Le Véritable Meurtre, Dévoration de l’Ame

Le Véritable Meurtre, Dévoration de l’Ame

Le Chevalier Noir chargeait… Ses yeux, deux fentes de braises sombres, condensaient toute sa haine d’Humain, de Hravan, envers celui qui allait lui ôter la vie, toute cette vengeance, insatiable comme la Cataracte dont il arpentait les abords…

L’Elfe revoyait encore cet instant où il avait brisé la coquille d’ombres denses de l’œuf renfermant l’âme, où il en arracha le foetus agonisant et se gorgea de sa vitalité, afin que la sienne, vacillante, s’en nourrisse et… Et, tandis que quelque part dans la Cité Engloutie de R’Lyeh, baignée dans les effluves des Ténèbres Denses s’engouffrant en spirales dans la Cataracte, le corps engoncé dans une lourde armure hérissée de pointes d’un serviteur de la Stabilité Sombre s’écroulait sans vie, il sentit la soif de vie du Hravan et sa force de l’esprit s’opposait à la sienne. Le véritable duel pour le droit d’espérer un avenir commençait…

Le lourd fléau d’armes sifflait en tournoyant. Et malgré la rapidité fluide de ses mouvements, l’Elfe ne put l’esquiver complètement et l’une de ses cotes craqua légèrement, comme une coquille d’œuf… Comme une Perle d’Ame…

L’Elfe sentit son cœur se serrer, comme en écho à l’agonie de ses deux compagnons qui avait déferlé sur lui en vagues lorsque les Perles de leurs âmes furent brisés quelques instant auparavant. En vagues étourdissantes de douleur de leurs rêves brisés, comme des simples coquilles d’œufs. De leurs espérances réduites en poussière qui retombait en rosée sur l’âme de celui qui n’a pas su les protéger … L’Elfe suffoquait dans les tourbillons de ces agonies entrelacées dans leur douleur…

Sans même prendre la peine d’ajuster la précision du pistolet, l’Elfe tira à bout portant et la balle perça de part en part le flanc du Hravan. L’Homme chancela et mit genoux à terre, répandant des gouttes de sang sombre et poisseux.

Cela n’avait rien de personnel. « Juste professionnel », comme aurait dit Louve Eryntari[1]. L’Elfe sourit à l’évocation de son souvenir. Sa main tendit d’un geste empli à la fois de compassion et de dédain au Chevalier blessé une écharpe de soie blanche. L’Homme tendit ton bras. Un instant, son, regard presque éteint réfléchit sa haine malicieuse des fils du Décan Pourpre. La lame cachée dans sa manche jaillit dans un élan de fourbe bassesse vers l’Elfe, qui plissa légèrement ses yeux obliques, mais n’arrêta son geste, ni n’esquiva point. La lame alla se planter dans son pied, et un fin ruisseau de sang de l’Enfant de Etoiles coula se mêler au sang poisseux de l’Homme.

Cela n’avait rien de personnel. Il agissait en Assassin, sentant remonter en son cœur les instincts de meurtre et de survie de ses existences passées. Et les bribes de souvenirs de ses réceptacles enfouis chantèrent à l’unisson la révélation de la Rémanence Intérieure, tandis que mille visages se succédaient, recouvrant en filigrane les traits effilés et délicats de l’Elfe. L’instinct de dévoration des Assassins de la Déesse Saphiréenne ! C’était donc cela : le véritable meurtre est la Dévoration de l’Ame… L’Assassin chassait à travers tous les Décans sa Proie à l’odeur de son âme. Tout comme la Caste des Brûlants chasse et dévore les Etincelles, l’Assassin accomplissait un meurtre mystique avant tout anéantissement physique, et tout meurtre devenait combat spirituel entre le Chasseur et sa Proie. Le vainqueur gagnait le double trophée, celui de sa propre survie en tant qu’identité principale – ou Réceptacle premier – et la puissance de l’identité dévorée, qui pouvait alors devenir un des réceptacles secondaires. Lorsque le Chasseur échouait, son âme était dévorée par la Proie, car les rôles s’inversaient, et les Assassins murmuraient des rumeurs possibles de Possession…

Cela n’avait rien de personnel. L’Elfe prolongea le mouvement de sa main et ses doigts fins et longs s’enfoncèrent dans le poitrail du Hravan et se refermèrent sur le cœur chaud de sang et palpitant de vie. L’Elfe le huma … Non, il l’était pas prêt à boire cette vie à la manière des Loups Assassins de Saphir. Il l’effleura de ses lèvres en baiser d’adieu et le tendit sur ses paumes recouvertes de sang ouvertes vers le ciel. Et le cœur devenu Etoile Pourpre s’envola laissant un fin sillon de gouttelettes de sang légères comme la rosée et rejoignit le Décan des Hommes…

Les yeux de l’Elfe se révulsèrent et il se retrouva de nouveau dans le Nid d’Hydra, Souveraine des Marécages des Ténèbres Denses, et des centaines d’œufs noirs, enfermant des foetus d’âmes à ses pieds… Et celui qui avait broyé les Perles d’Ames de ses deux Compagnons prenant la fuite… Et l’Elfe se laissa envahir par leur chant d’agonie… Et leur douleur le posséda… « Ablaïrsec Maecheneb, Carmina Lostaiul, ninya Meldir[2], gardez mon âme pure, mon cœur innocent… » Et le geste de l’Elfe fut précis. Sa main aussi rapide qu’une vipère qui attaque dégaina la Griffe de Bahamut, qui illumina la caverne sombre du Nid d’un éclat incandescent de la mort avant d’être immaculée par le sang noir de l’œuf d’Hydra... Et au même instant les sept têtes d’Hydra, ses sept Réceptacles préférés, tombèrent et la Cataracte l’engloutit… Et déjà la lame transperçait le cœur et l’âme du traître interrompant ainsi sa fuite… L’Elfe dansait avec les ombres denses, ondulant sur les reflets lumineux et meurtriers de la Griffe de Bahamut, et sa lame brisait des coquilles d’œufs, des vies… Mais rien n’abreuvait sa douleur d’avoir perdu ses compagnons, sa rage de n’avoir pu les protéger… Et il s’abandonnait à cette lutte désespérée contre les Ténèbres… Et les Ténèbres commençaient à dévorer son âme…

L’Elfe s’enfonça dans la Forêt profonde et la Brume Sanglante le recouvrit[3]

La Louve le fixait de ses prunelles saphir, sans animosité, voire même avec curiosité et intérêt envers cet Enfant de Etoiles qui soutenait son regard sans siller. Il demandait de l’aide, en vertu des antiques alliances des Serviteurs de l’Energie Libre. Il espérait la paix… La Louve s’approcha plus près, et leurs souffles se mêlaient en une vapeur éphémère dans la Foret froide et sombre.

« Je vais t’aider », lui dit-elle, « Tu survivras dans ce monde et il deviendra tien, tu l’aimeras comme moi je l’aime, tu n’auras rien à craindre de lui, tant que nous serons ensemble, et ensuite… »

« Ensuite ?... » chuchota l’Elfe, avançant sa main fine et pale vers le cou recouvert de fourrure soyeuse d’un gris bleuté.

« Ensuite viendra un moment où la Liberté parlera pour nous… » murmura la Louve se laissant caresser.

« Je vais t’aider », répéta-t-elle, « Je vais te dévorer. »

Le voile de brume sombre commençait à danser devant les yeux de l’Elfe. Cette fois, c’était lui, la proie… Et une pale lueur se faufilait parmi les volutes de ténèbres… « Je ne puis mourir en un lieu où aucune Etoile ne brille », murmura l’Elfe, comme pour lui-même et plongea vers l’Etoile Engloutie, et saisit sa main pale, aux doigts longs et fins… Car les Etoiles gardent leurs âmes pures, leurs cœurs innocents…

[1] Reine des Forets

[2] Mes amis

[3] C’est le dernière phrase tu texte « L’Aube des Brumes de Sang »