Etoile Ecartelée, Discussion 1 - Souvenirs entremêlés -

Etoile Ecartelée, Discussion Première

Souvenirs entremêlés

Ainsi, je suis le dernier. Le dernier survivant de mon peuple, de la Lignée Royale de Ceux qui Dansent avec les Etoiles. Le dernier à espérer encore à entendre le Chant des Etoiles. Le dernier à croire en une Aube. Le Dernier… Pourquoi cette pensée obsédante ? Pourquoi les souvenirs, jadis tellement lointains et profondément enfouis, remontent, par vagues, comme une marée impossible à contenir…

… te prennent à la gorge, et ta douleur coule, comme le sang, sur leurs mâchoires. Ta tristesse te noie sous ses flots de visages que tu ne reverras plus jamais, sous les chœurs des voix qui se sont tues depuis bien longtemps déjà et que ne résonnent plus que dans ton cœur. Et dans celui du Seigneur Chrysanthème. Car n’est-ce pas lui qui les a ressuscité en toi ?

[ L’Elfe gisait, prostré, à même le sol de sa cabine, bercé par les mouvements réguliers du Voilier sur les flots des rivières inconnues… Cette voix, si familière, légèrement chantante lorsqu’elle voulait se faire douce, avait pour lui en ce moment des accents rêches et métalliques. Et elle résonnait sans concessions dans les cavernes sombres de sa mémoire. Il ne pouvait y avec de concession entre eux. Entre le Chasseur qu’elle était et le Conteur qu’il était devenu… ]

Je ne m’étais jamais posé la question du passé. J’oubliais, volontairement ou non, mais souvent par nécessité. Car je voulais aimer ce Monde devenu mien. Car je préférais oublier par moi-même que voir mes souvenirs arrachés par d’autres mains…

… et c’est pour ce faire que tu t’étais fait homme parmi les hommes, un voyageur sans attaches, âme sans repos, allant de corps en corps, de réceptacle en réceptacle…

…alors ose la question, elle te brûle les lèvres !

[ C’est lui qui amenait la question jamais encore prononcée entre eux. C’est lui qui pouvait avoir le dessus, car le Conteur est plus habile à manier les mots que tout autre être scentiant. Car ses mots pouvaient autant blesser que le tranchant d’une de ses lames à elle. Il les sentait glisser le long des lèvres, caresser sa peau, tomber en gouttelettes de larmes de douleur et de solitude… Mais au fond, était-ce si important que cela que de s’affronter pour la dominance ? Alors qu’il se sentait si seul… Alors qu’ils se sentaient si seuls… ]

Est-ce que cela a de l’importance maintenant, que de savoir lequel de nous était là en premier. Alors que nous sommes si loin de mon Monde, qui est aussi le tien, que tu aimes autant que moi je l’aime. N’est-ce pas que je suis ce qui te rattache à ce Monde ? Je suis le sang que tu as versé et qui coule maintenant comme la sève au cœur des Arbres Sacrés. Je suis le Crépuscule que tu as toujours aimé regarder.

Je suis née dans ce Crépuscule qui t’attirait et que tu fuyais. Et dans lequel tu t’es baigné lorsque ce Monde tout entier y a plongé.

Le crépuscule de ton peuple. Haï, traqué, incompris, jusqu’à l’Alliance, que vous nommez l’Aube de la Rencontre. Mais néanmoins presque décimé et reclus dans des Hauts Plateaux inaccessibles, jusqu’à sombrer dans la nuit de l’oubli, car l’oubli avait dévoré son âme.

Le Crépuscule de ta mémoire. Rappelle-toi l’enfant que tu étais, qui cherchais sans cesse et ne pouvais trouver nulle part en ce Monde sa Terre Natale. L’enfant qui arpentait l’errance même sur les routes. Et qui s’est perdu dans les Forets Profondes. Et qui s’est endormi dans le Berceau de la Terre, entre les racines d’un Arbre. Et qui fut recueilli par Ceux dont les Yeux brillent dans la Nuit, et que tu nommais Etoiles tombées du Ciel. Rappelle toi les larmes limpides, tels des saphirs blancs, qui coulaient de tes orbites. Et tes yeux qui devenaient de plus en plus sombres, au fur à mesure que tu enfouissais tout au fond de ton âme les souvenirs des visages familiers et des voix dont même les échos se sont tus. Et ces larmes, tu les laissais en souvenir de ta venue dans la Caverne…

…car j’ai laissé mes larmes, emplies de tristesse de mon cœur, et mes armes, mes deux lames courbes de Lumière et de Ténèbre, comme des croissants changeants d’Elithil, l’Etoile-Lune qui naît dans le noir et trouve sa plénitude dans la lumière pale, dans la Caverne de la Foret crépusculaire qui t’a vu naître des Ages plus tard. Et j’y ai laissé également mon anneau et ma couronne, bien des années plus tard… C’est peut-être pour cela qu’a chaque fois que l’Etoile-Soleil, Elanor, se couche à l’horizon, mon âme danse sur ses rayons obliques jusqu’à ce qu’elle s’estompe d’elle-même dans la nuit profonde. Rappelle-toi, c’est ce que tu as fais aussi, en laissant à l’une de tes Etoiles ta Lame de Louve, et à la seconde Etoile la Rose Ecarlate, ta Première Rose de Sang…

[ Oui, elle avait laissé son couteau de Louve, son Phylactère Premier, à Harald. Quelque soit le nom qu’il porte, dans sa tête, dans son cœur, elle n’arrivait à l’appeler autrement que par le nom qu’elle lui a connu dans l’Angoisse… Quand la dichotomie Féerie – Angoisse avait encore un sens…

Elle l’avait laissé, avant de partir, mue par l’appel de la Lumière. Pour repartir, une fois de plus… Comme si elle avait peur de se perdre dans cette Lumière… Comme pour laisser un Fil d’Ariane vers son identité réelle…

Un double Fil, car c’est son sang qui coulait comme la sève dans la Rose Rouge, qu’elle avait offert à Vidal. Encore un nom qu’elle chérissait. Qu’elle chuchotait en silence, pour elle-même, toujours dans l’ombre, se cachant, doutant parfois, en fait, souvent, de l’affection qu’il semblait ressentir pour elle, tellement cela lui semblait irréel. Tellement elle avait l’impression de vivre un Conte… Pourvu qu’il puisse la reconnaître, lui aussi, lorsque ce sera nécessaire. Pourvu qu’il le souhaite seulement… ]

Ainsi, tu es mon Crépuscule, ma Nuit Protectrice, mes Ténèbres. Tout autant que je suis ta Lumière, ton Aube, ton Soleil d’Espérance…

Je suis l’entrelacement de tes routes, ton Errance, l’Appel de l’Ailleurs qui hurle sans cesse à tes oreilles de Passeur et qui te pousse à partir, à abandonner les tiens, à dépasser ta Territorialité. Je suis cette lumière des feux follets dans la nuit qui guide tes pas. Je suis le Rêve que tu poursuis sans repos, et dont chaque voile sur le visage laisse apparaître en tombant un autre voile. Enfant des Forets du Mystère, tes souvenirs aussi ont été voilés, certains à ton insu, d’autres par ta propre main, vois, nous nous ressemblons tellement là encore…

Et si tu souhaites parler de souvenirs, ne rejette pas les tiens alors. Rappelle-toi les routes du Mystère. Crois-tu que celle que tu nommes encore ta Cousine ne souhaitait t’arracher que ton étincelle ? Crois-tu encore t’en être échappée par ta seule force ? Ton étincelle te fut laissée, mais en échange de quels souvenirs, de quels rêves ? Maintenant que tu entrevois la nature réelle de la Déesse Voilée, que penses-tu avoir à tout jamais oublié cette nuit-là ? Ni toi ni moi ne pouvons rappeler à nous ce que les Voleurs de Rêves prennent. Tout au plus, nous pouvons supposer, conjecturer…

Rappelle-toi que ton Etoile a croisé à ce moment-là le chemin de Luinel. Lui aussi sur les routes du Mystère, tout comme toi. Lui aussi Etoile du Crépuscule, tout comme toi. Et que lui aussi ignorait tout de son passé, tout comme toi. Et de la lumière bleue de vos yeux de saphir a coulé la fleur la plus merveilleuse : la Rose Adamante de votre affection, de votre amour…

… toi seul sait à quel point je l’aime, et que je n’ai jamais cessé de l’aimer…

… seulement est-ce qu’il voudra encore de toi ? Tu l’as blessé plus profondément que tu ne veuille te l’admettre. Toi, qui blâmais ta Cousine pour sa cruauté, tu as fait pire à celui que tu aimais le plus au monde…

Mais continue. Qui suis-je pour porter un jugement sur tes actes, et plus, sur tes sentiments …

Et c’est ainsi que j’ai commencé à arpenter réellement les chemins du Crépuscule. A la recherche de mon passé, de ta famille… J’ai remonté les bribes de ta mémoire, reconstruit brique par brique ton territoire, je l’ai bâti sur ton sang. Pragmatisme, réalisme, efficacité : que souhaiter de mieux pour un Passeur?

Mais n’oublie pas ce qui t’as fait Eidolon : la Rose de Lumière que tu portais en ton cœur, l’essence de tes rêves, le feu d’une nouvelle aube, d’un Soleil de l’espoir sur l’horizon de nuit de ton existence !

J’ai toujours été des deux essences, j’ai toujours souhaité arpenter les deux chemins… Le feu du Brasier et les brumes de l’Informe, l’Accomplissement et le Dévoiement… Tout comme toi, qui était né pour le faire, pour arpenter la Lumière et les Ténèbres.

[ Sans concessions. C’est ce qu’ils étaient, l’un face à l’autre. L’un pour l’autre. Sans concessions dans la sincérité absolue. Et pourtant ils ne ressentaient nulle opposition, nul conflit, nul affrontement. Complémentarité absolue. Communion muette des Contraires… ]

Toi aussi tu es issue de deux branches, le Peuple Errant de l’Orient et les Guerriers du Crépuscule de l’Occident, tout comme lui, qui porte un autre nom dans ta bouche, mais que j’appelle du nom de son Etoile, Silmael… Rappelle-toi la première fois où tu as croisé ses yeux : c’est lui qui est venu te parler d’alliance, d’espoir de paix, alors que la bataille entre le Soleil Souriant et le Crépuscule de l’Angoisse approchait. Rappelle-toi que tu louais Yahvé d’avoir retenu ta main quelques mois auparavant. Rappelle-toi que tu ne craignais plus cet affrontement, car tu lisais l’espoir dans ses yeux d’émeraude si pure… Rappelle-toi que tu souhaitais cet affrontement, afin de le revoir. Que tu as tué, pour lui. Que tu étais prête pour mourir pour lui, lorsque tu es allée le chercher dans les entrelas de l’Antre… Et que tu as enfoui au fond de ton cœur jusqu’à l’oubli ces sentiments. Tu pensais vraiment pouvoir y échapper ? Tu pensais pouvoir fuir toi-même éternellement ?

Est-ce à ce moment-là que tu es revenu de l’oubli ? Est-ce cette errance de mon cœur qui t’a rappelé ? Est-ce parce que je ne puis choisir entre l’Aube et le Crépuscule, et que quelque chose de ce Monde m’a empêché de sombrer définitivement dans la Nuit de cette folie qui est mienne en laissant couler mon sang le long des racines de l’Arbre de la Sincérité.

Ils ne connaissent pas cet instant de faiblesse de ton cœur. Seul moi le connais. Car je te connais à travers tes souvenirs, dans tes moindres émotions. Car je les connais à travers tes yeux, comme toi tu connais ceux qui me sont chers à travers ma mémoire, à travers la joie et la douleur entrelacées qu’ils ont laissé dans mon âme.

A travers nos souvenirs maintenant entremêlés…