenez-en, d’endurer au moins une fois par jour une nef, un portail, des bas côtés, des chapiteaux, des arcades, des arcatures, des colonnes, des piliers, des pleins cintres et des ogives? A force d’être prodiguées, les plus aimables choses deviennent odieuses. [...]

Sous le porche il y a douze apôtres maigres, avec des mines assez naïves, et l’intérieur, quoique roman (mais plus blanchi, hélas ! que la face de Pierrot), n’a rien, que de gros œufs d’autruche suspendus en ex-voto à la statue de la Vierge et qui rappellent ceux que mettent les musulmans dans les mosquées. Si cela arrête une minute et fait sourire en notre esprit la poésie des rapprochements, vous en êtes puni bientôt par la vue d’un ossuaire du goût le plus horripilant qu’il soit possible de souffrir.

Dans la crainte de nous perdre en chemin, et comme nous voulions arriver de bonne heure à Brest, nous nous enquîmes d’un guide...

Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome VI, Paris, 1910, p. 225-229. Première édition : 1886.

Gustave Flaubert (1821-1880). Portrait par Eugène Giraud, vers 1856

Note personnelle

De mes souvenirs d'enfance restent les images de la mémorable Fête-Dieu. L'importante procession, chantant cantiques avec ferveur, portant statues, empruntait cette rue de l'Eglise, alors tapissée de fleurs que la veille nous allions chercher du côté de Keranglien. Des draps blancs tendus aux fenêtres, la rue étincelait du jaune des genêts, du pourpre des digitales. Et ces dessins au marc de café et à la sciure de bois ! Quels parfums en ce jour de juin !

Vieilles demeures de la rue de l'Eglise


N° 5 : Maison datée de 1637

N° 12-14: la "Maison de Kerbescat" et du Lion d'or