Par la froideur des aubes mornes

Un prophète est un homme qui se souvient de l'avenir.

[Frédéric Rossif]

Effacer le passé, on le peut toujours : c'est une affaire de regret, de désaveu, d'oubli. Mais on n'évite pas l'avenir.

[Oscar Wilde] Extrait de Le Portrait de Dorian Gray

Un avenir, cela se façonne, un avenir cela se veut.

[Raymond Barre]

L'avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c'est nous qui, pour le construire, devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même.

[Simone Weil]

Fiez-vous aux rêves car en eux est cachée la porte de l'éternité.

[Khalil Gibran] Extrait de Le Prophète

Ne pensez pas que vous pouvez infléchir le cours de l'amour, car l'amour, s'il vous trouve digne, dirige votre cours.

[Khalil Gibran] Extrait de Le prophète

Lettre d’Eva à Manfred, après son départ pour les Nébuleuses, Académie des Arts Précogs de l’Empire Noir

Je vous ai menti.

Dès le jour où je vous ai rencontré, cette soirée d’aout, à l’Opéra de NéoParis. Je n’étais pas une riche héritière, mais une fille des rues. Quand vous m’aviez aidé à monter à Azgard, je prétextais le vertige, pour saisir votre main, mais je n’ai jamais eu de vertige, ni sur terre ni dans l’espace. Cette nuit, où vous me disiez de tuer un homme, j’avais déjà les mains couvertes de sang, et je savais manier les armes non pas pour m’entrainer, mais pour tuer, seulement, je ne m’en rappelais pas.

Lorsque je demandais à Océan d‘être envoyée à Azgard pour le compte de la Resistance, je lui mentais aussi, et seule Andromède avait compris, que la seule chose que je souhaitais, était de vous revoir. Mais Océan me faisant confiance, parce qu’il contrôlait Phalène. Et cet asservissement, il l’a payé de sa vie.

Je vous ai menti, lorsque vous craigniez de nous envoyer dans Icare pour faire tomber Océan, ce n’est pas pour le Reich que je voulais le faire, mais pour moi, parce que je le voulais, parce que vous le vouliez aussi, parce que vous l’avez vu, et que je m’enchainais à vos visions.

Je vous ai menti, lorsque je me taisais sur ce qui s’était passé cette nuit-là sur Azgard, le nuit où Frida basculait dans la nuit … Je vous revois encore, dans un sommeil agité, chuchotant le nom de celle qui était votre compagne, et que j’avais tuée, je ressentais la souffrance de votre cœur et du sien, je ne voulais pas que vous souffriez, je voulais votre cœur, votre âme, tout comme je vous offrais la mienne… et quand le Filtre a commencé à couler dans vos veines, votre sommeil devenait plus paisible, comme un calme avant la tempête, une accalmie avant l’enfer dans lequel je vous plongeais, sans le savoir à ce moment-là …

Je pensais pouvoir fausser, contourner les visions, mais, quel orgueil !, je me trompais … et le prix de cet orgueil était mon mensonge et votre liberté bafouée…

Je ne voulais plus vous mentir, je ne pouvais plus vous mentir ! Je ne souhaite plus jamais vous mentir, je vous en fais serment, si vous l’acceptez. On ne peut voir au-delà des choix que l’on fait, m’avez-vous dit, on ne peut voir au-delà de la brume du mensonge…

Alors quand l’âme errante d’Andromède m’a laissé le choix, je n’ai pu vous mentir, pour vous libérer de mes mensonges d’avant. Je voulais vous rendre votre liberté, et au lieu de ça, je vous ai enchainé à vos visions, car le prix de la liberté et de la vérité sont les chaines.

Quand je l’ai enfin compris, quand j’ai vu dans vos yeux que vous me haïssiez, et ô combien vous me haïssiez en cet instant !, je ne voulais plus vivre, et en même temps, j’étais empoisonnée par un espoir insensé, et c’est ce qui a fait ma main trembler, quand j’ai tiré… Je voulais vous laisser le choix sur ma vie, vous laisser le choix de vous venger, vous, Andromède, laver mes mensonges dans mon sang... Vous me haïssiez et pourtant vous m’avez laissé vivre… Pourquoi ?! Etait-ce là votre vengeance ? Était-ce parce que vous me voyiez dans vos visions, parce que voyiez l’invisible ?

Et Andromède m’a fait présent de mes chaines, de ses souvenirs, de chaque instant que vous avez partagés… Si c’est les souvenirs qui font notre identité, alors je suis aussi et Eve, et Andromède, dont l’âme est en paix maintenant, car elle m’a pardonné…

Et vous êtes partis dans les Nébuleuses … Que souhaitez-vous fuir ? Ou dois-je dire, que souhaitez-vous voir ?

Je sais maintenant ce qui amènerait la Terre vers les Tombeaux Dans le Temps… Ou plutôt, comment on peut l’amener. Sans moi, vous ne pourrez le voir, et sans vous, je ne pourrais l’y amener.

Rappelez-vous, le soir où la Sybille est morte (et que Mathias essaiera surement de ressusciter), ce soir, où Mathias vous a dit que j’étais amoureuse de vous, et vous m’aviez invité au restaurant… Vous m’aviez regardé, et vous avez dit qu’à force de regarder dans l’avenir, vous ne voyiez plus le présent. Et, je me rappelle, il a cessé de pleuvoir, et il y avait un arc-en-ciel éclatant … Que souhaitiez-vous ? Faire plaisir à une gamine, la faire rêver à la lueur des chandelles ? Pour ne pas perdre un « élément talentueux et prometteur » ? Et moi, qui étais aveuglée, hypnotisée, comme un lapereau par une lumière étincelante des phares …

Je ne vous en blâme pas. Vous étiez, et vous êtes, mon soleil, mon ciel … Je voulais que vous puissiez me voir, voir l’invisible… Je voulais devenir votre égale, votre ombre, votre main qui construit l’avenir de vos visions… Vous êtes Prophète par la pureté de votre âme, la pureté de votre cœur ! Si seulement vous pouviez vous voir avec mes yeux …

« Pour ce qui est de l'avenir, il ne s'agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible », écrivait Antoine de Saint-Exupéry, celui qui défiait la gravitation de la terre et volait dans le ciel vers l’horizon de ses rêves.

Vous voyez l’avenir, vous égrenez les avenirs possibles, vous créez l’avenir… On ne peut effacer le passé, on ne peut détruire les fondations de l’avenir. Mais vous pouvez créer l’avenir ! Vous abandonner au présent et le vivre, et forger l’avenir, tel que vous le voyez, tel que vous le souhaitez… Je vous en prie, je vous en supplie, faites-le ! Vous êtes vivant… Et vous avez voulu que je vive … Est-ce parce qu’il y a une place pour nous dans cet avenir ?

Je me rappelle le lac, entouré des pins et de saules pleureurs … L’aube … Un enfant marchait dans l’eau … Et un jeune garçon, d’une quinzaine d’année, l’a retenu, car « ce n’était pas une bonne idée de s’avancer aussi loin dans l’eau » … Et lui a lavé les mains couvertes de sang … et comme la chemise de l’enfant était salie de sang, lui a donné sa chemise … On ne parle pas de ces choses-la, de ce qui se passe dans les maisons et les sanatoriums de Lebensborn … Et pourtant, rappelez-vous ! Rappelez-vous ce que cet enfant, de trois ou quatre ans a dit… Il vous a regardé, et vous a dit que vous étiez un soleil, que vos yeux étaient le ciel, où se reflétait l’avenir, comme tant de fleurs multicolores, comme un arc-en-ciel … Vous aviez sourit, et puis vous regardiez l’arc-en-ciel au dessus du lac … Et puis des gens ont amené l’enfant, et il n’a pas entendu votre nom…

Seule restait la promesse de se retrouver, un jour …

J’ai mis tant d’année à retrouver ce souvenir, à vous retrouver ! …

Et au lieu de vous remercier, je ne fais que vous détruire, par mes mensonges, mon aimé, mon amour …

Pour ma folie, mes mensonges, la douleur que je vous ai infligée, pour le sang que j’ai fait couler, pour ce que je vous ai fait …

Par la froideur des aubes mornes

Où nul soleil ne me sourit ;

Par le canevas cruel des Nornes,

Chaque fil de leur tapisserie ;

Par la folie de l’absolu ;

Par tous les masques de mes rôles ;

Par mes chants chastes et dissolus

Du Grand Dharma poupée-idole ;

Par les Tombeaux des Cristalliers,

Et l’écartèlement de Japhet ;

Les Nébuleuses déployées,

Les Calibanes fées-clochette ;

Par les diners à la chandelle,

Dont le feu vacille et danse ;

Par les visions de l’irréel

Et par l’aveuglement des sens ;

Par l’Eternel et l’Invisible ;

Par le glorieux et par l’infâme ;

Par un amour d’enfant, risible,

Et par les tourments de son âme ;

Et par le sifflement des bombes

Sur notre peau craquelée et sombre ;

Par les linceuls et par les tombes

De ceux que j’ai tués dans l’ombre ;

Par la plus sainte des reliques

Qu’est votre cœur que j’ai meurtri,

Dans les poussières de l’ubik,

Mensonges, mausolées et débris ;

…Je vous demande pardon.